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TU QUITTERAS TON PÈRE ET TA MÈRE

Couverture – Tu quitteras ton père et ta mère – Philippe JULIEN
Que transmettons-nous à nous enfants?

« Notre modernité préconise avant tout le bien et le bien-être ; les droits de l’enfant naissent avec le devoir des parents et de la société d’assurer le bien de la génération suivante. Sécurité, protection, prévention, assistance, tels sont les maîtres mots du discours social sur la famille.
Avec la modernité de la Science, l’ontologie est morte, le bien-être se définit par l’utile à … l’intérêt à… Le plus grand bonheur pour le plus grand nombre, c’est l’exigence de la démocratie, et elle commence à la maison pour tous les membres de la famille: enfants, parents, grands-parents.

Ce qui se dit au sujet des biens ici et maintenant pour son plus grand bonheur passe par la parole partagée, celle du tribunal de l’opinion publique, cette parole dit ce qu’il convient de transmettre pour la santé physique, l’équilibre psychique, la compétence intellectuelle, la situation économique et politique de la nation qui grandit. »
Les experts sont légion: exemple récent :
Invité de 28mn, Michel LEJOYEUX psychiatre, pour lui la bonne humeur se travaille en effet, tout comme l’on travaille un muscle. Dans son nouveau livre : « Tout déprimé est un bien portant qui s’ignore », il développe des solutions simples et non médicamenteuses pour lutter contre la déprime et rassurer sur l’origine de ce mal.

TELLE EST LA LOI DU BIEN-ETRE
« Trouver la mesure et la modération, ni trop ni trop peu, car le plaisir mène au déplaisir, la limite est annoncée à chaque fois par l’opinion : pas d’abus d’alcool, de tabac, de médicaments…
Comme la démesure mène à la violence sur soi-même, et à l’inverse, pitié ou compassion pour les autres devenus victimes du danger, ces deux pathos font la puissance des médias. L’organisation mondiale de la santé (1978) ou l’Unicef (1996), décrivent bien que la santé est un état de bien-être total, physique, mental et social, et pas seulement une absence de douleur, elle est positive, totalisante, sans faille ; elle est le bonheur sur terre, la pleine satisfaction de ses désirs. Un savoir pré-dictif pour la prévention des dangers doit se transmettre des parents à leurs enfants, par ce fonctionnement de la loi du bien-être. »
Dans les vœux de début d’année ne disons-nous pas : « d’abord la santé, c’est tout ! »
Peu à peu le savoir de l’expert s’arroge un pouvoir sur l’enfant de telle sorte que la loi du bien-être se transmet à la génération suivante non plus seulement par le familial, mais par le social.

La féminité voilée - Philippe JULIEN - Desclée de Brouwer
La féminité voilée – Philippe JULIEN – Desclée de Brouwer
LA LOI DU DEVOIR
« Cette transmission ne suffit pas, faire dépendre la loi morale de l’utile et du sentiment de bien-être, c’est la soumettre aux aléas de la sensation de plaisir et de déplaisir : « Je me sens bien, je ne me sens pas bien. » Cela ne peut pas fonder une société. Il faut une autre loi, celle qu’instaure le commandement intérieur – « Tu dois.. » indépendamment des conséquences que cette notion peut avoir sur le bien-être ou le mal-être de la personne. Elle s’oppose à la loi du bien-être. Cette loi morale s’impose à chacun et n’est imposée par personne. Cette loi morale à deux caractères :

1- elle est inconditionnelle
2- elle est catégorique

Inconditionnelle : ex « Tu ne voleras point » vaut dans tous les cas. Pas de différence entre la légalité et la légitimité : en cas de famine et de risque de mort pour les siens, on peut bien voler le bien d’autrui puisque Saint Thomas d’Aquin disait : « en cas de nécessité toutes choses sont communes ». Emmanuelle Kant, philosophe de la naissance de la modernité, a bien compris que les citoyens soumis à un maître se soumettent ensuite à une loi commune, cette loi du devoir, que la démocratie et la laïcité vont unifier dans la loi civique et la loi morale.

