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Le Psychanalyste dans la cité

Michaelangelo Pistoletto, Arles 2014
QUAND LE MANQUE MANQUE !

À quoi sert Dieu, César et le tribun ?
Si ce n’est :
– à nous donner à croire au paradis pour nous consoler présentement de notre mortalité.
– à régner sur notre vie politique en maître absolu, voir dictatorial pour notre besoin de croire en une pensée unique.
– à défendre avec éloquence et puissance une idée qui nous donnerait le mirage d’un monde meilleur, égalitaire, libre et juste.

Ces croyances imaginaires semblent devenir vaines en ces temps politiques ou l’intégrisme néo-libéral sévit, où le profit est devenu le nouveau crédo donc le problème majeur. Nous pouvons dire que nous avons régressé d’avoir « collaboré » silencieusement à une société pseudo-démocratique. A la question : « Pourrions-nous faire marcher d’une manière libre, égalitaire et juste le système français capitaliste tel qu’il est ? », que répondre ? Désabusés par les querelles politiques de droite comme de gauche certains sombrent dans le renoncement, l’apathie : « tout fou le camp, c’est du pareil au même, on se désengage ». D’autres plus cyniquement diront : « Tout se vaut, tout est vu, tout est vain ». Devrions nous perdre espoir ? Prôner par conséquent le vide désertique pour nous rabattre frileusement sur nos positions individualistes, voire nous enfermer dans la mélancolisation, l’inhibition ?
« Les hommes croient en ce qu’ils désirent » disait Jules César. D’avoir désiré ô combien le pouvoir jusqu’au déni du complot, César a lui même succombé à sa croyance mégalomaniaque. Ses proches l’ont trahi, puis l’ont tué après l’avoir séduit et servit. Croire en l’impossible, n’est-ce-pas de ce discours là dont il s’agit ?

Forcer ses moyens matériels et psychiques, vivre au-dessus de ses possibilités ne peut que nous endetter. L’état français, depuis quelques décennies est accusé de vivre au-dessus de ses moyens. Endetté, il doit de plus en plus privatiser son espace publique puisque dépendant des marchés, à la faveur de la crise, il liquide notre patrimoine national. Aujourd’hui, toute l’Europe est à vendre. Sur internet des agences immobilières ouvrent un nouveau marché à l’affût d’offre d’îles, de chapelles, de forêts. Andréas Pichler, auteur du documentaire sur Arté, « Europe à vendre » paru ce 26/08, nous en dévoile les dessous. Le film commence ainsi : « A qui appartient la Grèce ? « . Un citoyen Grec répond : « Au marché, c’est le même propriétaire pour toute la planète ». Le réalisateur découvre à quel prix non négociable son pays l’Autriche, veut vendre deux montagnes, qui figurent dans le bilan comptable comme un tas de pierres au coût de 129 000 euros. La marchandisation de notre patrimoine culturel et symbolique, de nos identités collectives est en route. Notre espace public est en danger. Alors que nous pourrions devenir les jardiniers de notre planète, nous la bradons, la démolissons.

Europe à vendre - Arte - Documentaire d'Andreas Pichler
Europe à vendre – Arte – Documentaire d’Andreas Pichler

Contrairement à ce que dit Aristote, l’homme n’est pas un animal qui désire le savoir, mais un animal qui désire la croyance, la certitude d’une croyance, d’où l’emprise des religions et des idéologies politiques qui nous conduisent aux communautarismes, aux sectes, aux terrorismes.
Aujourd’hui, les gens sont devenus beaucoup plus critiques, sceptiques, ce qui les inhibe pour agir. « Les grands discours on connaît, on n’y croit pas ! bof! ». De quels discours aspirons nous pour ne pas tomber dans le retrait de notre communauté qui ferait transmission générationnelle d’objets durables et non immédiatement consommables ? En 1995, Cornelius Castoriadis dans son entretien avec Daniel Mermet (1), nous rend compte de quelques symptômes de cette montée du racisme social, de cette régression qu’il nomme : « l’insignifiance ». Le rêve d’une société où il n’y aurait pratiquement plus d’exploitation, d’une démocratie représentative qui tendrait à devenir une vraie démocratie n’a pas marché. Même si la science s’est développée ainsi que l’alphabétisation, l’éducation et que le temps de travail a diminué, « La société ne s’est pas civilisée pour autant (..), les capitalismes ne se sont pas adoucis. Aujourd’hui ce qui domine c’est la résignation, même chez les représentant du libéralisme » comme nous le rappelait Cornelius Castoriadis.

Quel éclairage peut apporter un psychanalyste face à ce désenchantement des hommes qui commencent à penser en termes de décadence civilisationnelle ? Certains, de plus en plus nombreux, se replient vers les chimères communautaristes où sont prônés la négation de l’impossible, le voilement du manque, le déni de la castration, afin de boucher le trou du Réel pour ne pas renoncer à l’objet, un objet qui serait parfaitement adéquat à la satisfaction de l’être sexué, objet qui reste quoiqu’il en soit introuvable. Dans la doctrine freudienne, l’objet est perdu, pris dans une quête impossible ; dans l’enseignement de Lacan, l’objet n’est appréhendé qu’en tant que manque. A ne pas pouvoir faire avec l’objet de nos fantasmes, du manque, selon notre histoire privée et singulière, nous laisserons nos symptômes nous « parler » de ce non renoncement, soit dire autrement nos ratages, nos points forclusifs, nos imperfections qui seront au rendez-vous de notre destin d’être parlant, de parle-être. Croire en l’objet totalisant, qu’il soit idéologique, amoureux, matériel ou spirituel, c’est vouloir à tout prix maintenir l’impossible comme « un-possible » nous disait Radjou Soundaramourty, en nous présentant la théorie des 5 discours. Pourrions-nos nous consoler puisque ce manque va susciter le désir et la jouissance? Nous sommes voués à désirer, entre le besoin pulsionnel et la demande à l’Autre et de l’Autre. le manque est structurel, inscrit dans la fonction du langage et de la parole. Nous constatons qu’il est impossible de tout dire, on ne peut que « mi-dire » dira Lacan. Le signifiant du manque « tout dire », ne veut-il pas dire cela et en même temps évoquer autre chose que ce qu’il dit ? Par exemple quand Claude Breuillot(2) nous entraîne dans le sillon du signifiant misère : « comment la penser, existe-t-elle dans l’inconscient , peut-elle se chiffrer, se numériser etc. ?), de quelle privation s’agit-il symboliquement en fait ?
De même quand Laurent Ballery (3)défend l’idée que l’espace du domaine public est de plus en plus saturé, forclos par les nouveaux modes de régulation des marchés et des hommes, comme l’illustre l’exemple du documentaire, Laurent nous rappelle que les échanges marchands sont sous tendus par les êtres parlants, chacun dans sa langue pour négocier afin d’éviter les rapports guerriers. On entre bien là aussi dans les rapports humains référés à l’ordre symbolique pour commercer. Mais à quel prix cet espace du public et de la communauté devient-il un lieu de production du sujet ? Au prix de son aliénation à courir après du toujours plus, plus vite, plus loin afin de jouir sans entrave et sans loi de l’objet improbable, définitivement perdu. Les valeurs qui sous tendent les négociations des grands marchés ultra-libéraux, n’ont rien à voir avec l’humanisation des peuples. L ‘objectif n’est pas d’émanciper l’homme en le faisant bénéficier de toutes les découvertes de la Science et des Technologies pour le désaliéner, le rendre libre de son temps et de ses choix de vie. Il convient au contraire de l’endoctriner par une domination idéologique qui cultive ce besoin d’être endoctriné, soumis à un impératif fondamental de croire en l’impossible qui deviendrait possible comme nous l’assène le discours capitaliste. Un faux discours qui se présente comme le seul discours réaliste et pragmatique ayant partie liée avec celui de la science, dans l’intention d’épuiser le réel , soit ce qui ne peut se symboliser, se penser, ce qui nous échappe. Parmi les quatre discours élaborés par Lacan , c’est bien le seul qui prétendrait gommer l’incommensurabilité des êtres parlants.
Comme nous l’exposait Chantal Hagué,(4) la politique c’est l’organisation du collectif, elle est du côté de l’acte alors que le politique serait plutôt le concept, l’idée. Si, en effet la psychanalyse n’a pas de discours à proposer, elle ne saurait faire coller par son discours ou celui du groupe les deux bords de l’imaginaire et du symbolique pour éviter le réel, autrement dit essayer de boucher son trou comme nous le rappelait Robert Levy dans son séminaire. Pas d’idéal en la demeure.. La partie analytique se joue au niveau du manque. « Elle met en acte la réalité de l’inconscient , par le biais de l’acte dans le transfert, transfert dans la cure et transfert du groupe ou masse ». Je cite là Chantal Hagué qui pour expliciter « l’inconscient, c’est la politique », nous dira qu’en somme nul ne peut y échapper à la politique.
Si nous évoquons brièvement le leitmotiv mystérieux de Jacques Lacan : « Il n’y a pas de rapport sexuel », nous pourrions dire que le sexe aussi ne naît « pas-tout », puisque le rapport entre homme et femme est également traversé par le signifiant qui va opérer sur la sexuation du petit naissant. Que notre éclairage sur le « tout n’est pas possible » élaboré dans le discours analytique via la castration, puisse nous rendre vigilants quant à la quête au plus de jouir. Les patients vont remplir des cabinets de psy de tout poil qui s’adapteront de plus belle aux discours sur le sens pour mieux maîtriser encore, toute cette affaire de jouissance !
Si nous croyons donc que « l’inconscient c’est la politique », je cite là Chantal Hagué, :

