C’est par le cinéma documentaire que nous allons suivre au jour le jour, le travail d’une intersyndicale, organisée de « mains de maître » par les ouvriers des Fonderies du Poitou.
« Tête haute, huit mois de bagarre » titre du film réalisé par Yves Gaonac’h, nous raconte le combat mené par ces fondeurs en culasse pour voitures, qui se voient proposer du jour au lendemain, moins 25% ou rien. Leur réaction fut immédiate : « Nous n’accepterons pas! ». Avec responsabilité et volonté de réussir, ils tirent toutes les ressources des délibérations qu’ils mèneront avec professionnalisme. Durant ce long temps de conflit social avec le groupe Montupet, sous-traitant automobile Fonderie du Poitou Aluminium (FDPA), les salariés construisent leur identité sociale sur un terrain mouvant où l’initiative, le courage, le sentiment de défendre les vraies valeurs ouvrières, leur donne « la gueule de l’emploi », pour reprendre le titre du documentaire de Didier Cros (mention spéciale du jury, Filmer le travail 2012).
Cette expérience collective et d’entraide informelle, nous sera racontée durant 58 mn, image par image, portée par une bande sonore qui honore les bruits du travail ouvrier. Ce que j’ai pu constater, c’est l’art de la coopération mise en acte quotidiennement, pour pousser les revendications vers une issue constructive. Cet art , relèvera d’une prise de parole respectueuse de l’écoute de l’autre, des différences, des conflits interpersonnels et d’opinion, pris en compte, coûte que coûte. » Très nombreux et ensemble », un slogan que je leur souffle et qui a tenu la route… Le collectif s’est soutenu jusqu’au bout, jusqu’à la reprise des fonderies.
Ce témoignage filmé et tourné en direct, nous offre une mise en scène des temps forts comme des temps ordinaires, de la vie extra-ordinaire bâtie par ces militants de la lutte pour la dignité humaine. Il méritait bien sa place en ouverture de ce 5ème évènement international : « Filmer le travail » à Poitiers.
Les principaux acteurs du documentaire sont venus nous parler de leur bagarre pour en débattre avec une salle comble, devant les caméras de France 3 et micros de France Bleu. J’ai pu recueillir quelques uns de leur propos, que je relaterai ici, comme une expérience d’après-coup, qui les a pour beaucoup d’entre eux « métamorphosés » diront-ils !
ILS ONT PRIS LA PAROLE POUR NOUS DIRE ……
Une organisation bien huilée :
Il a fallu d’abord constituer un collectif, soit se regrouper en intersyndicale puis créer des commissions pour se répartir le travail. Les priorités étaient de se réunir tous les matins pour penser l’action. Certains s’occupaient de l’intendance (400 repas à prévoir chaque midi, durant 10 semaines), d’autres de la communication en accueillant les médias, les plus militants prépareraient les négociations à mener jusqu’au Ministère. Un comité de soutien a été monté, il fut d’une aide psychologique très forte. Il a été récolté auprès de la population de la région poitevine jusqu’à 270 000 euros sur presque 3 mois. Cela faisait 500 euros par personne et par mois pour tenir matériellement. » Si l’intersyndicale a bien fonctionné, avec ses forces et ses faiblesses, c’est qu’on a su mettre de l’huile quand il fallait, sur chaque petit grain de sable. »
Efforts, douleurs oui mais sans regret :
« Par rapport à cette longue péripétie, on est passé par tous les états d’âme. On avançait de deux pas, on reculait de trois… ça a été long. Mais quand on voit l’issue de ce long conflit, on ne regrette pas tous les efforts que l’on a fait. Tout pris en considération, les souffrances qu’on a pu avoir et celles qu’on a pu faire à nos proches, autour de nous.. malgré tout, ça a été une fabuleuse aventure. On peut dire ça aujourd’hui.On ne savait pas comment ça allait se terminer notre affaire ! »
La lutte est incessante, ne pas l’oublier :