Catégorique : le 2ème principe n’est pas séparable du premier (inconditionnelle). On va passer du « Tu dois… » Qui émanait de l’autorité d’un maître, du prestige d’un chef politique ou du charisme d’un chef religieux, à la transmission de cette subordination assurée par le père de famille. Celui-ci, faisait la loi, dans la famille traditionnelle.
Maintenant que le maître est destitué comme le père, la loi parle d’elle-même : « vas te coucher, lève-toi, mange ta soupe, va te laver ! » C’est la loi qui parle.
Nous avons aujourd’hui deux sortes de transmission de génération en génération, celle de loi du bien-être et celle de la loi du devoir. Tantôt elles s’unissent tantôt elles s’opposent. Tout dépend de leur mode de transmission.
S’agissant de la première loi, loi du bien-être, lorsque les parents veulent à tout prix le bien de leurs enfants, cela peut les mener au despotisme des premiers et à la passivité des seconds. Ex: obliger à manger, à travailler comme ça et pas comme ça, pour le bien de l’enfant… Cependant il n’en est pas nécessairement ainsi, les parents en effet, ne prétendent pas tout savoir quant au bien de leurs enfants (livres et dvd pour l’éducation etc..) ce doute, né de la modernité, permet de subvertir la liaison despotisme-passivité.
Quant à la deuxième loi, celle du devoir, n’est pas de tout repos, elle se transmet par la voix du père qui interdit la relation incestueuse à la mère, et elle s’intériorise comme voix de la conscience morale au moment du déclin de l’Œdipe. Cette voix intérieure appelée le surmoi peut-être féroce comme Freud le montre en 1926, dans « Malaise dans la civilisation ».

Mais alors n’y a-t-il pas d’autre voie que celle de passer du masochisme infantile au sadisme parental? Freud nous laisse sur cette question.
En effet, n’y a-t-il pas une 3ème loi dont l’éthique se présente à nous lorsque les deux premières rencontrent l’une et l’autre leur propre limite?

Au fondement même de chaque nouvelle conjugalité il y a une troisième loi. Dans la genèse la parole de Yahvé : « l’Homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme, et ils deviennent une seule chair ». Il y a là un universel. Celle loi concerne aussi bien la femme que l’homme.
Selon la réponse anthropologique via Lévi-Strauss, dans son article sur la famille, c’est par la prohibition de l’inceste qu’elles amènent les familles biologiques à engendrer de nouvelles familles par l’office desquelles, seulement, le groupe social réussira à se perpétuer. » L’anthropologue répond clairement : la société seule, qui empêche chaque famille de se fermer sur elle-même et de se constituer en monde clos par le biais de ce qu’on appelle l’inceste. Pour lui, une famille ne saurait exister s’il n’y avait d’abord une société et non l’inverse. On sort de la consanguinité en la dépassant et de l’autosuffisance des familles par le biais de la rencontre de l’étrangeté, par le risque de l’inconnu. Lévi-Strauss parle d’un travail incessant de destruction et de reconstruction. Destructions de la famille originaire pour construire une nouvelle famille, c’est ainsi que la société se perpétue en s’opposant à la famille d’où vient chaque citoyen pour que se fonde une nouvelle famille à la génération suivante. La culture a besoin de la nature (filiation biologique) mais pour la dépasser d’alliance conjugale toujours nouvelle. Si on reprend :

1 – Culture : alliance conjugale
2 – Nature : filiation biologique
3 – Culture : nouvelle alliance conjugale
La famille ne cesse de mourir, pour que la société se perpétue.
Cette troisième loi, celle de l’interdit de l’inceste, est universelle qui depuis toujours, régit la société humaine et institue une délimitation, qui varie selon les cultures, entre l’interdit et l’autorisé.
Exemple : le mariage des femmes Kuria au Kenya émission sur Arte octobre 2015.

Certes la société en transmet l’énoncé, mais son discours est-il à même d’en permettre la réalisation effective? L’anthropologue ne répond pas, de l’inceste n’est-il pas la transmission familiale de la loi du désir, loi qui est au fondement même de chaque nouvelle conjugalité? »

LOI DU DÉSIR ET CONJUGALITÉ

« Instaurer une alliance avec une femme, avec un homme, c’est faire l’expérience de trois dimensions de la conjugalité : l’amour, le désir et la jouissance.

