Au bout de plus d’un demi-siècle de rencontres réussies de psychanalystes avec les enfants autistes, toute forme de traitement psychanalytique de l’autisme infantile est aujourd’hui attaquée. Bien que la psychanalyse ait effectivement joué un rôle important dans l’histoire de la prise en charge des enfants autistes, elle est de nos jours considérée comme responsable d’avoir accusé les mères d’enfants autistes d’être coupables de l’éclosion de l’autisme chez leurs enfants.
Nous sommes arrivés à un point où la survie du traitement psychanalytique d’enfants atteints d’autisme est effectivement menacée.
Je propose d’examiner ici trois éléments-clé qui peuvent être responsables, parmi d’autres, de cet état de choses. Nous verrons ensuite les possibilités de nous en sortir ; ces possibilités relèvent d’une reconsidération des frontières communément établies entre les champs de l’éducation et de la psychanalyse.
Le premier élément-clé est bien sûr d’ordre économique et politique : je ne m’y détiendrai pas, car cet argument est bien connu. J’ai eu l’occasion de le développer ailleurs, dans un article écrit avec Leandro de Lajonquière pour la revue Dialogue, qui vient de paraître. Bref: le rejet de la psychanalyse est mêlé à un enjeu où des intérêts économiques dictés par l’industrie pharmaceutique sont majeurs.
Le second élément-clé est la place donnée à l’interprétation psychanalytique des parents d’enfants autistes. Nous voilà donc face à la part de responsabilité revenant directement à une certaine direction de la clinique psychanalytique, peu pratiquée de nos jours, mais qui a contribué à l’établissement de cet état de choses.
Beaucoup d’entre nous pensent, aujourd’hui, qu’il est inutile d interpréter les autistes. Et moins encore interpréter leurs parents. Néanmoins, l’interprétation des parents était fréquente au début de l’histoire des prises en charges des enfants avec autisme. Bien sûr, le psychanalyste qui reçoit des enfants doit écouter ses parents. Il doit dénouer l’écheveau d’une histoire mettant en jeu trois personnages– père, mère et fils – et séparer les registres symbolique et imaginaire des parents de ce qu’est le réel de l’enfant. Comme il s’agit d’autisme, nous devons travailler dans cette direction, non pas pour trouver les causes de l’autisme chez les parents, mais pour « déblayer le terrain », écouter les résonances des fantasmes des parents, réduire leur réverbération et pouvoir ainsi écouter ce qui est propre à l’enfant.
On sait aujourd’hui que les parents doivent faire partie du traitement des enfants, mais ce ne sont pas eux, comme sujets, qui sont traités, comme dit Boudard (1992). Il faut travailler sur la chaîne signifiante (S1 – S2), mais pas dans l’intervalle où se situe le sujet dans la relation à son fantasme (S<>a). C’est-à-dire que l’on ne travaille pas le fantasme inconscient des parents, mais le discours qu’ils déploient sur leurs enfants.
Si, au contraire, le psychanalyste commence à les écouter et à les interpréter, il se trompe, pour ainsi dire, de demande. Écouter les parents comme sujets sans qu’ils ne l’aient demandé est un acte violent, surtout pour eux, qui souffrent déjà beaucoup. En l’absence de conditions préalables nécessaires à un travail analytique – la demande et le transfert – les parents ressentent les interprétations comme des accusations. Et face à la réaction de recul des parents qui s’en suit, le psychanalyste d’autrefois l’interprétait comme une résistance des parents au traitement.
Troisième élément : le « savoir Internet », et la dépossession du savoir des parents qui s’en suit. Le discours scientifique leur vend un savoir qu’ils sont supposés ne pas savoir, ce qui les éloigne encore plus de la psychanalyse.
Examinons mieux cette dépossession.
La dépossession dont souffrent les parents d’enfants en général n’est pas actuelle. Elle date de l’installation de l’hygiénisme au XIX siècle, responsable de la première disqualification de l’acte éducatif des parents modernes.
Au Brésil, l’action de l’hygiénisme commence avec la destitution du Père colonial, qui régnait auparavant comme autorité absolue au sein de sa famille, ayant dans ses mains les destins de vie et de mort de sa progéniture.
Acte continu, l’hygiénisme installe un nouveau mot d’ordre: il faut éduquer l’éducateur. C’est ce mot d’ordre qui oriente dès lors les médecins hygiénistes du XIX siècle, chargés ainsi de soigner les enfants en éduquant leurs parents.
Ces médecins hygiénistes voulaient aussi limiter fermement le pouvoir paternel quand il s’agissait des soi-disant maladies mentales.