« Oui, quand je revois le film et que je repense à tout le ressenti qu’on a pu avoir, c’est une épreuve. Je pense à tous les salariés en lutte en ce moment, et Dieu sait, s’il y en a ! On a eu de la chance, on s’en est sorti, mais jusqu’à quand ? Le problème il est là ! On n’a pas de nouveaux projets. On a des financements, on devrait avoir des nouvelles le mois prochain, positives et suffisantes surtout, c’est pas la même chose. On s’aperçoit qu’être oublié dans cette industrie française, c’est être en lutte, fermement au jour le jour, ça ne s’arrête jamais, peut-être qu’à la retraite on continuera encore…
Le soutien financier :
« On a vécu quelque chose de formidable pendant cette expérience, c’est le soutien de la population, le soutien des syndicats, notamment celui de la CGT. Un soutien financier qui a permis entre autres, au moins aux salariés en grève, à ceux qui en étaient le plus à la peine, de quoi au moins passer cette période. A ma gauche, c’est V. qui s’est occupée de ça avec d’autres (applaudissements). »
« On s’est aperçu que si on voulait tenir, il nous fallait un peu de trésorerie, on n’avait pas le droit de tirer sur le fond du comité d’entreprise, c’est strictement interdit même dans ce genre de situation. Donc, un matin, encore à une réunion intersyndicale, on a décidé qu’il fallait monter un comité de soutien, et une heure après on allait à la préfecture pour créer une association des fonderies du Poitou. A notre grande surprise, trois à quatre jours après, on a commencé à voir des chèques arriver, ça arrivait, ça arrivait avec des enveloppes, il y en avait même 30 à 40 par jour. Une fois, ce qui m’a le plus surpris, on était en manifestation à Châtellerault, il y avait une personne âgée qui était avec son petit enfant qui avait 5 ou 6 ans, et il avait une pièce de 2 euros dans la main : « Tiens Monsieur c’est pour toi »… Voyez. On a eu le soutien aussi d’une petite dame qui était en Maison de Retraite et qui nous avait déjà envoyé 20 euros, qui nous a écrit : « J’attends le prochain virement pour pouvoir vous renvoyer 20 euros ». C’est ça… j’en ai encore le coeur qui… C’est quelque chose de phénoménal.Et aussi, on a reçu des chèques qui venaient de la Réunion, des Antilles, de partout, alors comme je vous disais tout à l’heure, on a ramassé 270 000 euros, l’intégralité de l’argent a été versé aux salariés des Fonderies, l’association est maintenant fermée. »
Se responsabiliser en fabriquant l’évènement quand l’humain passe à la trappe :
« C’est à peu près une année de vie différente de celle que vous connaissez habituellement que nous avons vécue là. Parce que, ce que nous avons vécu là, c’est peu banal. Le ressenti comme le disait E. qu’on a, ça a été compliqué, mais qu’est-ce-que ça fait du bien après Et la question qu’on avait, vous le voyez aussi dans le film, c’est où on va ? Où est-ce qu’on va dans cette société, l’humain ne compte plus. On est sur des chiffres, nous c’est des culasses, d’autres c’est d’autres matières, c’est la même chose dans la santé, l’humain ne compte plus.On a l’impression qu’il est là juste pour transformer, c’est pourtant l’humain qui est à l’origine de tout ça. A travers le combat et le festival, on ne voit jamais l’ouvrier, celui qui est le point de départ, oui c’est nous qui la mettons en place la société, avec ses bonnes et mauvaises choses, notre Société c’est nous qui la créons avec toutes ses différences. On n’était pas là pour faire les clowns dans le film quoi ! Je me rappelle quand on est passé pour notre première sortie devant ton commerce G. tu nous as dit : « J’espère que vous allez gagner ». Déjà on avait la hantise de démarrer quelque chose et de perdre. Il y avait un tel élan que c’était possible. Ceux qu’on avait pu rencontrer, cette solidarité, tout ce contact humain, c’était toujours positif. On se le rappelait assez souvent, c’était de responsabiliser chacun d’entre nous à l’évènement qu’on était en train de vivre, et de fabriquer quelque chose, ça a pris forme dans tout le pays, en effet ça a donné des idées à d’autres. Cette histoire se termine bien là, elle aurait pu ne pas bien se terminer, et on ne serait pas là aujourd’hui à se contenter à être heureux ; ça peut vous arriver, cet exemple là, gardez le bien en mémoire, parce que quand un peuple qui se soulève et veut aller dans ce sens, s’il a assez de volonté, il peut y arriver ».