L’amour :
C’est vouloir son bien à l’autre, puisque l’amour pour l’aimé(é) est l’effet de ce que l’on a reçu de ses parents. Dévouement, attention constante, oubli de soi, oblativité, n’est-ce-pas ce que de « vrais »parents nous ont appris? En effet, aimer c’est constituer un Tout dont l’autre et soi-même font partie .Ce n’est pas seulement l’union qui importe, mais l’unité d’une seule Totalité dont « toi » et « moi » sont les éléments. Mais alors, comment réaliser cet Un?
Par la promotion de mon être selon ces trois postulats, chacun étant fondé sur le suivant :
– je suis celui, celle, qui veut ton bien
– je suis celui, celle, qui peut ton bien
– je suis celui, celle, qui sait ton bien
Ainsi s’établit la communication dans le partage des biens (économie, logement, voiture, mais surtout partage d’opinions chaque jour, les week-ends, les opinions sont faites pour être partagées. Se communiquer ce que l’on pense avec la conviction d’être intéressant et bien écouté à tout instant, parce que c’est « moi » qui le dis, et non pas un autre ! Activité et passivité s’inversent mutuellement et ne se fixent pas. Dans la réciprocité de l’amour, chacun voulant le bien de l’autre, l’échange peut continuer longtemps et durer jusqu’à la mort.
Mais ce n’est que du possible et non du nécessaire. Pourquoi? Ça peut craquer et s’effondrer? Car mon bien n’est pas le même que le tien, « tu m’identifies à toi, à ta chère personne, pour mieux me dominer, mais je suis autre ! »
Une altérité irréductible se révèle tout à coup, dont la méconnaissance est bien illustrée par l’histoire que la tradition raconte au sujet de Saint Martin donnant la moitié de son manteau à un pauvre au bord de la route. Chaque moitié est identique à l’autre : « Je te donne ce que je me donne. N’es-tu pas à l’image de mon cher Moi? »
C’est la crise. Une faille s’ouvre : « Je croyais savoir que, pour toi, moi seul(e) pouvais vouloir et accomplir ton bien. Et tu me réveilles d’un coup de poing en proclamant mon ignorance! »
En effet, il y a dans l’amour une passion d’être le seul, la seule, à savoir quel est le bien de l’autre. C’est pourquoi devant le refus de l’autre, l’amour s’inverse en haine de celui qui ne veut pas recevoir son bien de moi. Amour et haine se ressemblent étroitement dans l’ignorance maintenue que l’enjeu véritable n’est pas vraiment le bien de l’autre, mais la passion d’être le seul, la seule, qui sait et donc qui peut le bien de l’aimé(e). »

Le désir

« La Conjugalité repose aussi sur le désir, pas seulement sur l’amour. Elle est l’expérience du désir.
Si l’amour est don de ce que l’on est, le désir est à l’inverse, don de ce que l’on n’a pas et de ce que l’on n’est pas : il est un aveu du manque, du vide.
C’est ce que dit le coup de foudre dans la rencontre de pur hasard : « Toi, oui, tu es ce qui me manque! » Le désir n’est pas le besoin, le besoin maintient la vie contre la mort, il est de l’ordre de l’utile : besoin de manger, de boire, de se mouvoir, de dormir.
Le désir est tout autre : il porte sur le désir de l’autre ; il est désir du désir de l’autre : « Tu es ce qui me manque, c’est-à-dire la réponse à ma question sur ce qui te manque, à toi et à nul(le) autre ! » Le jour de l’évènement de la rencontre de la limite de l’amour, seul le désir fait réponse. Dans cette attente, le désir est appel et interrogation toujours soutenue car le langage ne peut dire ce dont l’autre manque ni ce qu’il désire. En me disant ceci, cela, que veux-tu donc… de moi? Pas de réponse : énigme du désir de l’autre. Ainsi le désir est au-delà de la demande de reconnaissance par un autre désir. Il est au-delà du langage, béance toujours ouverte, à la fois lieu d’effroi et de fascination.
Tel est bien le prétexte du discours de la névrose qui, identifiant demande et désir, proclame que le désir ne peut être qu’insatisfait ou impossible. Alors le sujet ne cesse de se plaindre ou de se dérober. Ce qu’il cherche en l’autre, c’est le gouffre de son désir pour que l’abîme de sa propre absence ait plus d’attraits pour l’autre que sa présence bornée. La névrose devient ainsi l’occasion de jouer et de montrer de multiples personnages. Le désir n’est jamais là où il est attendu par l’autre ; toujours ailleurs.
Pourtant, il y a une autre voie : maintenir la vérité du désir, c’est passer à l’acte, par-delà le langage, et cela se fait grâce à l’appui du fantasme dont la fonction est de soutenir le désir. »

Vivre après l'inceste -  Roland COUTANCEAU - Desclée de Brouwer
Vivre après l’inceste – Roland COUTANCEAU – Desclée de Brouwer
La jouissance

