Telle est la question qui a été débattue dans le cadre des troisièmes Diagonales de l’Association Française de Psychiatrie, le samedi 12 avril 2014 à Nice.
Ouverte à un large public (médecins, psychiatres, médecins du travail, psychologues, travailleurs sociaux, …), cette rencontre locale pluridisciplinaire s’efforcera de définir des modes d’action pour traiter au mieux cette problématique de plus en plus présente dans le monde du travail.
L’association Française de Psychiatrie s’attache à défendre et promouvoir une conception humaniste de la psychiatrie à l’écoute de la pensée du malade.
Ce qui a motivé mon déplacement à Nice, c’est bien entendu le thème de cette journée, qui viendra nourrir de témoignages professionnels, ma rubrique : travail et effroi, via mon blog.
Quand une belle rencontre avec Brigitte Font Le Bret, médecin du travail et psychiatre, se produit deux fois, les effets de transfert ne manquent pas.
Comme je l’écris dans mon livre, page 146, sans la nommer, je l’ai rencontrée pour la première fois à cette journée d’avril 2010 également, organisée par l’association « Conversations essentielles » au Comptoir Général dans le 10e arrondissement de Paris, sur ce thème : « Faut-il aimer son travail pour être heureux ? » (1).
Elle faisait partie des intervenants qui animaient ce débat auprès de 200 managers ou responsables d’équipes. Son intervention me permis encore d’ approfondir mes recherches sur la psychodynamique du travail, un champ neuf que je découvrais lors de mes investigations sur le néo management, chapitre central de mon travail d’écriture en chemin. Une véritable rupture idéologique s’opéra pour moi, entre l’avant de mon travail en entreprises il y a maintenant 14 ans et l’après, soit des années 2000 à ce jour. Ces nouvelles pratiques managériales d’abord en vigueur dans certaines grandes entreprises internationales, se propagent malheureusement aujourd’hui dans tous les secteurs d’activité, sous le joug d’une financiarisation et gestion managériale de la performance. Le « top management« , gestionnaire de la rentabilité financière aux nombreux dispositifs génèrent du mal être ou de la souffrance au travail, nous engoufrant dans un cercle vicieux qu’il convient de dénoncer, de plus en plus, pour combattre cette idéologie de la fatalité du destin. Brigitte Font Le Bret s’engage dans ce travail de témoignages non seulement dans son écoute avec ses patients, mais aussi à travers son blog sur Médiapart, ses écrits, son activité comme membre de l’Observatoire du stress et des mobilités de France Télécom, elle continue plus que jamais à s’insurger…
En enregistrant sa conférence, j’ai relevé ici les axes les plus forts de son intervention que je vais maintenant partager avec vous.
Invitée par l’Association des Psychiatres de France, Brigitte Font Le Bret, médecin du travail et psychiatre, nous exprime tout son « plaisir » d’être devant des psychiatres, ce qui ne lui arrive jamais, bien qu’invitée pour un certain nombre d’évènements par ailleurs. A Grenoble, ses confrères lui envoient leurs patients, essentiellement pour des questions relevant des effets délétères sur la santé en lien avec leur travail. « Y aurait-il quelque chose dans le travail qui nous déborderait ? » demande-t-elle à ce public attentif, réuni à Nice, ce 12 avril, sous la présidence du Docteur Jean-Yves COZIC. Comment donc aborder la souffrance au travail? Autrement dit : comment traite-t-on l’humain à ce jour ?
Elle démarre son exposé en nous parlant de son parcours atypique. Déjà dans sa thèse de docteur en psychiatrie, elle voulait travailler sur le vécu des ouvriers malgré les résistances de son directeur de mémoire, elle dû se contenter d’observer ce qui se passait dans un atelier de mécanique générale, bien que ce ne soit pas très objectif pour les Sciences Médicales. Ensuite, elle s’initie à la médecine agréée pour devenir experte à la cour d’appel, en passant par l’étude de la criminologie, elle se sensibilise au diagnostic différentiel. Elle apprend que le mot pervers se compte sur les doigts de la main, donc utiliser à tout va, le mot « pervers narcissique » prête à confusion. Puis elle se tourne vers le chercheur Christophe Dejours (2) pour se diplômer en psychopathogie du travail,(3) tout cela dans la perspective de bien faire son métier, constatant les carences des connaissances psychiatriques pour aborder la souffrance au travail et la rareté des médecins psychiatres compétents en la matière.