Quel a été le poids de la présence du cinéaste sur les acteurs de l’action ?
» Au début, un peu de méfiance à l’arrivée d’Yves, on fait attention à ce qu’on a dit, forcément on a été confronté à des journalistes alors…On a le poids des salariés sur les épaules, devant eux on n’est plus les mêmes, mais tout doucement on s’est accoutumé à sa présence, on ne faisait plus attention, lui, il a réussi à se faire oublier. Quand on voit le film en minute de l’intérieur, on voit qu’il y a un historique, avec les effets des pas en avant et en arrière. Oui, de voir le film pour nous, c’est beaucoup d’émotion et en plus c’est ce qu’on vit au quotidien, on a ça en présence tout le temps. Quand on va faire des réunions avec notre patron actuel, ça reste, on est toujours sur le qui vive ! Après si on décide de rester dans la vie salariale, on est toujours prêt à se lancer dans un combat. »
Le rôle d’un film comme celui-ci ?
« C’est un message, le combat des salariés à travers ce film, c’est pas un film qui date, on est en plein dedans, il y a plein de salariés qui se battent en ce moment. »
Comment s’est passée la reprise du travail ?
On voit qu’au début du film c’est assez chaud avec les non grévistes puis on est passé à assez froid (rires).Dans les non grévistes il y a des catégories, il y a ceux qui n’ont pas participé du tout, ils ont cru à Montupet. Il y a ceux qui petit à petit se sont rendus compte qu’ils ne pouvaient rien attendre, ils ont raté le train. Mais le temps passe et les choses se disent un peu ou pas, ça s’oublie, pas vraiment non plus, tout doucement on discute, on essaie… Il y a des non grévistes dans la salle. Ce genre de film permet de fédérer dans les autres entreprises. Il n’y a pas 36 solutions, si non la lutte ou si non la « mort ».
Pourquoi le cinéaste n’est pas allé vers les non grévistes les interviewer ?
Si, si, répondra le cinéaste. « J’ai essayé de leur parler, quand j’ai su qu’ils venaient le matin pour reprendre le boulot, je leur ai demandé pourquoi ?C ‘était très très dur, je n’ai pas pu montrer ça.C’était des cas personnels, ils étaient à bout, même si on est à 6 semaines de grève, ils voulaient reprendre parce qu’ils avaient besoin du salaire du jour. Aussi formellement je n’ai gardé aucune interview au montage, ni des grévistes, ni des non grévistes. C’est un film d’actions. Les interviews n’allaient pas dans le rythme du film. »
Comment s’est passé le montage ?
Yves Gaonac’h : » le scénario s’est écrit après, c’est pas comme ça que je l’imaginais le film au départ, je voulais faire des interviews après le conflit, notamment avec les élus. Puis finalement, on est parti pour un film juste fait d’actions. »
L’objectif d’Yves c’est de redonner la parole à l’ouvrier, au sachant, à l’ homme de terrain. Il préfère rester derrière sa caméra pour laisser tout le champ ouvert à leur expression.
Un homme à la voix très éraillée intervient :
« Par rapport à nous, (ouvriers des New Fabris, l’usine d’à côté fermée en 2009), ils se sont battus des mois et des mois et ils ont gagné. C’est pour ça qu’il ne faut pas baisser les armes, quand on sait ce qu’ils ont enduré, ça n’a pas été facile financièrement par rapport à nous. Vous, vous êtiez en grève, y a rien sans rien, il faut continuer. » Applaudissements de la salle.
Un hommage à René Gauthier, militant cinéaste :
« Allez voir ce qu’il a fait, c’était un vrai cinéaste, il allait sur les piquets de grève. Le cinéma était pour lui un objet et un support de mémoire et un moyen aussi de mettre du jus et de donner la pêche à ceux qui luttent. Ses films continuent à transmettre cela. »
Une sélection de courts et de longs métrages (1950-1980) présentés ici, sont une réponse aux injustices politiques. »
Comment vous avez ressenti les effets de la solidarité très active après la grève ?