«Acceptons d’être rejetés, en marge de tout commerce avec le discours ambiant, sachant que notre acte est de combattre pour que le sujet puisse exister, subvertir et se subvertir.»

Pour finir sur le thème de ce cartel : « le psychanalyste dans la cité », je suis invitée dans un lycée de l’Aube à Troyes pour intervenir auprès d’’adolescents sur le sujet de leur programme au bac : « qu’est-ce-que l’inconscient ? ». Je vais faire « acte politique » en sachant que ma communauté de cartel nous a permis de travailler ensemble sans se battre pour un objet illusoire , gardant la distance irréductible entre l’idéal et l’objet de travail, n’insistant pas sur le Un mais le un en plus, (ce que j’incarne puisque je suis arrivée au cartel un an après qu’il se soit constitué). Cette réflexion claire et enlevée sur les propriétés d’une communauté je la dois à Maria-Cruz (5).
Ces transferts de travail via l’association et ma démarche hors divan me donnent l’espoir de croire que je suis le bon chemin, celui de mon désir en tout cas.

Chantal Cazzadori
www.chantalcazzadori.com

(1) Entretien par Daniel Mermet, avec Cornelius Castoriadis http://www.costis.org/x/castoriadis/montee.htm
(2) lire texte sur blog Claude Breuillot de Bourgogne *
(3) texte Laurent Ballery psychanalyste de Paris *
(4) texte de Chantal Hagué psychanalyste à Paris *
(5) texte de Maria Cruz, psychanalyste à Madrid *

ces textes figureront sur mon blog
* Les membres actifs de l’A.F. font partie du Cartel
Le danseur sur les épaules

Michaelangelo Pistoletto, Arles 2014
Michaelangelo Pistoletto, Arles 2014
Claude Breuillot « Ou pire : des interprètes en quête de sens »

CARTEL PSYCHANALYSE DANS LA CITÉ
PARIS journée institutionnelle du 3/10/14
Depuis la naissance des Centre médico-psychologiques, des dispensaires, nous avons été nombreux, et nous le sommes encore aujourd’hui, à créer des espaces ouverts aux différents maux de nos contemporains.
Ce faisant, incidemment, qu’en est-il de notre propre subjectivité devant le signifiant « misère » ? Que serait l’envers de la misère ? La misère existe-t-elle dans l’inconscient ? Quand débute la misère ? La misère peut-elle se chiffrer, se numériser, se dénombrer ? Si elle l’est, mesurée, dans la Cité, par de nombreuses élucubrations souvent douteuses ou équivoques, quelles sont les conséquences de ces statistiques ?
Ce travail d’élaboration m’a toujours semblé éloigné d’une mise au travail d’une pensée sur la misère qui permettrait d’échafauder un : penser la misère ou penser la représentation de la misère qui est subjective. Quand le psychanalyste n’est plus en odeur de sainteté, tenterait-il un retour par le champ de la misère
La misère ne peut-elle pas agir comme un leurre, un éblouissement de la pensée qui empêcherait toute élaboration ? Comme l’écrivait Voltaire : « L’ignorance est la gardienne des États bien policés. »
Que serait la pensée sur la misère sans les catégories du Symbolique de l’Imaginaire et du Réel ?
Le signifiant misère se conjugue-t-il, se juxtapose-t-il, se dilue-t-il dans les champs lexicaux de la pauvreté, du dénuement, de l’indigence, de la privation, de la personne démunie ou dépouillée de l’essentiel, de la diminution de l’être, de la personne nécessiteuse ?
Quand les êtres les plus défavorisés grossissent nos rangs. Quand misère rime avec les termes d’Infirmité et d’handicap. Quelle angoisse ? Et si c’était transmissible comme une maladie vénérienne, voire génétique.
J’en veux pour preuve le très sérieux rapport du Sénat signé par M. Vaugrenard, Sénateur, en date du 19.02.2014 qui édicte, en des termes absolus de vérité, en première page : « Plus grave encore, force est de constater aujourd’hui une hérédité de la pauvreté, qui se transmet de génération en génération et qui n’est pas acceptable. Comment enrayer ce cycle dramatique ?[1] » Termes repris par des journalistes…Devons-nous partager, quid de notre expérience, ce sentiment d’impuissance particulièrement déprimant ? …Ou pire. La misère psychique ne toucherait-elle que les pauvres ? Les pauvres seraient-ils prédéterminés à la misère psychique ? Bien sûr que non.

Donc le signifiant, en quelque sorte dit et, dans le même temps du même acte évoque autre chose que ce qu’il dit.
Le signifiant, quand il s’énonce produit aussi, lui-même, son au-delà de signifiant. Le signifiant désigne dans la langue une multitude d’effets de signifié.
A chaque énonciation du signifiant, quel est son effet ?

Évoquer la misère et la pauvreté nous place devant l’incommensurabilité comme l’écrit Milner[2]. Il écrit : « Certains vocables en viennent à concentrer sur eux la dissension politique. Ces noms, je peux les appeler des diviseurs. […] Ces noms qui divisent, ils rassemblent aussi, mais à la suite et sous l’effet de la division. » Le nom pauvreté peut-il rassembler quelques psychanalystes. L’acte psychanalytique, si l’inconscient c’est la politique comme nous le rappelle Lacan, l’acte psychanalytique ne peut-il pas être entendu comme acte politique ?

Avec la recherche incessante du plus-de-jouir, nous aboutirions à l’apparition de la pauvreté modernisée, une condition toute nouvelle créée par la prolifération de ces besoins induits, accompagnée de l’impossibilité pour la plupart des humains de les satisfaire ; une condition directement liée à un système productif à deux faces qui produirait, pour la première fois, aussi bien l’abondance que la misère, soumettant la grande majorité de ses victimes à une version moderne du supplice de Tantale.

« Une des dimensions les plus effrayantes de cette économie est que, dans la pratique, elle a conduit tout le monde sans exception, à participer, directement ou indirectement, à la production de nouvelles formes de misère.[3] »
Bernard Stiegler , dans « De la misère symbolique », souligne cette grégarisation : « Donner une interprétation unilatérale d’un phénomène, c’est prétendre que l’on peut en dire l’essence, que l’on peut déterminer cette essence. Cette façon de penser est précisément celle dont il faut se libérer, là est sans aucun doute le premier objet de la lutte contre la misère symbolique.[4] »

Il est indéniable que ces formes de misère agissent sur l’état d’angoisse d’une famille, d’un parent, et qu’un enfant dès sa naissance y sera particulièrement confronté. Je fais référence au texte de Winnicott : l’observation des jeunes enfants dans une situation établie[5].

Je garde en tête une phrase de Juan Carlos Volnovich[6] concernant l’Argentine : (02/2002)
« Deux possibilités : ou la psychanalyse accompagne avec sa décadence la décadence politique, économique et sociale de l’Argentine (ce qui signifierait : en ajouter à la misère matérielle la misère intellectuelle et symbolique), ou la psychanalyse et les psychanalystes envisagent les circonstances actuelles comme un défi pour pouvoir penser la crise et aider à saisir et à assimiler le trauma social. »
Et si la misère qui nous intéressait était celle de la perte du sens.