« Au-delà du langage, il y a la rencontre de deux corps. Telle est la troisième dimension de la con-jugalité : l’expérience de la seule jouissance qui soit, celle du corps de l’autre. Cette face de la sexualité ne se réduit pas à la génitalité ou à l’éventualité de la procréation.
Dans le non-savoir verbalisable du désir de l’autre, le sujet prend le risque de la jouissance… De quoi? De son propre corps ou du corps de l’autre?
La jouissance que j’ai du corps de l’autre n’est pas celle que l’autre a de mon corps. Hormis les quelques secondes de l’orgasme, où l’on peut croire qu’il y a vraiment unité, identification, fusion de deux en un. Mais l’extase n’est que ponctuelle. La dualité demeure irréductiblement.
On peut certes posséder le corps de l’autre, le pétrir de caresses, l’étreindre de toutes ses forces, l’entourer de ses bras et le boire de ses lèvres. Une altérité se maintient ferme : il y a un Toi qui est un Lui ou un Toi qui est un Elle, ce qui m’échappe, me dépasse, me fuit irrésistiblement. Alors nous nous retrouvons deux : lui et elle, elle et lui, butant l’un et l’autre, devant l’impossible d’un rapport qui, de deux, nous ferait Un. La jouissance que connaît l’autre m’échappe dès que je veux m’en emparer. Il y a cet écart entre deux jouissances, deux causes tout à fait différentes. »

« La première concerne la jouissance sexuelle et érotique. Dès qu’une femme devient mère, il y a souvent en elle, un déplacement de jouissance du corps de l’homme au corps de l’enfant. Tout instaure un corps-à-corps, une sensorialité à deux qu’aucun homme ne ressent avec une telle intensité, et qu’il ne peut imaginer une femme devenue mère se révèle tout autre à des degrés divers. Voilà qu’une altérité vient le surprendre et l’étonner, même s’il est devenu père. »

« Mais à cette première raison s’en ajoute une seconde, plus fondamentale : l’expérience d’une jouissance non sexuelle, non érotique que l’on ne peut pas qualifier, si ce n’est négativement : non sexuelle. Les mystiques et les femmes en parlent volontiers, mais elle ne leur est pas réservée. Une part de nous est le lieu d’une jouissance qui nous échappe et nous l’éprouvons seuls, margi-nalement, silencieusement. L’universel de La femme n’existe pas comme essence qualifiable, il y a une et une femme, chacune en sa singularité, selon la façon dont elle se situe par rapport à une jouissance autre que sexuelle et sans nom.
Comment maintenir le conjugal malgré cette altérité dans la dualité de la jouissance? Là, encore seule la loi du désir permet de répondre positivement. La loi du désir est notre seul appui qui peut nous empêcher de rompre l’alliance et nous fait avancer dans la conjugalité.
La loi du désir est la seule à pouvoir soutenir la différence des sexes, si l’on ne réduit pas celle-ci ni à la différence anatomique ni à la différence des identités culturelles et sociales selon le genre masculin ou féminin. Malgré les discours politiques sur légalité de tout être humain en tant que sujet de droit, ou le discours religieux qui révèle selon saint Paul qu’en Christ « il n’y a ni homme, ni femme », car le Dieu du salut donne sa grâce universellement, sans distinction de genre, ces discours publics n’effacent pas l’expérience privée et intime de la conjugalité dans la différence. C’est bien pourquoi, face à cette altérité de la jouissance de l’autre, le seul appui qui puisse permettre, par-delà la traversée du fantasme, de ne pas fuir, mais de maintenir la relation, c’est la Loi du désir.
Conclusion : par deux fois, et dans la rencontre de la limite de l’amour et dans celle de la dualité des jouissances, seule la loi du désir peut nous empêcher de rompre l’alliance et nous fait avancer dans la conjugalité. Elle est notre seul appui.
Mais comment la recevons-nous? »

Une semaine de vacances - Christine ANGOT - Le Livre de Poche
Une semaine de vacances – Christine ANGOT – Le Livre de Poche
LA TRAHISON DU DÉSIR