Puis, elle nous rappelle qui est son Maître à penser : Louis Le Guillant, père fondateur de la psychopathologie du travail. Parler de son œuvre et de son rôle novateur, c’est parler de sa passion pour la psychiatrie enracinée dans la vie sociale. En effet, en 1950, il s’est intéressé à ce domaine jusque là à peine défriché. Ses recherches en psychopathologie du travail ont ainsi connu leur plus large retentissement, telles ses études sur la vie professionnelle des téléphonistes, des agents de la conduites de la SNCF, et des bonnes à tout faire. Certains de ses textes écrits sur les standardistes, n’ont pas pris une ride, et préfiguraient ce qui allait devenir la clinique médicale du travail. En effet, il s’attachait à une description clinique de la symptomatologie très fine, en lien avec l’organisation du travail. Il écrit : « Au sujet des téléphonistes, le mode de calcul du rendement contribue beaucoup à donner au rythme du travail son caractère pénible.Les salariées ont la hantise de cette moyenne à maintenir, sans laquelle leur note baisserait et leur avancement serait compromis. Cette façon de procéder entraîne une compétition entre elles. »
Il va pointer également la masse des modalités de surveillance par le système des tables d’écoute et des surveillantes qui circulent constamment derrière les opératrices, dans le but de vérifier si les modes opératoires fixés sont respectés et qu’elles ne bavardent pas entres elles. Des interrogatoires mettent à mal les salariés qui ne respectent pas le temps des pauses à une minute près. Dans un climat suspect, étouffant se développent des sentiments d’ humiliation et d’infantilisation qu’il nomme à l’époque » un syndrome subjectif commun de la fatigue nerveuse ». Un tableau médical qui lui aussi n’a pas pris beaucoup de rides, comme: la sensation d’avoir la tête vide, des troubles de l’attention, de la mémoire, de l’hyper émotivité, des troubles de l’humeur et du caractère, une asthénie profonde, du dégoût d’existence, des idées de suicide plus ou moins explicites, et parfois même des tentatives de suicide font partie du diagnostic médical.(4)
Dans les années 80, un courant nouveau voit le jour, explorant les liens entre travail et souffrance psychique. Le psychiatre Christophe Dejours a créé une nouvelle discipline et levé le voile sur les effets délétères de certains modes d’organisation et d’évaluation du travail. Avec d’autres psychiatres, psychosociologues, psychologues du travail et psychanalystes, issus de ce mouvement, ils n’ont cessé de dénouer d’autres liens entre souffrance mentale et travail. Ils avaient tous ressenti la nécessité de sortir de leur cadre d’intervention propre pour comprendre certains troubles psychiques, et de travailler en pluridisciplinarité. Il s’avère en effet que les questions posées et non résolues avant 1980, sont les mêmes qui font la Une de l’actualité aujourd’hui. Par exemple, une pétition à signer circule (5) pour obtenir une reconnaissance par la Sécurité Sociale de cette affection psychique liée à l’épuisement professionnel des salariés. Le flou de cette expression « burn out » ne permet ni de décrire ces affections ni de promouvoir leur reconnaissance en tant que maladies professionnelles par la Sécurité sociale ; alors qu’en fait il s’agit d’état dépressif lié aux nouvelles contraintes insidieuses du management à la menace ou manipulateur. Le « burn out » existait déjà bien avant. Il s’avère nécessaire aujourd’hui, de poser la question de la formation psychologique des médecins du travail et la création d’un corps des psychiatres du travail. Ce refus historique signe l’existence d’une problématique difficile, celle du lien entre certains troubles psychiques du travail et au-delà, la recherche d’une approche moins clivée entre le Je et le Nous, l’individuel et le collectif, le subjectif et l’objectif, mais cette recherche n’était -elle pas le cœur de notre métier de psychiatre ?
Elle nous donnera un exemple tiré d’une expérience qui se passe dans un abattoir. Le médecin du travail du lieu va s’enquérir sur place, de la nouvelle organisation du travail d’un service qui jusque là fonctionnait bien. Il découvre que les effets produits sur ses patients : colère, prise d’alcool, « turn over », viennent d’une minute en moins pour tuer un boeuf. Cette minute là, à gagner sur le temps réparti, provoque sur ses patients ces effets délétères sur leur santé, puisque ceux-ci étaient privés du temps nécessaire pour accomplir les gestes élémentaires d’hygiène du métier, pour bien exécuter leur travail, comme le fait de nettoyer après l’abattage le sol, de se soucier de la propreté, etc. Cette manière très fine de regarder le processus du trajet à accomplir, soit le travail effectif qui s’intensifie, et par conséquent questionne sur le sens au travail est en effet révélatrice de ce qui ce passe aujourd’hui en termes de dégradations des conditions et des relations à son poste de travail. Ne serait-ce pas le prix à payer par les travailleurs quand les tâches s’intensifient ?