Lacan nous avait mis sur la piste au sujet du déterminisme : « L’essence de ce que nous avançons comme témoignage de notre expérience, c’est que les évènements y ont des conséquences. […] La notion même de conséquence telle que nous pouvons l’appréhender, pour autant qu’on nous apprend à réfléchir, est liée à des fonctions de suite logique. […] Nous dirons plutôt, en ce qui concerne la loi de transmission du choc, à savoir effet d’action et de réaction, que tout cela tirera à conséquence à partir du moment où il y aura à en parler.[7] En d’autres termes, ce qui tire à conséquence dans l’expérience analytique, analysable, ne se présente en effet, pas du tout au niveau d’effets qui se conçoivent d’une fonction dynamique mais au niveau d’effets qui implique qu’il est posé question à un niveau qui est repérable comme celui des conséquences langagières.» Il ajoute, comme pour enfoncer le fer dans la plaie : « C’est parce qu’un sujet n’a pas du tout, d’aucune façon, pu articuler quelque chose de premier, que son effort ultérieur pour lui donner, je ne dirai pas signification, sens, mais articulation au sens proprement où cette articulation est faite dans rien d’autre qu’une séquence signifiante. » Particulièrement éclairant pour le sujet qui nous occupe aujourd’hui. Ce questionnement sur le déterminé ne rejoint-t-il pas celui sur l’universel ? Une certaine annulation de la singularité et de la place du sujet ? Le déterminé annulerait le singulier. Or, « l’universel apparaît partout sous l’espèce d’un déterminé, d’un particulier, quand le singulier n’accède nulle part à son universalité.[8] »

« Rejeté à la marge de la société, l’exclu subsiste grâce à la charité publique. Il déploie des stratégies de survie. Ce phénomène est-il réversible ? C’est une question. Peut-on l’endiguer ? Peut-on intervenir avant que cette rupture, ce lâchage complet avec le social ne s’accomplisse ? » questionne la psychanalyste Laura Sokolowski[9]. Nous sommes sollicités aujourd’hui par des patients qui téléphonent en demandant : « Vous acceptez la CMU ? » La CMU : un traceur ou un marqueur de pauvreté, une prise en charge de la pauvreté dans la cité : la couverture maladie universelle. De nombreux médecins n’acceptent plus ces patients

L’expérience ne nous montre-t-elle pas que le désir d’entamer une cure psychanalytique n’est pas moins fort chez le nécessiteux, car, à savoir, de qui ou de quoi est-il nécessiteux ? On connaît aussi particulièrement les avatars de l’argent en lien avec la névrose obsessionnelle.
Ce n’est pas le sujet qui serait sous-développé, Lacan écrit : « La clé des différents problèmes qui vont se proposer à nous, ce n’est pas de nous mettre au niveau de cet effet de l’articulation capitaliste que j’ai laissée à ne vous donner que sa racine dans le discours du maître. Il faut voir ce que nous pouvons tirer de ce que j’appellerai une logique sous-développée.[10] »

Claude Breuillot
Psychanalyste en Bourgogne

Membre actif de l’Association Analyse Freudienne
Le blog de Claude Breuillot
Claude Breuillot sur Twitter

[1]http://www.senat.fr/notice-rapport/2013/r13-388-notice.html
[2]Milner, J.C. Clartés de tout, Editions Verdier, 2011
[3]RAHNEMA, M. ANCIEN DIPLOMATE IRANIEN,
http://www.actes-sud.fr/catalogue/essais-etudes-et-analyses/quand-la-misere-chasse-la-pauvrete
[4]Stiegler, B. « De la misère symbolique. », Champs essais, 2013, page 200
[5] Winnicott, D. De la pédiatrie à la psychanalyse, Sciences de l’homme Payot, page 37
[6] http://1libertaire.free.fr/volnovitch.html
[7]Lacan, J. « L’acte psychanalytique.», leçon du 27 mars 1968, ALI, page 258
[8]Marx, K. « Critique du droit politique hégélien. »Editions sociales, 1975, page 82
[9] Sokolowski, L. Membre de l’ECF, http://www.causefreudienne.net/etudier/essential/une-pragmatique-de-la-desinsertion-en psychanalyse.html?symfony=e699d0302437ea3078ae96660b582d60
[10] Lacan. J. « D’un discours qui ne serait pas du semblant. », Séance du 20.01.1971, Pages 37,50,51

Michaelangelo Pistoletto, Arles 2014
Michaelangelo Pistoletto, Arles 2014
LE PSYCHANALYSTE DANS LA CITE

Il en va de la psychanalyse comme de la chose publique (Res Publica) dont ont peut se demander si elles sont encore de ou dans leur temps. Les pratiques néolibérales font du monde l’objet d’une appropriation privée, et sature l’espace privé lui-même par la production sans limite de marchandises. La dette publique est d’autant plus dénoncée et martelée que, pour reprendre les termes du dernier traité économique européen, le domaine public, fausse de manière déloyale la libre concurrence. Mais l’on songe moins à parler de la dette privée à l’égard du public, celle que tout acteur économique contracte à l’égard du bien le plus public qui soit, la langue, sans laquelle les seuls rapports de force règneraient, compromettant toute possibilité d’un marché.

Or sans espace public, pas de monde commun possible. Commun au sens où, dans l ‘ espace ces objets appartiennent à tous, comme les œuvres culturelles par exemple, et que dans le temps, ils peuvent être transmis et relier ainsi les générations. Ces objets nous relient et nous séparent donc tout à la fois. Le domaine public se situe donc du côté du tiers symbolique. Mais cela ne suffit pas à le définir.
Il est essentiellement constitué par la parole et l’acte qui tous deux ne peuvent se produire dans l’isolement, mais exigent de ce fait, tout autant qu’ils le créent, un public. Ce n’est que devant un public, en prenant le risque de la parole ou en posant un acte, que le sujet manifeste qui il est, cette singularité dont il n’est pas maître, comme le disait Hannah Arendt. N’est-ce pas ainsi que peut être entendu l’aphorisme de Lacan : « l’inconscient, c’est la politique ».
Car l’acte et la parole, s’ils produisent la singularité du sujet, produisent de fait aussi la pluralité humaine. Cette dernière rend public et objectif le monde dans le sens où une foule d’individus ayant une vision identique du monde ne constituerait pour ainsi dire qu’une sorte d’immense point de vue subjectif, privé en ce sens : c’est la pensée unique dépourvue de toute dimension d’altérité. C’est pourquoi la pluralité ne se confond ni avec l’altérité – la pensée dite alter-mondialiste peut très bien coïncider avec une autre pensée unique en opposition en miroir avec le discours capitaliste -, ni avec la multiplicité – qui peut n’être qu’une apparence de pluralité masquant la répétition à l’identique du même point de vue.
L’espace public est un effet de l’acte et de la parole et n’existe en ce sens qu’ aussi longtemps que ceux qui l’animent, parlent et agissent, à la différence des objets fabriqués qui survivent au processus qui les a produits, pouvant ainsi être consommés, vendus, transmis. On pourrait parler à ce sujet d’un effet-public, comme l’on parle d’un effet sujet. Les êtres parlants ainsi réunis forment un réseau. La notion élaborée par Arendt paraît précieuse pour penser les rapports des sujets parlants réunis en réseaux– fussent-ils sous la forme d’ association d’analyste – avec le pouvoir politique, voire la violence d’Etat. Car on ne peut venir à bout d’un réseau, sa puissance, que par la force ou la violence, avouant par là-même son impuissance à le détruire autrement.

En se présentant comme seul discours réaliste et pragmatique, s’adossant au discours de la science, le capitalisme peut nier la pluralité humaine et proclamer qu’il n’y a pas d’autre monde possible. On peut à ce égard parler d’un effet forclusif du capitalisme sur le domaine public. C’est pourquoi, à la différence des quatre discours, celui du capitalisme ne peut non seulement pas fonder un lien social, mais plutôt produire sa dissolution. Comme l’avait très bien mis en évidence Radjou Soudaramourty, dans le discours capitaliste, l’objet « a », la production est récupérée par le sujet. Il n’y a donc pas d’ « im-possible », mais au contraire un « un-possible ». Ainsi l’objet n’est plus du côté du non spécularisable mais est perverti en objet de consommation. Le sujet lui-même peut être assimilé à une marchandise, un objet vérifiable (surveillance), évaluable (neo-management) et mesurable (discours de la science), au mépris -notamment dans les lieux publics de soin – de toute dimension d’intimité, de confidentialité nécessaire au déploiement de la parole.