À leur avis, les maladies mentales étaient la conséquence d’une éducation mal menée. Les familles étaient nuisibles aux esprits infantiles! La pédagogie hygiéniste prônait ainsi une éducation aseptique, dont la cible principale était la manifestation de la sexualité. Le grand mal, selon cette pédagogie, responsable des maladies mentales. C’est d’ailleurs ce que prônait le père de Schreber, un pédagogue tout à fait conforme aux idéaux hygiénistes de son époque.
Actuellement, le discours médico-hygiéniste va encore plus loin quand il s’agit de ladite maladie mentale. C’est une maladie, mais ce n’est pas mental. Si elle n’est pas mentale, nous n’avons pas besoin de psychanalystes, mais de professionnels qui puissent réorganiser le désordre comportemental provoqué par la maladie ; selon ce discours, nous avons besoin de la rééducation, qui, dans son ensemble, est une réédition de l’éducation hygiéniste. Celle-ci éduque, ou, autrement dit, propose une formation aux parents et aux éducateurs, qui ne connaissent rien de cette maladie.
La destitution autoritaire du savoir familial efface, fait disparaître, rend inopérant le savoir inconscient des parents, étant donné que c’est du savoir inconscient qu’émane son pouvoir éducatif. Pourquoi?
Le savoir de la Science est un savoir déjà su que les parents effectivement ne savent pas. Le savoir inconscient, par contre, est un savoir non su. C’est justement parce qu’il est non su qu’il a la possibilité d’être transmis, ayant donc un pouvoir éducatif. Le savoir qu’on ne sait pas c’est celui qui nous commande et qui règle notre fonctionnement pulsionnel, notre appréhension de la réalité, notre rapport à l’autre, à la loi, au désir. Mais il est notamment celui qui, du fait de ne pas être tout et non totalisant, comme celui de la Science, il porte toujours une énigme, celle du désir, du désir de l’Autre. Or, c’est l’énigme qui ouvre l’espace et la place pour l’émergence du sujet.
Pour préciser le rapport entre savoir inconscient et pouvoir éducatif, j’emprunte l’expression de Voltolini, qu’il utilise pour essayer de montrer ce que la psychanalyse transmet aux éducateurs/enseignants : Voltolini invite l’enseignant à établir un rapport productif à l’impossible (Voltolini, 2002). On peut dire alors que les parents, positionnés à partir de leur savoir inconscient, sont à même de transmettre à leurs enfants un rapport productif à l’impossible.
Néanmoins, positionnés à partir du savoir de la Science, ils ne peuvent que transmettre aux enfants leur quête sans fin pour rendre possible ce qui est impossible, pour se montrer imaginairement puissants en réponse à l’impuissance imaginaire. En revanche, les parents, puisant dans leur propre savoir inconscient, ne chercheront pas à combler le manque. Alors, leur pouvoir éducatif, fondé sur l’impossibilité et non pas sur l’impuissance peut devenir productif. Que produit-il ? Des sujets divisés. Ce pouvoir constitue des sujets en leurs enfants.
En somme, le rejet de la psychanalyse s’appuie sur une manipulation politico-économique, sur une gestion clinique inefficace pour le traitement des enfants autistes et sur un discours dit scientifique qui dépossède les parents de leur savoir inconscient.
Donc, pour faire face à ces trois éléments menaçant la pratique psychanalytique appliquée aux enfants atteints par l’autisme, que devrions-nous faire?
Une transformation de notre position clinique s’avère nécessaire. En opposition à une analyse des parents, on leur offre une récupération narcissique. Et en opposition à leur dépossession, on leur propose la récupération de leur pouvoir éducatif. Mais pourriez-vous y reconnaître une démarche psychanalytique ?
Précisons un peu mieux ce dont il s’agit quand nous proposons la récupération narcissique des parents d’enfants autistes.
L’hypothèse orientant notre réflexion est que l’autisme peut fort bien résulter d’une certaine prédisposition faisant que le bébé éprouve la demande de l’autre parental comme excessive et, donc, se mette en retrait. De leur part, les parents se ressentent du refus de leurs enfants à répondre leurs appels et ils se replient sur eux-mêmes , car ils prennent la réaction de leurs enfants pour un refus qui leur est dirigé, en tant que parents. Le dialogue ne s’instaure pas. Ainsi, la place qu’ils occupent dans ce drame est à peine réactive et non pas « causale », comme l’avait déjà dit, il y a longtemps, Bettelheim .
Mais, si on n’est plus l’analyste des parents, le travail ne doit pas moins viser à leur récupération narcissique en tant que parents d’un enfant, pour les voir soutenir ensuite une puissance éducative émanant de leur savoir inconscient propre à leur condition de parents.