« Les 3 trois lois que nous avons étudiées ne sont pas équivalentes. Elles ne se remplacent pas l’une l’autre. Elles occupent leurs propres places ou bien elles entrent en conflit : alors la loi du désir doit s’effacer au profit de l’une des deux autres.
C’est cela qui constitue le tragique de l’existence, lequel se définit essentiellement par l’évènement de la trahison, au nom de son bien ou de son devoir propres, voici que l’autre me trahit en trahissant la loi du désir. « Pourquoi m’as-tu abandonné(e)? » Si, à cette question il m’est répondu que c’est à cause de notre bien ou de notre devoir, alors voici qu’à mon tour je cède, je me résigne, je tolère ce choix et je le comprends. Bref, je trahis aussi pour une nouvelle entente dans la compromission et la lâcheté. »
« La trahison de la loi du désir se justifie, en effet, par de « bonnes » raisons : éviter le pire que sont la guerre et le conflit sans fin. Cela se constate tous les jours. Au nom de la vie à protéger, de la mesure à garder dans le plaisir pour éviter le déplaisir, on ne risque pas sa vie et on ne transgresse pas les lois du bien ou du devoir ; on renonce à la démesure et à la « folie » de la loi du désir. Ainsi, sécurité, protection, santé, garantie des biens l’emportent sur les raisons de vivre et réduisent l’être humain à un légume ou à une machine bureaucratique d’où tout questionnement est absent, à commencer par le plus élémentaire : « Mais pourquoi donc faire ceci plutôt que cela? »
Exemple : Paul Claudel, poète français, Consul à Fou-Tcheou en 1900, il rencontre sur le bateau Rosalie Ketch, femme mariée et mère de quatre enfants. C’est le coup de foudre. Durant quatre ans les rencontres amoureuses se multiplient, c’est le déchaînement des sens. Enceinte de lui, elle décide de retourner en France, là où Paul doit la rejoindre. Silence total : aucune réponse aux lettres qu’il lui envoie presque quotidiennement. Elles lui sont renvoyées par Rosalie sans être ouvertes. Pourquoi, mais pourquoi donc? Un an après il va la chercher en France, puis en Belgique, mais elle reste introuvable. Affreuse solitude, terrible abandon, c’est la folie qui commence. Que fait donc Claudel de cette horreur?
Tout d’abord, il a la chance de pouvoir parler à quelqu’un, à un ami cher, c’est là le meilleur chemin pour pouvoir être écouté. Puis, il transfigure ce lien avec Rosalie grâce à l’écriture de Partage de midi, avec la figuré d’Ysé et plus tard, du soulier de satin. A la parole intime avec l’ami Berthelot, il ajoute la beauté d’un dire public, beauté qui seule permet de s’approcher de l’horreur du mal et du malheur pour la coloniser et la faire sienne. (Comme le fera par l’écriture Christine ANGOT, dans un amour impossible, pour sortir du silence de l’inceste vécu avec son père).

Un amour impossible - Christine ANGOT - Flammarion
Un amour impossible – Christine ANGOT – Flammarion

« Enfin cet acte a pour effet subjectif de cesser d’injurier la « cruelle ennemie », la « traîtresse » et de pouvoir reconnaître sa propre responsabilité : si Rosalie a fui, c’est parce qu’elle a compris que chez Paul, la loi du devoir (pas d’adultère!) l’empêchait d’être vraiment désirant. C’est lui le traître comme il le reconnaîtra ensuite. Sa dualité se présente ainsi : l’être humain est bâti, à deux étages : au premier il y a un bourgeois naïf ; dans le sous-sol (…) il y a un original, cet anarchiste essentiel et souterrain. Mais alors, comment faire cohabiter ces étages, le médiocre et le subversif? Est-ce dans la contradiction maintenue ou dans l’exclusion de l’un par l’autre? »

« Il peut arriver que la jouissance que l’autre a de moi n’implique pas mon bien et mon bonheur, mais mon mal et mon malheur. Horreur de la jouissance de l’autre: « Je ne te reconnais pas; « Je ne te comprends plus ! C’est incroyable ! » Il est tentant de riposter par la dénonciation, l’indignation, l’accusation de trahison et de tromperie. Cela peut durer sans fin, à moins qu’enfin je reconnaisse un jour que cette non-bonté, ce non-amour n’est qu’une conséquence éventuelle de la jouissance dite sexuelle, et donc qu’elle concerne tout aussi bien ma propre jouissance du corps de l’autre. Cette étrangeté habite en moi, elle m’est tout intime : je suis un traître à mon tour, infidèle à la loi de l’amour. Comment sortir de l’alternance entre la culpabilité de l’autre et la sienne propre? Comment aller au-delà de la dette à faire payer, soit à l’autre, soit à soi-même? La loi du devoir nous laisse sans réponse.
Mais il y a une autre voie : celle de la beauté. Les artistes, depuis toujours, nous ont montré com-ment ne pas fuir l’horreur de l’outrage : s’approcher de la méchéance inhumaine n’est possible que par la beauté de l’image et du son, au-delà du sens à comprendre : peinture, sculpture, architecture, poésie, musique, chant, danse, théâtre ou film par la monstration et le style. »