Toute la question est alors de préserver cet impossible face à la tentation toujours présente d’en boucher le trou par différents idéaux politiques ou religieux et, le cas échéant, de se ré-approprier l’espace public, voire de le conquérir, ou plutôt de l’ouvrir en le créant tout à la fois, étant entendu qu’aucun espace public ne préexiste à l’acte et à la parole. Sur ce point, coïncide le désir d’analyste dans sa tentative d’ouvrir en permanence l’espace du sujet – c’est-à-dire l’efficace propre de son acte – avec la dimension politique, car à quoi oeuvrent les analystes sinon à l’émergence du singulier, de la subjectivité ?
Il est vrai que l’analyste opère dans l’intime de la parole qui requiert un espace privé, à l’abri de toute lumière publique. Mais plutôt que dans une opposition entre un intérieur (le cabinet privé) et un extérieur (l’espace public de l’agora), le recours à la topologie en l’espèce de la bande de Moebius, permet non seulement de mettre en évidence le voisinage intime mais aussi le passage entre l’émergence d’une parole singulière et la dimension politique que cette singularité – constitutive de la pluralité – produit.

S’il n’est pas en effet d’espace public sans espace de parole, c’est qu’espace et parole peuvent être articulés de sorte que l’on puisse concevoir qu’existe une coïncidence entre « l’ouvrir », au sens de parler, et créer de l’espace.

Le propos de Guy Dana dans son livre Quelle politique pour la folie ? nous permet de penser cette question d’ouvrir/créer un espace. Réfléchissant sur la psychose et la politique de la folie à l’hôpital, la notion d’espace lui semble pouvoir établir une jonction entre politique et psychanalyse qui tous deux ont à voir avec la question de la place vide, de l’écart, de l’im-possible : espace psychique du psychotique envahi par le discours de l’Autre ; espace social saturé par le discours du capitaliste.
La notion d’ « ouvert » qu’il avance, suppose, à la suite de Lacan la conception d’un couple espace-langage. Métonymie et métaphore, contiguïté, déplacement, substitution des signifiants nous font toucher du doigt leur dimension spatiale. De fait le lent travail de subjectivation consiste à se déprendre de la lalangue, dans l’écart créateur d’un nouvel espace entre langue et parole. Le dispositif analytique – association libre et écoute flottante – permet de faire de la place à la contingence, à l’imprévu, à l’hétérogène, constituant un gain d’espace psychique. C’est ainsi que je comprends la phrase de Freud : « Wo es war, soll ich werden », où le wo, le où, désignent non seulement l’espace, mais aussi l’idée d’une orientation sans laquelle l’espace ne saurait être subjectivé comme tel. Sans doute est-ce le phallus qui permet de s’orienter dans cet espace, ce Wo, lui qui vectorise le renvoie autrement indéfini des signifiants les uns aux autres en leur mettant un point d’arrêt.

Ainsi peut-on concevoir l’articulation entre acte analytique et politique : permettre au sujet de l’ouvrir et fendre ainsi la foule pour créer une pluralité. La politique, comme la psychanalyse ne sont laïques qu’à la condition d’admettre et de préserver cette dimension de l’impossible.
A première vue, préserver la place vide de cet impossible semble relever d’une utopie. J’accepte ce mot, mais à condition de le prendre non au sens imaginaire d’une illusion consolarice, mais au sens propre du néologisme : quelque chose qui se situe nulle-part (u-topie), comme le wo du wo es war. Autrement dit comme une fiction au sens de « rallonge symbolique » permettant d’élaborer quelque chose de cette place vide, sans l’obturer ni l’occuper, de cet impossible du réel. L’u-topie désigne un lien qui n’existe nul part au sens où l’espace auquel elle renvoie n’est pas de l’ordre de ce qui peut être situé, comme pour l’objet a, avec lequel il se confond alors, ni localisable, ni spécularisable.

Dans cette idée, je me demande si on ne pourrait pas considérer le dispositif analytique du cartel, comme une utopie politique en acte. Son nom évoque l’écartèlement, non au sens du déchirement, mais de ce qui écarte, divise, ouvre un espace. Le « +1 » inscrit au cœur de ce dispositif marque la présence de cet impossible et présentifie ainsi l’u-topie, faisant obstacle à la privatisation d’un groupe enfermé narcissiquement dans son particularisme. Le « +1 » fait obstacle à la constitution d’un Un et fonde la pluralité.
Il en résulte une dimension publique de ce qui est produit au un-par-un. Le public n’est pas tout le monde, mais quelques autres, puisque ce n’est pas le nombre qui fait le public. Public donc, non au sens de ce qui est commun à tout le monde, mais au sens de ce qui peut être transmis aux quelques autres.

Peut-on voir, doit-on voir dans la résistance manifestée par ses participants à se maintenir dans un groupe de travail au profit de la constitution d’un cartel sur la psychanalyse et la cité – et précisément parce qu’il s’agissait de la question politique – de se constituer selon une structure propre à maintenir la question de la place vide et permettre ainsi l’émergence d’une parole singulière au un-par-un ? Les dispositifs de cartel dans une association psychanalytique – ne se révèlent-ils pas seuls aptes – dans la perspective de réfléchir à la dimension politique de la psychanalyse – à maintenir l’écart nécessaire (écart à concevoir à la fois comme séparation et liaison) avec toute demande de l’association, castration institutionnelle garante même de sa pluralité et sa dimension publique ?

Laurent Ballery
Psychanalyste à Paris
Membre actif de l’Association Analyse Freudienne


Michaelangelo Pistoletto, Arles 2014
Michaelangelo Pistoletto, Arles 2014
« L’inconscient, c’est la politique » par Chantal Hagué
Quand, au hasard de mes lectures, je suis tombée sur la séance du 10 mai 1967 du séminaire La logique du fantasme où Lacan lance cette formule « L’inconscient, c’est la politique », cela m’a beaucoup intéressée pour deux raisons. D’abord constater ce qui l’avait conduit à cette formule qu’il n’a dite qu’une seule fois et l’enchaînement avec lequel il réussissait à lier psychanalyse et contexte politique du moment, singulier et social, praxis analytique et praxis politique. (praxis, c’est le terme qui est dans l’argument et c’est le terme que l’on trouve dans l’acte de fondation de l’ELP).
Ensuite parce que l’on peut y trouver là une autre façon de considérer le rejet social de la psychanalyse que nous subissons.

Lacan a toujours tenu compte des débats qui avaient lieu dans la cité pour élaborer sa théorie, en prenant appui sur les grands courants de pensée de l’époque ou en les réfutant mais assez peu de la conjoncture politique elle-même, hormis celle qui concernait la politique de l’IPA. Jusqu’à cette séance du 10 mai 67, où c’est la première fois, à ma connaissance, qu’il se permet un commentaire sur une situation politique dans le monde.

Du coup, cela m’a amenée à considérer la façon dont Lacan s’est positionné par rapport au politique, notamment dans la période autour des événements de Mai 68, auxquels correspondent les séminaires La logique du fantasme (66/67), L’acte analytique(67/68), D’un Autre à l’autre(68/69) et l’Envers de la psychanalyse(69/70).
Et j’y ai trouvé des éléments qui ne peuvent que nous intéresser aujourd’hui, par rapport au thème de l’année. En effet, au-delà de sa défiance, comme Freud, à l’endroit des idéaux, des systèmes et des utopies, il y eu aussi une véritable prise en compte de ce qui a agité la société française à cette époque et qu’il a mise au service du discours analytique.

