Je voulais d’entrée de jeu vous commenter que Microsoft n’a pas aimé mon travail: je travaille en Word et chaque fois que je tape un terme sexuel on me le souligne en rouge; si j’écris aliénation, on s’acharne à le corriger par « alignement » qui, c’est notoire, convient mieux au management. Enfin, ce fut une tâche ardue.
Autant de pudeur du logiciel, contraste avec la légèreté frôlant l’obscénité avec laquelle on parle actuellement dans la société espagnole du sujet relatif au sexe. Si on monte dans un bus qui passe par un lycée et que nous écoutons les groupes de jeunes, et même les adultes, si on lit des revues pour adolescents, ou si l’on regarde certaines émissions télévisées, ceux de ma génération seront parfois choqués de la décontraction avec laquelle on expose l’intime.
Tout cela contraste énormément avec ce que nous écoutons lors de nos consultations, au cours desquelles beaucoup de jeunes femmes se plaignent, non plus de frigidité car elles n’ont pas encore cristallisé le symptôme, mais de tomber en larmes lorsqu’elles commencent à jouir d’une relation sexuelle, ce qui oblige leur compagnon à s’arrêter; ou bien d’être prises d’angoisse après un orgasme qui les a surprises et qui leur a fait perdre pied. Quant à eux, il est inutile de revenir sur le nombre croissant de viols dans les banlieues des grandes villes ni sur la violence entre les sexes, car vous connaissez bien.
Il y a donc un malaise profond et de moins en moins de compréhension dans la rencontre des deux sexes. Ma génération croyait que la désacralisation de l’autorité, avec ses conséquences d’égalité parmi les sexes ou —comme l’on dit maintenant— la supposée féminisation du monde, entraînerait, par exemple, des meilleures rencontres sexuelles; et par contre, ce que l’on trouve chez les jeunes gens est un profond malaise, et soit une sexualité plus crue, soit une sexualité totalement évitée, une prévention excessive (tel que, par exemple, les mouvements de chasteté des USA).
Notre hypothèse est que, plus on essaie d’effacer la différence sexuelle, plus la distance s’installe entre l’érotique et le charnel, l’érotisme trouve chaque fois moins de place et il est substitué par une sexualité que l’on veut libre mais qui n’est que grossière.
En suivant ce fil, j’ai été personnellement très choquée d’entendre certains commentaires à propos du film de Pedro Almodóvar « Parle avec elle » dire que c’était une jolie histoire d’amour; et ça m’a choquée car à moi, il m’avait parut magnifique et profondément inquiétant, mais rien de beau (sauf quelques images) et non plus d’amour. Cela m’avait fait penser une fois de plus, que la voix que l’on écoute en Espagne est celle de celui que l’on appelle «el progre », et le progrès ou progressiste, est souvent enchanté chaque fois qu’il rencontre une transgression de la morale traditionnelle et il la prend pour bénéfique sans se poser aucune autre question de fond, ce qui ne laisse pas de nous faire rappeler un commentaire de Robert Lévy à propos de la facilité avec laquelle un névrotique signe sans s’apercevoir le contrat qui lui tend le pervers.
Il suffit donc que, dans le film, Bénigno (l’infirmier) énonce son amour et son dévouement pour Alicia (amour pour cette femme dans le coma, ne l’oublions pas), pour que beaucoup de gens sortent les mouchoirs, pleurant sans autre considération, et je pensais que ça devait être parce que le terrain de l’imaginaire, de la fantaisie, du moi idéal, se superpose trop au symbolique dans la constitution de la réalité quotidienne.
Cela me rappela un autre moment: le piège par lequel Almodovar nous fait basculer dans l’imaginaire dans le film « La loi du désir » lorsqu’il fait dire au transsexuel interprété par Carmen Maura à propos de l’opération de changement de sexe : « On est plus authentique quand on ressemble le plus possible à ce que l’on a rêvé de soi-même », phrase qui possède un danger audacieux pour les gens puisqu’elle suppose mettre le désir propre avant tout, mais qui est une formidable publicité pour les chirurgiens esthétiques. Authenticité, donc.
Lors des semaines durant lesquelles j’ai regardé « Parle avec elle » paru par hasard en castillan l’édition autobiographique d’un texte d’André Gide : « Et nunc manet in te » qu’il a écrit peu de temps après la mort de son épouse et cousine Madeleine, et il m’a semblé qu’il y avait un certain parallélisme dans la relation qui unissait cet auteur à son épouse et la « relation » qui unit à priori Bénigno et Alicia dans le film.