Dans ce contexte, de nombreuses demandes de rendez-vous saturent nos cabinets, des saisies de tribunaux avec un blocage institutionnel posent des problèmes, sans compter un tsunami de nouveaux ouvrages, revues, films, pièces de théâtre, reportages, forums, articles, qui imprègnent notre subjectivité. Des bilans de compétence à refaire, des déclassements proposés, des reclassements voulus déstabilisent les gens qui ne tiennent plus le coup, devant une exigence de performance intenable, qui met en doute leur capacité jusque là correcte. Pour répondre à la demande de souffrance au travail, des cabinets psy, de coaching, développement personnel, de toutes obédiences s’ouvrent et marchent bien, car il faut apprendre à dire non, à vaincre l’autorité, soit le rapport au père, c’est pour cela que nous serions mal au travail ! Sans faire alors le lien avec le système anxiogène qui lui n’est pas justement remis en question. Cette situation préoccupante ne pose-t-elle pas un vrai problème éthique aux professionnels de la santé psychique et physique?
Le Dr Brigitte Font De Bret va aussi nous parler des suicides sur les lieux de travail qu’elle dit insupportable pour elle. Quatre cents suicides évalués en lien avec le travail par an, soit un par jour au moins. La récente série de suicides ne doit rien à une épidémie ou effet de mode comme l’affirmait Didier Lombard, à la tête de France Télécom de 2005 à 2010.
France Telecom Orange : Pendant qu'ils comptent… par yes_men
C’est le produit d’une organisation du travail qui isole en même temps qu’elle agit, tout en empiétant sur la vie privée des salariés. Ces deux entreprises : France Télécom et la Poste ont mis en place des mesures d’accompagnement pour licencier en douceur… Agir sur les congés longues maladies, congés longues durées, retraites par invalidité à 50 ans, c’est mettre un terme à des fins de carrières dramatiques avec 1200 euros par mois par exemple, pour obtenir quelle retraite au bout ? Nous assistons là à une autre manière de réduire les coûts des salaires qui deviennent une mesure d’ajustement propre au Lean management. On fera plus de rendement avec moins de monde, d’où l’intensification des tâches qui créée de la souffrance au travail, ainsi le cercle vicieux reprendra. D’ailleurs, La Poste prévoit un départ de 100 000 personnes en dix ans, et ça continue…
Pour apporter une bonne nouvelle, elle confirme qu’un observatoire du suicide (6) est enfin créé en France. Il serait temps de pouvoir calculer précisément le nombre de suicides des enfants de 14 ans, des personnes âgés et des gens au travail. Une approche épidémiologique est donc mise en place pour apporter davantage de rigueur à ce nouveau fléau.
Concernant les confusions sémantiques elle relève :
- Les TMS, le « burn-out », les RPS, le stress, la souffrance au travail, le pervers narcissique, masquent les réelles causes invalidantes, liées au système organisationnel des entreprises.
- Les professions qui bourgeonnent: les psy sur internet, diplômés comment ? Les coachs de toute nature, les médiateurs, des consultants en tout, Monsieur Éthique, les numéro verts 24H sur 24. Le mal-être au travail (et son cortège de souffrances) deviendrait-il un fond de commerce, pour mieux encore participer au contrôle social des salariés ?
- Les pseudo-découvertes scientifiques: les NTIC au service des TOC boutade pour les psychiatres.., le Lean (réduire en anglais) maintenant en place dans la fonction publique (la santé), au service des troubles du comportement alimentaire.
Or, il ne faudrait pas oublier que les théories sur le travail se sont beaucoup inspirées des découvertes de l’ergonomie pour lesquelles le travail n’est jamais de simples gestes d’exécution technique. Il y a un écart entre le travail prescrit et le travail réel, ouvrant ainsi un espace d’ajustement qui signe la résistance au réel et cette résistance qui peut être déstabilisante pour le sujet, le conduit à inventer, à créer.Le travail n’est donc jamais la stricte application des tâches techniques. En fait, des choses qui paraissent faciles à faire, recouvrent en fait bien des paramètres qui les rendent plus complexes qu’il n’y paraît. Ce sont les ergonomes qui nous ont renseigné là-dessus. Bien travailler, c’est aussi s’approprier le travail, on y laisse son empreinte, ça explique le stress post-traumatique, car on y a laissé quelque chose de nous, dans notre propre activité professionnelle. Sans compter que travailler implique également notre rapport aux autres. Elle confirmera ces propos en rappelant les managements liés au culte de la performance. L’injonction à se dépasser, faire face à la compétitivité au nom de la satisfaction du client, et par rapport aux collègues qui s’adaptent plus vite encore et mieux. La flexibilité comme corollaire du flux tendu. Ceux qui n’ont pas la réactivité maximale deviennent alors anxieux de peur de ne plus être à la hauteur. Ces formes de management sous tendent une menace dissimulée qui culpabilise encore plus les salariés, et les isole les uns des autres .