Je vous propose donc une lecture rapide de cette séance. Nous sommes donc en mai 1967, et Lacan commence en annonçant que le séminaire n’aura pas lieu la semaine suivante puisqu’il n’y aura pas d’électricité à cause de la grève générale. (La politique fait irruption)
Puis, il revient sur les erreurs qu’il a faites, la séance précédente. Il avait écrit au tableau un mathème et il était bourré d’erreur. Il s’est fait un sang d’encre en rentrant chez lui. (Intéressant par rapport à la question du savoir et du maître. Le discours du maître ne se fonde pas sur le savoir mais, au contraire, sur un non savoir. Son savoir est troué).
Ensuite il aborde la question du masochisme en évoquant l’ouvrage d’un certain Bergler qui évoque un mode de régression orale qui conduirait à la satisfaction masochiste d’être rejeté. Ce qui spécifie la position du masochiste, commente Lacan, ce n’est pas qu’il cherche à être rejeté, ce n’est même pas qu’il cherche l’humiliation, c’est qu’il cherche à se faire objet de la demande de l’Autre. Le fantasme du névrosé c’est justement de s’offrir à la demande de l’Autre qu’il s’emploie à faire surgir d’ailleurs. Il continue en critiquant Bergler « Etre rejeté ce n’est pas forcément masochiste, c’est peut-être une veine. »

Lacan, à sa façon habituelle, opère là un retournement et passe d’être rejeté à se faire rejeter. Le désir d’être rejeté pourrait bien être une défense contre la voracité de l’Autre non barré. Se faire refuser pour se sauver de l’engloutissement.

Comment Lacan en arrive-t-il à « L’inconscient c’est la politique » ? En passant du singulier au collectif, voici comment : «Il vaut mieux de temps en temps être rejeté qu’être accepté trop vite. Se faire accepté trop vite, ce n’est pas sans être de nature inquiétante. ». d’ailleurs, il s’agit « ….de remarquer cette chose qui se passe dans le monde, dans un certain petit district de l’Asie du Sud-Ouest, de quoi s’agit-il ? Il s’agit de convaincre certaines gens, qu’ils ont bien tort de ne pas vouloir être admis aux bienfaits du capitalisme, ils préfèrent être rejetés. » Les vietnamiens refusent la propagande du discours capitaliste. Ils résistent.
Et c’est là qu’il lance cette formule : « L’inconscient c’est la politique ». Après il parle de l’acte et de la coupure radicale du « Il n’y a pas de rapport sexuel ».

Donc, en ramenant dans son séminaire l’actualité politique, cette guerre au Vietnam, il fait une extrapolation entre le sujet qui serait dans le il vaut mieux être rejeté pour se préserver contre l’aliénation au Autre et le il vaut mieux être rejeté, au niveau collectif, comme défense devant la demande du Autre du capitalisme.

Il fait ainsi coïncider l’acte psychanalytique où c’est le singulier qui est engagé avec l’acte politique qui implique le collectif.
Même s’il n’a pas encore élaboré sa théorie des discours, n’est-ce pas vouloir dire aussi qu’il vaut mieux pour la psychanalyse qu’elle soit rejetée, dans un social dominé par le discours capitaliste ? Le destin de la psychanalyse n’est certainement pas de devenir un fond de commerce parmi d’autres fonds de commerce de l’économie capitaliste. N’est-elle pas de toute façon vouée au refus de se soumettre ?

D’ailleurs, durant ses cent années d’existence, la psychanalyse a presque toujours occupé cette position particulière, par rapport aux discours dominants auxquels elle s’est confrontée. Et si elle a eu une certaine popularité, un semblant de succès, ce fut uniquement durant quelques brèves périodes historiques, comme par exemple dans les années 60/70 en France où des contingences particulières et transitoires ont mis en crise les fondements même du discours dominant de l’époque. Ou comme en Argentine, par exemple : si la psychanalyse s’est imposée de manière aussi forte dans la population, ce n’est sûrement pas sans lien avec la dictature, même si ce n’est pas la seule raison.

« L’inconscient, c’est la politique ».
Lacan dit la et non pas le. Cette différence est importante.
Le politique c’est plutôt le concept, alors que la politique, c’est l’organisation du collectif. La politique est du côté de l’acte alors que le politique est du côté d’une conception plus ou moins idéale.
La psychanalyse n’a pas de discours politique à proposer, Robert nous le rappelait l’autre soir, elle n’a pas à boucher le trou du politique. Mais, du fait de la mise en acte de la réalité de l’inconscient, elle est du côté de la politique. (L’analogie se fait par le biais de l’acte dans le transfert, transfert dans la cure et transfert du groupe ou des masses.). En somme, nul ne peut échapper à la politique.

Lacan rapproche ainsi l’acte analytique de l’acte politique et même de l’acte révolutionnaire (« tout acte politique étant en lui-même révolutionnaire puisqu’il ouvre sur autre chose ») ce qu’il va développer l’année suivante dans son séminaire sur l’acte analytique ?
Arrivée à ce point, je ne pouvais pas continuer sans souligner les liens entre Lacan et la pensée marxiste qui ont été étroits durant ces quelques années-là, Lacan étant un lecteur assidu de Marx. C’est vous dire le vertige par lequel il a fallu que je passe et en fait il n’a pas été désagréable de revisiter dans l’après-coup cette période.

J’ai trouvé pas mal d’éléments dans Dans Marx, Lacan : l’acte révolutionnaire et l’acte analytique
Il y a eu bien sûr beaucoup de points de divergence entre psychanalyse et marxisme mais aussi pas mal de points de convergence.
En quoi peut-on rapprocher la psychanalyse de la pensée marxiste ?
L’une comme l’autre sont avant tout des praxis qui pensent le sujet dans son lien social. Au sens marxiste, l’appel à la révolution de Marx est une manière de transformer une pensée en acte, cela implique le changement des rapports de production dans une société.
L’acte subversif au sens analytique du terme, mobilise les coordonnées du sujet qui change alors quelque chose dans son rapport au réel et à sa jouissance et s’inscrit dans le lien social autrement.
Voici le premier point où psychanalyse et marxisme se rejoignent.

Le deuxième point de convergence, c’est la question de l’aliénation, de l’assujettissement La puissance aliénante de l’argent et du pouvoir peuvent changer l’être en avoir, marque par excellence de l’aliénation. Le prolétaire ne doit pas attendre une intervention extérieure pour briser ses chaines, c’est à lui de prendre en main son destin. Le sujet de la psychanalyse, divisé par le fait qu’il parle et qu’il désire, aussi est aliéné. Lacan et Marx combattent pour que le sujet puisse exister, subvertir et se subvertir.
Marx parle de révolution prolétaire, Lacan de subversion du sujet.

Le troisième point de convergence se fait au niveau de l’économie, économie psychique et économie capitaliste, à travers la notion de valeur de jouissance.
A ce propos, je vous recommande un article qui s ‘appelle « La conjuration. Lacan autour de 68. Quelques éléments pour une lecture conjoncturelle » de Livio Boni. Livio Boni est italien, chercheur en philosophie et docteur en psychopathologie, traducteur vers l’italien d’Alain Badiou. Il travaille entre autre sur les articulations entre théorie politique et psychanalyse, à partir de la pensée française contemporaine. Il propose, dans cet article, une analyse de la démarche de Lacan, élaborant sa théorie en s’appuyant sur l’actualité, sur le contexte politique de l’époque et en piochant dans la pensée marxiste.

Je vous trace les grandes lignes sur ce qu’il a appelé «le flirt provisoire de Lacan avec l’économie politique marxienne». Il dit marxienne et non pas marxiste.
C’est en 1968/69, dans le Séminaire XVI, D’un Autre à l’autre que Lacan instaure une similitude entre « plus-value » et « plus-de-jouir », ceci dans le but avoué d’instaurer un « transfert de travail » avec Althusser et ses élèves, Althusser marxiste, membre du PC. (Il ne faut pas oublier les déboires personnels de Lacan : au printemps 1969, il se fait expulsé de l’Ecole Normale Supérieure, et déclaré persona non grata par le nouveau directeur de l’Ecole de l’époque, Robert Flacelière, à la suite à un article publié dans La Nouvelle Revue Française où Lacan est accusé de ne rien comprendre à la linguistique saussurienne et de fourvoyer une génération entière d’étudiants par son style mégalomane (constestation oblige !). Il trouvera hospitalité, à partir de l’automne de la même année, à la Faculté de droit de la Sorbonne.)
C’est donc dans un contexte qui fait suite à Mai 68 que la notion de « plus-de-jouir » devient une traduction lacanienne de la « plus-value ».