Vous savez que Gide était homosexuel mais à une époque bien plus dure qu’actuellement en ce qui concerne les différentes orientations sexuelles —nous parlons des années trente— et il décida alors de se marier à l’unique femme qu’il aima au cours de sa vie… et qu’il ne toucha jamais, érotiquement parlant. C’est à
dire que son mariage sans sexe ne fut pas le fruit d’un accord avec elle, au contraire, Madeleine passa beaucoup de temps à attendre qu’il lui fasse un rapprochement sexuel (au moins il le dit comme ça), alors que la seule chose qu’il lui apportait c’était des conseils et la plus grande attention, chose que lui appelait « un amour pur » auquel elle répondait avec ennui, distance, et —n’ayant pu sortir hors de la prison de son propre fantasme qui la faisait prisonnière de son mari— elle tomba dans un état de désintérêt profond envers le monde et envers elle-même qui, probablement, l’amena à une mort prématurée.
La lecture de ces pages a provoqué en moi une inquiétude semblable à celle du film: plus Gide proclame ô combien il prenait soin de sa femme, ô combien il l’aimait, plus il se donne des coups au cœur de l’avoir sacrifiée au nom de l’amour qu’il lui portait, et plus ça semble sinistre qu’il ne l’ait pas informée d’un élément basique: qu’il ne voulait avoir avec elle aucun type de rapport charnel. Je vous rappelle quelques paragraphes et je vous demande de penser qu’il s’agit d’un cas réel et d’essayer de voir derrière Bénigno et Alicia, les personnages d’Almodóvar.
“… étant donné que ma dévotion pour elle n’avait jamais rien eu de charnel, elle ne devait pas se laisser altérer par les dégradations dues au temps, et plus encore, je n’avais jamais aimé autant que cette Madeleine vieillie, courbée, prostrée par des plaies variqueuses qu’elle m’autorisait à soigner, presque invalide, abandonnée, finalement, à mes soins, douce et tendrement reconnaissante.”
“De quoi est donc fait notre amour, me demandais-je alors, s’il persiste malgré l’effondrement de tous les éléments qui le composent. Qu’est ce qu’il se cache derrière la louche apparence, qu’est ce que je retrouve et reconnais comme le même à travers la dégradation ? Quelque chose d’immatériel, d’harmonieux, de radieux que nous devons nommer âme ou classer sous un autre nom ? (…) C’est cette parfaite authenticité qui rendait si difficile, si impossible toute explication entre nous.”
Que veut dire Gide par « parfaite authenticité»? Gide le dit quelques lignes plus haut : « Ce que je trouve et reconnais comme le même ». Le transsexuel d’Almodóvar dira: « Ce que l’on rêve de soi-même». On voit dans le film que Marcos, le journaliste, dit qu’il ne peut pas reconnaître quelque chose de familier dans le corps de Lydia, c’est-à-dire qu’il s’angoisse comme tout névrotique devant son amante dans le coma. Devant l’immobilité de celle-ci, il se trouve divisé, tandis que Benigno se trouve soi même comme un être complet devant Alicia, et Gide ne voit que du même dans le corps perclus de sa femme.
Quel amour! Que celui qui semble triompher sur le silence, sur la maladie, sur la mort, sur la castration… La parfaite authenticité de l’amour c’est alors pour Gide —comme pour Benigno— celle qui voile la différence, celle qui tait la voix de l’autre pour ne pas courir le risque du vide qui accompagne le mot. Bien sûr c’est aussi l’amour qui se meut dans les sables mouvants de la demande, des complémentaires et non du désir. En entendant que demande ce monde dans lequel on croit pouvoir trouver une réponse à presque tout ? Ce monde materno-filial de l’immédiateté dans les solutions, du non-effort, de la paresse qui, excusez-moi, n’est pas un péché capital mais pire: c’est le manque de désir.