Oui, son travail peut être un puissant opérateur de santé, lorsqu’il existe un temps de travail suffisant entre le travail prescrit et le travail réel, qui nous laisse une marge de manœuvre pour prendre des initiatives. Si cette marge n’existe pas, alors en effet, le travail devient persécutant et morose. Nous constatons que les salariés ne s’expriment pas sur leur façon de travailler. Ils vont plutôt parler, quand ils viennent en consultation, sur la maltraitance du n+1 (le responsable) ou d’un collègue. Philippe Davezie (7), enseignant chercheur en médecine et santé au travail, dans son site nous explique pourquoi ça peut-être des impasses, de rester sur ce terrain en faisant essentiellement l’analyse des rapports entre collègues.
C. Dejours a bien démontré que l’essentiel du travail n’est pas évaluable par les deux ou trois entretiens individualisés par an. L’introduction de cet outil de contrôle est une catastrophe pour les salariés qui arrivent souvent en larmes chez le médecin, après un entretien qui exigeait des objectifs non atteints car trop élevés ou irréalisables. Il ne s’agira alors non pas de parler du travail, mais du comportement et cela montre que le collectif est cassé quand il ne reste plus que ce sujet de plainte.
Yves Clot, dans son livre : « Le travail à coeur », nous dit bien qu’il faut soigner le travail. C’est à partir de ce qu’ils font, que les salariés se parleront et se confronteront entre eux dans des espaces de délibération à mettre en place pour cela.
Une revue « Santé au travail », intitule son sujet d’avril 2O14 : » Libérer la parole sur le lieu de travail ». Les patients dont on s’occupe, rappelle Brigitte Font Le Bret, malheureusement ne sont souvent plus au travail… L’activité réelle doit être explicitée mais personne n’a spontanément les mots pour parler de la subtilité de son métier. Dans le système Tayloriste ce sont les contraintes par le corps physique qui sont sollicitées, peu importe ce que l’ouvrier a dans la tête. Maintenant, avec la révolution managériale, l’entreprise sollicite l’imaginaire du salarié qui doit évidemment adhérer à ses valeurs. Par exemple, à partir de la pratique des jeux de rôles sur des we formation, les cadres intègrent les idéaux de sa société, c’est le but recherché.Pour le médecin du travail, il faudra interroger le patient au plus près de sa situation concrète, l’aider à expliciter, à préciser ce qui se joue dans son rapport au métier, lui permettre ainsi une reconstitution de ses capacités à penser et à en débattre, en bravant le poids du secret de son entreprise, qui pourrait l’inhiber s’il se sent tenu, comme c’est souvent le cas, par cet enjeu du secret lié à l’idéologie de l’entreprise.
Dr Brigitte Le Bret va ensuite nous parler de plusieurs cas cliniques qui vont illustrer dans le détail du travail effectif, le travail empêché par la mise en place d’objectifs irréalisables qui marquent là aussi l’apparition de la Souffrance au Travail, par des symptômes bien nets à décrypter tels que la dépression, la perte de la voix, des cheveux.
Centrer prioritairement son écoute sur l’histoire du sujet lié à son poste de travail et à l’ambiance qui y règne dans ses rapports aux collègues, soumis eux-aussi au même mode managérial d’organisation du travail, voilà le message qu’elle a essayé de faire passer aux psychiatres ici présents, et à nous tous, afin de sortir de la servitude volontaire.
En outillant mieux encore notre façon de penser pour repenser le travail, ne donnerons-nous pas un sens à notre action vers la reconquête du collectif ?
Chantal Cazzadori,
psychanalyste
NOTES
(1)
Cliquez-ici pour aller sur le site de l’association Conversations Essentielles.
(2) Cliquez-ici pour accéder au portrait de Christophe Dejours
(3) Diplômes, titres et certificats au CNAM
(4) Reconnaître le « burn out » en maladie professionnelle!
(5) Pétition pour la reconnaissance du burnout au tableau des maladies professionnelles
(6) Le site de l’Observatoire National du Suicide (ONS)
(7) Site personnel et publications de David Davezies
http://www.psychiatrie-francaise.com
contact@psychiatrie-francaise.com