« Surtout pendant une semaine, nous n’étions plus tous ensemble au même moment dans la même galère. Bien sûr le travail c’est important, mais forcément au moment où il nous a fallu reprendre, c’est comme si on nous demandait quelque part de descendre de la galère, c’est pas évident. On va laisser le gouvernail à quelqu’un d’autre. Nous syndiqués on sait qu’on peut prendre la barre au plus vite. Pour les salariés, c’est un moment difficile ce lâcher prise par rapport au mouvement. On a senti cette solidarité pendant un moment, c’est toujours là. Si le combat devait reprendre très rapidement, cette solidarité repartirait. C’est pas une menace pour le patron (rires). »
J’ai beaucoup aimé votre film, mais..
« quand vous employez le mot solidarité, je pense que ça va même au-delà, jusqu’à la croyance. Mais il y a quelque chose qui m’a effrayé dans votre film, c’est que vous avez qu’un seul client qui est la sté Renault. Est-ce que vous allez vous diversifier au niveau de la fonderie, où est-ce que vous êtes en recherche de quelqu’un d’autre ? »
Réponse : « après le combat il y a forcément la vie, dans l’industrie où on vit aujourd’hui, on a effectivement retrouvé des choses qu’on n’avait plus dans cette entreprise depuis 10 ans, c’est un point positif, car on n’arrivait plus à se parler. Comme je vous l’ai déjà dit, on était là pour transformer, on était que cette valeur ajoutée, plus des humains. Aujourd’hui on a renoué le dialogue. Il y a des choses qui avancent, on a deux nouveaux projets, un carnet de commandes qui va jusqu’à 2O15, avec une activité variable, voilà où on en est aujourd’hui industriellement. La lutte a permis cela, quand on peut mobiliser toutes les forces syndicales, humaines, politiques, comme ça c’est passé sur cette fonderie, il y a eu un élan de vie qui est passé à travers nous. On avait les mêmes convictions parce que tout de même c’était un impact de 2000 emplois sur le bassin, c’est pas rien, quand même ! On est en train de préparer l’avenir ».
Un livre de Richard Sennett intitulé ENSEMBLE, pour une éthique de la coopération, vient d’être présenté dans le grand format idées du journal Libération en ce début févier 2014. (1)
Ce sociologue américain, nous propose pour relancer la machine économique, un contre-modèle social basé sur l’expérience collective et l’entraide informelle. Il espère vivifier cette vieille idée qui « fait de l’homme son auteur, un fabriquant de vie à travers des pratiques concrètes » dit le chercheur un peu idéaliste, un peu anarchiste. La perte de sens, mal du XXIème siècle, rend compte également de la faiblesse des relations sociales. Selon lui, il y a deux façons d’analyser le marché. L’une, mécanique, passe par les chiffres et décrypte les rouages techniques du système. L’autre, au niveau des personnes, prend en compte les conséquences sociales. Plus on perd des emplois de qualité, plus le sentiment d’insécurité se développe.Plus on en préserve, plus la structure sociale est résistante. Cette expérience construite par les fondeurs du Poitou est la démonstration d’une conjonction réussie entre la solidarité et la coopération. Deux notions différentes mais inter-agissant l’une sur l’autre. Les effets des nouvelles formes du capitalisme sont de privilégier le travail à court terme et d’empêcher que les travailleurs nouent entre eux des relations d’entraide. On voit bien dans ce film combien la coopération huile la mécanique qui permet de faire des choses et partager avec d’autres ce qui nous manque individuellement. Cette collaboration implique la socialité qui reconnaît la différence entre les individus. La socialité ouverte à des idées ou projets nouveaux qui nous apparaissent sous la forme d’interactions, non établies à l’avance.Un sentiment de liberté partagée se dégage de ce témoignage filmé ,confirmé par la teneur du débat retranscrit ici, après le visionnement de leur bagarre gagnée avec intelligence, respect des règles de vie ensemble et convictions dans leur destin pris en main pour gagner. Un grand Bravo.
Chantal Cazzadori, invitée au Festival « Filmer le travail ».
psychanalyste
(1) ENSEMBLE, pour une éthique de la coopération de Richard Senett, Albin Michel présenté dans le Journal Libération, samedi 1er et dimanche 2 février 2014, idées grand format p 30,31 a largement inspiré ma conclusion. Titre de l’article « Plus on préserve des emplois de qualité, plus le lien social résiste ».
Plusieurs expositions photo ont témoigné du monde ouvrier en images.