Nous savons à partir de Lacan que le désir est une conséquence de l’espace engendré par la fonction paternelle qui libère l’enfant d’essayer de combler les souhaits de l’Autre maternel, qui l’aide à mûrir. Un espace qui est mi-loi mi-romance et favorise une relation entre sexes charnel et romantique. Donc quand ce désir articulé avec la loi manque, l’amour et le charnel se désarticulent, laissant l’amour d’un côté comme béat d’être tant sublimé ; et d’un autre côté reste l’horreur qui peut être parfois le charnel sans les nuances de l’amour, et c’est ce qui se passe dans les romans du Marquis de Sade, mais aussi dans les textes et film qui nous concernent et qui paraissent beaucoup plus aimables.
Une autre coïncidence entre l’œuvre d’Almodóvar et celle de Gide: dans le film, les deux femmes sont blessées et dans le coma, et c’est un homme qui les habille, les soigne, les lave… tel que Gide le faisait avec sa femme: ils font une totale consécration amoureuse. Mais il est étrange et un peu horrible que quelqu’un qui n’ait pas voulu toucher un corps sexué dise qu’il est enchanté d’en panser les ulcères variqueux, ou lorsque un corps dans le coma est comme une page blanche, que quelqu’un au nom de l’amour y lise un désir qui vient de lui, raison pour laquelle autant Benigno que Gide rencontrent du même et non quelque chose d’Autre, quelque chose de différent. Ils éludent la différence. C’est pourquoi à la fin du film, Benigno demande à Marco: « Parle avec moi », en étant lui-même dans la position occupée avant par Alicia.
Qu’est-ce que je veux dire quand je dis « du même »? C’est le propre fantasme dans lequel on essaye d’inclure l’autre dans une cellule de complémentarité virtuelle.
Fantasme de complémentarité qui apparaît clairement décrit dans le film muet qui est à l’intérieur du film d’Almodovar : « L’amant décroissant », cet amant tant diminué à cause d’un expérience de laboratoire, qu’il ne trouve qu’une seule façon d’avoir des rapports sexuels avec sa fiancée, à savoir, rentrer tout entier en elle et rester vivre là; voilà « le même », rendez-vous compte, quel joli fantasme masculin: que la mère ( et non la femme) soit satisfaite grâce à l’intervention de son enfant qui retourne se glisser en elle, en la complétant.
Il n’est pas habituel de trouver les deux façons de nier le désir féminin qui associe idéalisation et viol; d’un côté l’idéalisation de l’amour courtois qui prive la femme de son désir sexuel: la Vierge Marie en est un exemple classique, et le chant que Gide fait de son épouse n’arrive pas à étouffer le fait qu’il avait trahi son désir. Et d’un autre côté le viol —parce que Bénigno viole Alicia, ne l’oublions pas— le viol étant un terrain très glissant car, oui, il a à voir avec le désir féminin (on sait que les femmes ont des fantasmes de viol), désir féminin qui de toute façon est nié par l’homme dans l’acte du viol.
Il est intéressant que, malgré le titre du film, les hommes parlent d’elles et pour elles, mais pas avec elles car cela serait accepter l’altérité, la différence, qui manque beaucoup dans ce film. Et justement, une façon habituelle qu’ont les hommes de pouvoir accepter la différence sexuelle et le désir des femmes c’est de les accuser de quelque chose : sorcières, folles, méchantes, possessives, trop astucieuses, trop stupides… peu importe car il s’agit de les inscrire sous un signifiant quelconque qui fasse un ensemble qui ne les effraie pas. C’est là une solution assez dérangeante pour les femmes, mais plus salubre psychiquement que la solution trouvée par Bénigno face à cette peur. Lui, parle de sa « relation » avec Alicia comme étant « bien meilleure que celle de beaucoup de couples », ce qui —au delà de l’hilarité que provoque la phrase dans le public— consiste en fait en un contrôle de l’autre en lui faisant devenir « du même ». Le contrôle absolu sous un voile, en leur faisant taire, ou le fait de les cataloguer de manière accusatoire, sont diverses solutions masculines pour éviter cette sensation de dépossession dont parlait un homme par exemple lorsqu’il nous disait : « Les relations érotiques avec une femme sont une lutte inégale. C’est comme si la femme définissait le terrain de jeu et disait ‘C’est là que ça se joue: dans mon corps’, alors elle exige et cela suppose un recul insupportable ».