« Seul cet art du bien-dire permet de nous approcher de cette étrangeté en nous-mêmes. En effet, l’art n’est pas la simple expression de ce qui est déjà là chez l’artiste ou dans la société. Il crée. Il instaure un vide, un lieu vidé de toute volonté de bien comme de toute volonté de mal ; il cerne un bord de non-savoir sur ce que la jouissance peut impliquer de bien ou de mal. Or ce vide là est le même en l’autre et en moi. Au «pourquoi le mal?», ce vide créé par l’art répond enfin, mais cette voie d’apprivoisement du scandale et de purification de tout savoir sur l’horreur n’est pas réservée à ceux que la renommée appelle « artistes », elle est celle de tout sujet accédant au désir à partir du désir de l’autre, comme manque et vide créateur. C’est ainsi que l’art de la conversation entre un homme et une femme vient faire barrière à un supposé savoir de la jouissance de l’autre. L’enjeu est de se faire proche de l’inconnu en l’autre et en soi-même, là où l’altérité de deux jouissances laisse un vide irréductible.
Reconnaître que seule la vraie trahison : sous prétexte du bien de l’autre ou de soi-même, est trahir la loi du désir en refusant les risques de la jouissance, tel sera le chemin de chacun et de chacune. »

Le sang des mots - Eva THOMAS - Desclée de Brouwer
Le sang des mots – Eva THOMAS – Desclée de Brouwer
LES PARADOXES DE LA TRANSMISSION

« L’amour et la jouissance ne suffisent pas à eux seuls à faire lien conjugal; il y faut le désir et sa loi. La loi de quitter père et mère pour pouvoir faire alliance avec un homme ou une femme venant d’ailleurs est la loi du désir. Ce fut certes la découverte capitale de la psychanalyse freudienne.
Or cette loi comment se transmet-elle et de qui la recevons-nous?
Pour y répondre, procédons selon trois étapes :

– pas d’alliance conjugale sans rupture avec la famille d’où l’on vient. Le lien filial maintenu fait échouer le pacte avec son conjoint ou sa conjointe. Il faut choisir selon la loi de l’interdit de l’inceste.

– pas de rupture possible sans transmission parentale : seule la famille d’où l’on vient et que l’on quitte peut transmettre cette loi du désir et ainsi donner le pouvoir de l’effectuer par une alliance conjugale. Mais à quelle condition?

– Pas de transmission sans conjugalité fondatrice de la parentalité. Telle est la condition : la famille d’origine ne doit pas être fondée sur la parentalité, mais, à l’inverse, c’est la conjugalité d’un homme et d’une femme qui fonde la parentalité. En effet, seule une mère et un père qui ont été et restent encore l’un pour l’autre femme et homme peuvent transmettre la loi du désir à leurs enfants devenus grands. A être toute mère, à être tout-père, tournés vers la génération suivante, il y a, certes, respect du bien et des droits de l’enfant, et pourtant une transmission reste manquante. Ce qui est surprenant, c’est que la vraie filiation est d’avoir reçu de ses parents le pouvoir effectif de les quitter à jamais, parce que leur conjugalité était et reste première. Autrement dit, mettre au monde, c’est savoir se retirer, de telle sorte que les descendants soient capables à leur tour de se retirer. Ainsi, les parents qui, grâce à leur conjugalité, restent dans leur propre génération, ne font pas peser sur leurs enfants devenus adultes le poids d’une dette de réciprocité. L’enfant n’a pas à donner en retour aux parents autant d’amour qu’il en a reçu d’eux. Non, l’amour descend de génération en génération, mais ne remonte pas, s’il procède de la loi du désir. Il s’agit là d’une négation créatrice adressée à l’enfant : « Tu n’es pas l’objet de notre jouissance », moyennant quoi il pourra se tourner ailleurs, vers et selon sa propre génération. C’est bien la signification de la castration libératrice. »

Philippe Julien

Extraits des concepts issus de ses deux livres : « Tu quitteras ton père et ta mère » et
« La féminité voilée » pour mieux débattre sur la conférence n°4, « L’inceste et ses déclinaisons »,
organisée à Amiens le 1er février 2016. Par Chantal Cazzadori.

Vidéo : « Psychologie sur l’inceste » présentée par M. Biraben (2004) Source=Youtube