Et c’est dans le séminaire suivant Le Séminaire XVII, L’envers de la psychanalyse (1969-1970) qu’il formule la théorie des quatre discours en réponse à l’idée que Mai 68 aurait été l’avènement d’une prise de parole, selon la formule consacrée par Michel De Certeau : « En mai dernier on a pris la parole comme on a pris la Bastille en 1789. Il s’est produit ceci d’inouï : nous nous sommes mis à parler. Il semblait que c’était la première fois. En même temps que des discours assurés se taisaient et que des autorités devenaient silencieuses, des existences gelées s’éveillaient en un matin prolifique. ».14 (Libération de la parole que tout le monde encensait).
A cette apologie de la parole, Lacan répond avec ironie dans D’un Autre à l’autre : « Prise de parole ? Nous croyons qu’on aurait tort de donner à cette prise une homologie avec la prise d’une Bastille quelconque. Une prise de tabac ou de came, j’aimerais mieux !» [15].
C’est ainsi que Lacan construit sa théorie des discours. Il s’agit désormais de détecter les modes transférentiels qui règlent la production des différentes positions discursives, comme autant de reproductions d’une certaine forme de division du travail dans la production du savoir. Un savoir qui se produit toujours d’une suspension, d’une renonciation partielle à la jouissance. C’est cette renonciation partielle à la jouissance qui constitue un plus-de-jouir. Le plus de jouir ce n’est pas « plus de jouissance ». (cf critique à l’encontre des freudo-marxistes)
Ces 4 discours sont plutôt des catégories économiques plutôt qu’une topique. Je cite Boni « On dit parfois que, chez Lacan, l’économique disparaît. Eh bien, pas tout-à-fait. Il resurgit justement entre 1968 et 1970, non seulement avec le plus-de-jouir mais avec la théorie des quatre discours. En effet, cette dernière est plus une théorie « économique », au sens métapsychologique, qu’une « topique », comme on le prétend parfois. »

La fonction de tout discours comme lien social est de tempérer la jouissance. Or, il y en a un qui ne la tempère pas du tout, c’est le discours capitaliste et sa disposition par rapport aux autres discours, sur le tableau telle que l’avait faite Radjou, était très parlante.
On a vu l’autre soir comment l’écriture en boucle du discours capitaliste, neolibéral actuellement, indique combien on peut parcourir la structure sans rencontrer l’impossibilité existante dans les autres discours. Il n’y a plus de barrière de la jouissance. De fait, le discours psychanalytique est l’envers du discours capitaliste. Il se trouve structurellement en opposition à lui. Il y a stricte incompatibilité entre eux et il n’y a que le discours analytique qui vienne contrer le discours capitaliste. « Je refuse d’être joui par l’Autre. » (Pierre Bruno, dans son livre Lacan passeur de Marx. L’invention du symptôme)

Parce que la psychanalyse est subjectivante, parce qu’elle maintient un rapport au réel sans le boucher, en opèrant une coupure sur la jouissance, elle est bien une politique en acte. Elle est donc subversive, de fait. Et révolutionnaire. Alors, quoi de plus logique que ces attaques en règle contre la psychanalyse, à l’université, dans les lieux de soin et dans les médias ? La psychanalyse ne peut que se trouver historiquement et structurellement, mise à l’écart. Elle ne peut qu’être rejetée. Il n’y a aucune raison qu’il en soit autrement, quelle qu’en soit l’époque.
Et si les gens se précipitent moins qu’avant dans nos cabinets, s’ils se méfient de la psychanalyse, c’est qu’ils le savent. Ils savent qu’elle introduit une subversion du sujet, qu’elle casse les idéaux et les croyances.

On vient de voir comment Lacan qui a pioché dans le marxisme pour fabriquer quelques concepts. D’autres fois, ce furent les marxistes qui ont pioché dans la psychanalyse tout en la critiquant, comme l’ont fait Deleuze et Guattari.

Dans Psychanalyse et transversalité. Essais d’analyse institutionnelle, on trouve un article datant de 74 dans lequel Deleuze présente la démarche de Guattari. D’un côté ils ont critiqué la psychanalyse : «Guattari a eu très tôt le sentiment que l’inconscient se rapporte à tout un champ social, économique et politique, plutôt qu’aux coordonnées mythiques et familiales invoquées par la psychanalyse. Nos amours, nos choix sexuels sont moins des dérivés d’un Papa Maman mythique que les dérives d’un réel social, les interférences et les flux investis par la libido. » (cf L’antiŒdipe et leur analyse matérialiste de la production de désir.)

D’un autre, ils piochaient dans les concepts analytiques. A propos de la distinction que Guattari fait entre les « groupes assujettis » et « les groupes sujets », Deleuze développe : « Les groupes assujettis ne sont pas moins dans les maîtres qu’ils se donnent ou qu’ils acceptent, que dans leur masse. La hiérarchie, l’organisation, verticale ou pyramidale qui les caractérise est faite pour conjurer toute inscription possible de non sens, de mort et d’éclatement, pour empêcher le développement des coupures créatrices, pour assurer les mécanismes d’autoconservation fondés sur l’exclusion des autres groupes. Leur centralisme opère par structuration, totalisation, unification, substituant aux conditions d’une véritable énonciation collective un agencement d’énoncés stéréotypés coupés à la fois du réel et de la subjectivité. Les groupes-sujets au contraire se définissent par des coefficients de transversalité, qui conjurent les totalités et les hiérarchies. Ils sont agents d’énonciation, support de désir, éléments de création institutionnelle. »

C’est là un point d’entrecroisement entre psychanalyse et postmarxistes. Il y a eu emprunt des deux côtés : emprunt des termes analytiques du côté de Deleuze et Guattari et emprunt de cette conception transversale des groupes du côté des psychanalystes lacaniens qui s’en sont inspirés pour mettre en place ce que l’on appelé « La thérapie institutionnelle ». En introduisant un nouveau mode de lien entre soignants et soignés psychotiques, la psychothérapie institutionnelle a modifié, à l’époque, la structure de l’institution psychiatrique. (Expériences réussies des Cliniques de La Borde et de La Chesnaie et l’hôpital St Alban). Détail important : ce terme date de 1952, or 1952 c’est l’année de l’introduction des neuroleptiques.

Cette conception politique du groupe qui lutte pour la sauvegarde du sujet rejoint évidemment les questions que se posent les psychanalystes lacaniens concernant une nouvelle conception du groupe, selon le lien social engendré par le discours analytique. Et Lacan le premier par rapport à l’Ecole freudienne de Paris. Dans son séminaire du 8 décembre 1971 Lacan s’opposait déjà à certains lacaniens qui « prennent le discours pour une machine, en quoi ils n’embrayent pas sur le réel qui y passe ».

« Quand le groupe l’emporte sur le discours, on a alors un effet de bouchage du trou réel » c’est ce que, Robert, tu nous rappelais à propos de la dissolution de L’EFP. « Ou bien on ne bouche pas le trou de la politique et il nous reste quelque espoir que du discours permette une parole ou bien on le bouche et c’est le groupe qui fait masse (colle) et rend muet le sujet ». Condition pour maintenir de l’énonciation. C’est là un point essentiel qui m’a beaucoup intéressé et que j’ai eu envie de creuser.
Lacan en effet a dissout son école dans l’espoir que dissoudre le groupe remettrait au premier plan les conditions du discours analytique. Ce fut là un acte politique fort. En effet, il n’est pas une seule association analytique qui ne se soit fondée, depuis, sans être obligée de tenir compte de cette question.

Comment mettre en acte la politique du travailler ensemble dans une association analytique ? Comment faire pour décoller ce que le transfert a tendance à mettre à la colle ? Comment faire pour que le discours demeure la condition du groupe et que le groupe ne l’emporte pas sur le discours ? Comment structurer un collectif en préservant le un par un, dans un rapport au maître qui dégagerait le sujet de la servitude ? (En espagnol deux mots : maestro = le maître dans le sens de transmettre et amo dans le, sens du patron)

Il y a une analogie entre cette conception transversale du groupe de Deleuze et Guattari et la conception choisie par certaines institutions analytiques lacaniennes avec lesquelles nous travaillons.