Et si on lisait différence au lieu de recul ? Parce que la femme avec son désir leur fait peur dans sa façon de désigner un au-delà de jouissance. Et la jouissance féminine leur fait peur car elle n’appartient pas au terrain du même, du connu, mais elle renvoie à son propre « hétéros », à cette zone du « no man’s land » qui bat à l’intérieur de chacun de nous : ce qui nous est plus étranger. Une zone inclassable, in interprétable, dont seuls les mystiques dont Freud et Lacan ont essayé de rendre compte : les uns de manière délectable en traçant des traits avec son écriture qui attrapent un peu de cette délectation; Freud de manière un peu poétique en parlant de continent noir, et Lacan de manière théorique.
Almodovar n’accuse pas les femmes puisque dans le film il n’y a pas de désir pour elles, seulement une fascination qui conduit à une prison qui est encore pire: celle de leur néantisation. On pourrait penser qu’il fait sienne la phrase que prononce dans le film le professeur de danse interprété par Géraldine Chaplin lorsqu’elle dit : « Du masculin émerge du féminin, du terrain l’éthéré, l’impalpable » Une phrase qui ne cesse pas d’évoquer l’histoire de la côte du premier homme sur la terre, mais qui triche parce que la femme n’appartient pas complètement au monde partagé avec les hommes. Une femme peut très bien se déplacer dans ce monde —et pourvu qu’elle s’autorise à le faire !— mais elle le fait « pas toute » puisqu’elle échappe à ce monde en lui faisant des trous, ce qui laisse voir son inconsistance et c’est cela que Lacan appellera « hétéros », et non pas éthéré.
Le monde du féminin n’est pas du tout éthéré, tout d’abord parce que ce n’est pas un monde, ce n’est pas un univers, chaque femme s’inventant en tant que femme. Et demandez aux femmes s’il est éthéré. Ce n’est pas non plus le monde du naturel ni des vérités telluriques des femmes qui courent avec les loups , dans un lien avec le cosmos… non. Tout cela appartient au monde (et ça oui) des biens; monde que nous partageons hommes et femmes, bien qu’il apparaisse déguisé de féminin, parce que c’est le monde de l’extase materno-filial: il vise l’obtention de cette cellule virtuelle de complémentarité intime et douce qui est en réalité chargée de pulsion de mort.
La féminité ne s’assied non plus à table avec les revendications, bien que nous ayons tous une dette envers ces féministes qui ont tant lutté pour l’égalité des droits des femmes. Le problème est que la revendication est une défense hystérique face à la féminité (parce que les femmes aussi prennent peur quand l’ « hétéros » bat des ailes pas loin). Et c’est parce que cette possibilité d’un espace Autre, les femmes savent que parfois il a l’air très proche d’un non-lieu, ou d’un excès, la chose est ainsi paradoxale; et de là les pleurs de beaucoup de jeunes filles face à la stupéfaction de leur compagnon dans les relations sexuelles.
La féminité n’a alors rien à voir avec la revendication, ni avec la plainte, ni avec l‘intimisme d’un « monde » féminin naturel et solidaire, parce que cela se partage avec les hommes: il vise juste l’inconsistance de ce monde en le décomposant sans se fâcher et sans avoir à lui étancher les blessures narcissiques. La féminité maintient des espaces de non-sens; elle ne les ferme pas avec des simulacres d’objets, c’est-à-dire, de sens. Aussi bien Benigno, que Gide, que l’amant décroissant —chacun à sa manière— prétendent être l’objet qui assure la jouissance de sa compagne, pour ne pas avoir à s’interroger sur ce petit morceau de « non-sens » qui se niche au plus profond de chacun de nous et qui nous ouvre une fenêtre sur l’héteros.
Maria-Cruz Estada
Psychanalyste à Madrid
Membre actif de l’Association Freudienne de Paris
(1) Publicado en el núm. 17 de la Revista « Trama y Fondo: La diferencia sexual ». Madrid 2005. www.tramayfondo.com.
Publicado en la Revista digital: http://www.psyche-navegante.com. Buenos Aires, 2004.
(2) André Gide: Et nunc manet in te – Corydon, Odisea Editorial, Madrid 2002.
(3) Pedro Almodóvar: Hable con ella – El Guión. Madrid 2002.
(4) On fait ici référence au best seller de Carlota Pínkola Estés: « Des femmes qui courent avec les loups ». Cette psychanalyste junguienne promeut l’idée d’une femme sauvage qui serait au fond de chaque femme, ce qu’une fois de plus est un essai manqué de trouver un signifiant commun qui ferait ensemble des femmes..