Toute éducation porte en soi un travail de construction narcissique mené par les parents au début de la vie de l’enfant. En effet, comment pourraient-ils investir leurs enfants quand eux-mêmes se trouvent sous la menace d’un affaiblissement narcissique ? Si les parents sont confrontés à un enfant qui ne leur renvoie pas une image de bons parents, comment relancer la dialectique des investissements libidinaux ? C’est justement où l’éducation entre en scène. Non pas la rééducation comportementale, non pas le mot d’ordre hygiéniste qui est celui d’éduquer l’éducateur. L’éducation qui entre en scène dans le traitement de l’autisme vient sous forme d’une écoute et d’une reconnaissance de la place des parents dans la constitution du sujet et dans la construction ou reconstruction du narcissisme de leur enfant.
Ce faisant, nous récupérons le pouvoir du savoir inconscient annulé par la Science Moderne.
Il est essentiel alors d’effectuer cette opération dans le travail avec les parents d’enfants autistes, notamment avec ceux de bébés sous le risque d’une évolution autistique, puisque nous sommes justement face à des bébés porteurs d’entraves structurelles dans l’opération de constitution subjective.
Cette idée n’est pas nouvelle, ayant été largement diffusée par Laznik.
Mais, on s’est posé ci-dessus la question : travailler pour la récupération narcissique des parents et leur rendre le pouvoir éducatif serait-il entreprendre une clinique psychanalytique? Le travail de l’analyse conduit à ce qu’on appelle le dégonflage narcissique et à l’opposé de l’attribution de pouvoir au sujet.
Ce n’est donc pas un travail d’analyse. En revanche, il s’agit, à notre avis, d’un travail d’Éducation Thérapeutique.
Je vous ai donc exposé une des conséquences possibles, à notre avis, du fait d’envisager autrement les frontières classiques entre psychanalyse et éducation.
Au début de notre travail nous nous sommes interrogés sur les possibilités et les limites propres à l’approche psychanalytique dans le traitement des enfants autistes et psychotiques. Le travail de reformulation clinico-conceptuelle était sous-tendu par l’hypothèse selon laquelle l’éducation peut jouer un rôle thérapeutique. Il a ainsi très vite débouché sur une remise en question des frontières classiques généralement admises entre soin et éducation. La traduction de l’expression « Educação Terapêutica » en français n’est pas simple, car ses objectifs et son fonctionnement ne correspondent pas à l’expression déjà consacrée « Éducation thérapeutique ». Une traduction possible de ce dispositif à facettes multiples pourrait être : éducation à visée clinico-thérapeutique, ou plus simplement : éducation à visée thérapeutique. Ou encore, éducation à visée du sujet.
La possibilité de formuler l’hypothèse selon laquelle l’éducation pourrait être thérapeutique repose sur deux prémisses fondamentales : d’une part, la psychanalyse ne se substitue pas à l’éducation et, d’autre part, l’éducation de n’importe quel enfant – ordinaire, handicapé, en souffrance psychique ou en risque d’évolution autistique – relève du champ de la parole et du langage. La réalité psychique – quelle qu’elle soit, selon la théorisation que l’on aura choisie – relève nécessairement de l’éducation, donc à notre avis de l’intervention d’un adulte envers un enfant. La condition pour qu’un enfant grandisse est l’éducation qui requiert la parole adressée par un adulte. Dans l’éducation à visée thérapeutique ou à visée du sujet, l’éducation est donc pensée comme la transmission, de la part des adultes, de marques symboliques d’appartenance ou de filiation à une histoire au sein de laquelle l’enfant peut conquérir pour lui-même un lieu d’énonciation (de Lajonquière, 2013). En d’autres termes, il faut que l’enfant puisse se positionner en tant que sujet dans le champ de la parole et du langage.
Revenons finalement au premier élément, le politique : si le psychanalyste accepte que son champ de travail soit aussi le champ de l’éducatif, il ne laissera pas ce champ en proie du discours de la Science et du comportementalisme. Loin de le coloniser, il ferait partie de ce champ, il en serait au cœur, puisque le sujet y est aussi. En plus, être dans le champ éducatif, c’est abandonner le champ de la maladie, de la pathologie, du traitement, de la thérapeutique, bref, de la médecine. N’est-ce pas là une réponse politique aux efforts d’anéantissement de la psychanalyse ? C’est bien ce qu’a compris Robert Levy, en proposant ce congrès. J’espère bien que notre effort n’aura pas été en vain.
Maria Cristina Machado Kupfer