Par exemple le Lacanoamericain qui n’est pas une association mais une réunion qui a lieu tous les 2 ans, la Réunion Lacanoaméricaine de Psychanalyse. A l’origine de cette convocation, qui a eu lieu à Buenos Aires en 1985, il y avait le souci de faire face aux effets de dispersion qui ont suivi la mort de Lacan en 1980. J’ai eu du mal à trouver son acte de fondation, je n’ai trouvé qu’un texte de présentation dans un bulletin de l’EFBA que j’ai traduit moi-même. On y retrouve exactement cette exigence de transversalité mise en acte au service de la «diffusion des discours, qui rend compte du réel dans la clinique psychanalytique, selon Freud et Lacan. Précisons qu’il s’agit de la promotion du au un par un, puisque chacun intervient avec seulement son nom et jamais le nom de son institution. C’est-à-dire que c’est le discours qui est mis au premier plan. Il n’y aura pas d’autre différence entre ses membres que les différences des discours qu’ils soutiennent. Elle s’efforcera d’inventer une rencontre sans unification dogmatique, où l’on puisse connaître et travailler les différentes lectures des différents liens transférentiels.
Cette réunion offrira l’occasion à tous les lecteurs de Lacan de se connaître les uns et les autres, sans que le temps de son inclusion dans la psychanalyse ne marque de privilèges. C’est pourquoi ce nom de réunion : référence à une opération mathématique qui admet des éléments hétérogènes en un ensemble. (donc hétérogénéité de parcours transférentiels et de thèmes.)
La réunion a lieu tous les 2 ans avec convocation et dissolution à chaque fois.
(organisation).Il s’agit d’un mode de présence dans le lien social, avec pour objectif la transmission de la psychanalyse et une pratique qui laisse la marque du sujet qui la soutient.

Je suis allée voir de près l’acte de fondation de Convergencia, établi en 1998 à Barcelone, par quarante- cinq associations psychanalytiques. L’Inter associatif existait déjà mais, à ma connaissance, il n’y a pas d’acte de fondation à proprement parlé, il s’agit plutôt d’un rassemblement d’associations en réaction à une offensive contre les lacaniens qui a eu lieu en 1989. (Cf nouveaux statuts).
Convergencia et le Lacano m’ont paru défendre le plus clairement pour moi ce qu’il en est de la mise acte d’un lien social induit par le discours psychanalytique et ce n’est certainement pas par hasard si on les trouve en Amérique latine du fait de la dictature.
Je vous en lis quelques passages.

« La psychanalyse continue.(référence à la lutte). Elle a toujours sa place dans la cité mais nous sommes dans un temps de résistance, au sens politique. Fondée par Freud et après la mort de Lacan, elle existe par son discours. Cette persistance impose un acte supplémentaire, celui de déduire du discours un autre type de lien entre psychanalystes.
Nous pensons que ce nouveau type de lien a déjà été anticipé par toutes sortes de tentatives, mais qu’il trouvera le cadre qui lui convient dans un mouvement qui aura pour appellation : Convergencia, Mouvement Lacanien pour la Psychanalyse Freudienne.
Ce mouvement a les objectifs suivants :
l) Faire avancer le traitement des questions cruciales de la psychanalyse, ce qui ne va pas sans une remise en question des fondements de sa pratique.
2) Dans ce but, multiplier et stimuler les liens entre praticiens, afin de favoriser l’échange et la discussion.
3) Affronter pour ce faire les effets nocifs de la fragmentation qui sévit dans le mouvement lacanien international, autrement qu’en instaurant le lien pyramidal et autoritaire d’une supra-association. »

=>Pas de hiérarchie entre associations membres, hormis celle instaurée par le transfert. Ce qui fait penser à notre « une seule catégorie de membre ».

« Nous prenons acte de la diversité, tantôt historique tantôt géographique, des différentes positions associatives.
Nous constatons que chacune de ces créations institutionnelles se légitime soit à partir d’un trait dans le réel de la cure soit à partir d’une thèse, soutenue dans l’une des étapes de l’enseignement de Lacan relisant Freud. »

=> C’est-à-dire que, au delà de la multiplicité des langues, sont reconnues la diversité des lectures et des transferts qui constituent la diversité de différentes positions associatives. Prise en compte du transfert
Je continue.

« Il est important pour nous de soutenir que, par sa rationalité spécifique, la psychanalyse, en tant que « fille de la science », est appelée à faire advenir du sujet là même où la science le forclot. Rompant ainsi avec toute doctrine qui se justifierait du réalisme des universaux.

Il sera tout aussi important d’offrir aux analystes ainsi rassemblés la possibilité de constituer une force politique pour appuyer leur inscription sociale dans les différents contextes où leur acte prend place. »

=> C’est aux analystes, au un par un, mais avec les quelques autres, quelque soit le groupe, de constituer une force politique dans le champ social. Là, Il s’agit bien de la politique en acte.

« A cet effet, on ne cessera de rappeler l’affirmation de Freud suivant laquelle la psychanalyse est laïque. Il s’agit de la condition sine qua non pour éviter toute fossilisation de son discours et pour assurer une réinvention constante de la vérité freudienne.

Nous sommes aussi inspirés par la nécessité de trouver, en tant que psychanalystes, une réplique adéquate aux formes nouvelles que prend aujourd’hui le malaise dans la civilisation. A notre sens, elles proviennent du fait de méconnaître que le rapport sexuel « ne cesse pas de ne pas s’écrire », comme Lacan l’a démontré.

A partir de là, nous pouvons caractériser ce malaise entre autres par :

a) La dominance, anticipée par Lacan, de la violence ségrégative, qui accroît les fractures sociales et qui attente à la dignité humaine,
b) Un ensemble de discours qui engendrent des pratiques sociales visant à méconnaître, par tous les moyens, le réel du conflit psychique où s’atteste la dimension du sujet comme point où affleure l’inconscient. La prolifération de l’idéologie psychothérapeutique, à laquelle nous nous opposons, en est l’exemple le plus manifeste. Il s’agit de l’une des conséquences, elle aussi anticipée par Lacan, de l’asservissement des pratiques « psy » au discours capitaliste,
c) Parmi ces pratiques se détachent tout particulièrement celles déterminées par les techno-sciences, quand elles génèrent un effacement de la dimension du sujet. Elles s’illustrent par la production de preuves, censées se substituer à la vérité, avec cette conséquence de prétendre construire un monde sans limites où tout deviendrait à terme possible. Ce discours organise ainsi un démenti de l’impossible.
d) Se distingue de cette tentative celle de la Religion, qui se contente d’obturer le manque que produit la division du sujet, quand elle s’efforce de donner sens au réel, en garantissant un avenir meilleur. Voire aujourd’hui, en exacerbant les clivages que charrie une jouissance récupérée dans les discours intégristes ou dans les sectes. Ce n’est pas en s’opposant aux Lumières que la Religion pourra limiter les effets désubjectivants du discours de la Science.
e) Tous ces discours produisent des énoncés universels ayant pour finalité d’apporter des garanties de leur vérité et allant pour cela jusqu’à se passer de plus en plus systématiquement de l’énonciation. Ajoutons que la globalisation imposée par l’idéologie néo-libérale, en proposant des objets universels de jouissance prêts-à-porter, menace la subjectivation et la possibilité de métaphoriser.
f) Le malaise que concrétise l’action de ces discours témoigne du vÏu séculaire d’une atteinte à la fonction paternelle qui est aujourd’hui de plus en plus marqué.
g) ces discours accentuent le malaise qu’ils provoquent, en méconnaissant la dimension de l’histoire. Ils s’emploient pour cela le plus souvent à nier le passé et à réduire le travail de la mémoire à celui d’une simple classification, sans se soucier du refoulement que comporte toute recension historique, ni de l’oubli qu’elle perpétue de certaines coupures »

Il s’agit là de quelques propositions d’organisation du lien social entre psychanalystes pour favoriser les conditions d’un discours analytique. (cf positionnement d’AF) qui rappellent que fonder la psychanalyse du trait politique c’est, en somme, à chaque fois tenter de la déprendre des figures de l’un.

Chantal Hagué,
psychanalyste à Paris
,
membre actif de l’A.F. Association Freudienne

Michaelangelo Pistoletto, Arles 2014
Michaelangelo Pistoletto, Arles 2014 – Photo toutelaculture.com
CÁRTEL « LE PSYCHANALYSTE DANS LA CITÉ »
(María-Cruz Estada)

« L’humanité, en partant de rien et avec son seul effort, est arrivée à rattraper le plus haute sommet de misère ». Groucho Marx
Je vous propose une devinette que j’ai lue chez Lacan ou que l’on m’a racontée :
« quelle est la différence entre le couteau d’un boucher occidental et celui d’un boucher oriental ? ».
Parmi les questions soulevées cette année, tout au long de ce cartel, je vous en exprime deux qui m’ont bien fait réfléchir :

Je vais essayer d’y répondre ensuite.
Pourquoi la psychanalyse n’a plus la place que l’on voudrait dans le territoire de la santé mentale, de la culture? Les demandes d’analyse se font rares, certains collègues ont du mal à « vivre » de leur cabinet aujourd’hui.
• Comment entendre cette phrase tirée de l’argument d’Association Freudienne de l’année dernière : « La Psychanalyse aurait-elle un éclairage à apporter, face à la montée des communautarismes ? ».
Déjà, quand j’ai participé à la traduction de cet argument, cette phrase m’a gênée sans savoir pourquoi, de la même façon que j’ai un problème avec la phrase « l’inconscient c’est la politique », malgré l’énorme travail réalisé par notre collègue, Laurent Ballery, sur ce sujet.
Je vais donc essayer de lier ces deux questions. D’abord, si l’on essaye de répondre à la question : « La psychanalyse peut-elle apporter un éclairage face à la montée des communautarismes ? », si la réponse est oui, ce n’est pas difficile de nous trouver en rivalité avec eux ; même si ce n’est pas automatique, c’est très probable au regard de leur façon de faire avec « les impossibles et leurs énigmes ».
Maispournouséclaircir,posonsnouslaquestion:« oùsesituele psychanalyste? ».Nous répétons que nous n’avons pas une Weltanschauung à opposer à celle des autres,
soit une conception du monde, nous parlons aussi de l’impossibilité que « savoir et vérité » se recouvrent… De quelle nature serait donc, cette lumière que l’on prétend apporter ? Celle-ci pourrait rassembler les idées suivantes :
• Il n’a pas rapport sexuel.
• Il n’y a pas l’objet sinon comme cause.
• Une distance irréductible existe entre Idéal et objet.
• L’impossibilité d’une jouissance totale est notre point de butée.
Le psychanalyste a une place très difficile dans la cité, puisque ce savoir obtenu dans son propre analyse, va-t-il en faire un savoir universel pour l’opposer aux idéaux des autres ou à leurs prétendues Vérités?
Allons-nous peut-être opposer un anti-idéal stoïque face au réel ? Est-ce que c’est cette place que veut la psychanalyse ? Je pense que si la psychanalyse a commencé à descendre en vrille, c’est justement pour avoir voulu parfois tenir ces places.
Afin d’éclaircir notre approche, je vais vous proposer un tableau qui distinguera la Communauté du Communautarisme, avec des supposés différents pour chacun:
La Communauté suppose que :
– Puisque l’objet n’existe pas, pourquoi se battre pour l’obtenir?
– Dans la communauté on est capable de céder pour partager avec les autres.
– On n’insiste pas à être UN, on est un de plus parmi les collègues ou la fratrie.
– On reconnaît l’ impossible face auquel on a besoin de quelques autres.
– L’on nie l’impossible ou l’on essaye de l’obturer. – L’ on voile le manque, la castration.

Le Communautarisme suppose que :
Une analysante, si harcelée par son père qu’elle est allée vivre à l’étranger, est sortie durant deux mois avec un homme, sans engagement. Or, cet été elle est tombée amoureuse d’un autre avec lequel elle veut vivre une relation. Au retour des vacances, le premier envoie des whatsapp pour la retrouver, auxquels elle ne répond pas et comme il insiste, elle se trouve dans la répétition que j’ai déjà repérée, en se plaignant de l’harcèlement de son ami. Mais cette fois quelque chose va changer. Elle dit lors d’une séance qu’elle a décidé de l’appeler.
Ce qui m’a fait penser qu’il y avait eût un changement dans sa position énonciative c’est ce qu’elle dira après: « Je vais l’appeler parce que je ne suis pas obligée de le faire par politesse, ou par moralité, mais parce ce que j’ai vécu avec lui a eût une valeur, et je ne peux pas le laisser tomber comme s’il n’était « rien » du tout. Il a droit à une explication ».
C’est à dire qu’elle peut reconnaître un espace entre elle et l’autre en tant que sujet, espace qui ouvre à l’altérité, espace vide duquel il n’est pas nécessaire ni de fuir, ni de le voiler, ce qui ferait de son ami un objet « déchet ». Elle a mis dans ce vide les échafaudages du récit, donc de la pensée.
Ceci pour dire que pour soutenir cette position, il faut du récit et pour qu’il s’élabore il faut du temps, parce que les pertes sont très difficiles à supporter à sec…
J’entends des gens qui ont fait une analyse assez courte, et devant une perte disent: « Il faut faire avec (en espagnol c’est plus dur:
 »C’est ce qu’il y a », « Es lo que hay »). Bon, c’est pas mal, mais on ne peut pas dire à un enfant qui vient de perdre son père « C’est comme ça », n’est-ce pas? Ce serait comme lui dire: « Tu as perdu quelqu’un d’important puisque tous les gens qu’on aime on finit par les perdre et il n’y a rien à faire ». Ainsi, on conclurait sans travail d’élaboration préalable qui, d’ailleurs, peut durer toute une vie, c’est le temps nécessaire pour comprendre. En Espagne le bon sens populaire dit que « l’on met la charrue avant les bœufs ». La conséquence en serait ou bien remplacer très vite l’absent, ou bien se souder à quelqu’un pour éviter la séparation dans le futur, ou encore se mélancoliser.
Ce serait aller du coté d’une vérité universalisable pour éclairer la vie des autres. C’est pourquoi je me demande si la critique que nous faisons aux communautarismes correspond bien à la position d’analyste.
Il y a deux positions très différentes capables en principe d’ouvrir un espace chez l’Autre:

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L’une est l’hystérique qui, face à l’Autre, jette une lumière sur son manque en l’obligeant de s’en défendre… du manque et de l’hystérique.
L’autre est la position du « pas tout ». Une personne qui dans un moment est dans cette position, ouvre nécessairement un vide chez l’Autre, ce qui fait voir que l’Autre est aussi « pas tout », mais sans s’opposer à lui.
Maintenant vous vous rendez peut-être mieux compte pourquoi le couteau du boucher occidental et celui de l’oriental sont si différents ? (supposons bien sûr qu’il s’agit d’un boucher qui aime faire des haikus dans son temps libre, pas n’importe quel boucher). Celui de l’occidental est complètement ébréché puisque lui coupe par n’importe quel coté. Cependant, celui de l’oriental a son fil parfait parce qu’il profite les vides parmi les os et les muscles pour couper entre deux, justement, sans entrer comme un cheval dans un magasin de porcelaine; entre sa philosophie oriental et ses actes il y a une concordance. Si nous analystes entrons comme Attila à Rome nous ne pourrons pas nous plaindre que là où est passé notre cheval, l’herbe ne poussera plus

L’autre possibilité est d’essayer de transmettre les choses intéressantes que l’on peut fabriquer sur un vide. Et pour le réaliser cela nécessite le récit, mais pour qu’il y ait du récit, la personne doit être animée d’un DESIR. Si nous critiquons l’idéal parce que nous ne voyons que son aspect de pulsion de mort, en effet, l’idéal n’est pas très intéressant, même il peut être insupportable. Ceux parmi vous qui ont vu le film « Fanny et Alexander », de Bergman, se rappelleront bien de ces deux façons si différentes de voir l’Idéal.
Et donc, pour que l’analyste tienne une place à nouveau respectable, il ne s’agit pas de dire que nous possédons la véritable thérapie de l’autisme face aux comportementalistes, ni de montrer qu’il n’y a rien à faire avec les pertes subies par nos analysants. Mais, surtout, il nous faut prôner par l’exemple, en instaurant une relation vraie entre nos mots et nos actes.
Dans un Cartel de travail, il est nécessaire que le temps fasse aussi son oeuvre pour réussir à produire chacun dans sa position. Les thèmes sur lesquels réfléchir que ce soit sur des sujets tels que le mariage pour tous, les thérapies pour les autistes, la place du psychanalyste dans la cité ou le rapport entre l’inconscient et la politique, ces sujets riches et variés nous demandent des recherches donc du temps. Notre rôle dans l’association est bien celui d’enrichir les débats sur l’actualité en y donnant notre propre regard psychanalytique, à travers nos travaux rendus publiques comme aujourd’hui.

Maria Cruz ESTADA
Psychanalyste à Madrid

Membre de A.F.
Blog : http://psicoanalisiscotidiano.wordpress.com/author/ psicoanalisiscotiiano