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Psychanalyse institutionnelle: le groupe sujet et la réalité psychique groupale

Couverture du livre « Las aventuras de Bambolina » – Michele Lacocca
Ce travail aborde l’écoute psychanalytique dans le contexte de groupe: un travail réalisé dans une école publique avec des enfants entre 7 et 10 ans, le plus souvent issus de familles déstructurées, porteurs de difficultés d’apprentissage ou de problèmes dans le rapport à autrui.
Dans les processus de groupe nous travaillons les présupposés freudiens tels que l’association libre, les manifestations inconscientes, la résistance, la répétition, l’élaboration, le transfert et l’écoute flottante. Nous nous sommes également appuyés sur d’autres auteurs qui ont récupéré et resignifié des présupposés psychanalytiques, et ainsi élargi les possibilités d’action de la psychanalyse au-delà de la clinique. Sont ainsi pris en compte dans ce travail l’inconscient du groupe, les processus identificatoires dans l’institution et les processus symboliques dans le contexte institutionnel. Angoisses, fantaisies et création du nouveau sont travaillées à partir du ludique. C’est un travail qui cherche à dissoudre des cristalisations, briser des certitudes paralysantes et faire de la remise en question une quête vers de nouveaux horizonts. C’est à partir de la remise en question d’un savoir sur soi-même, sur autrui et sur le monde qui l’entoure, que le groupe est convoqué à la production de nouveaux savoirs.

Le XXe siècle a été marqué par la reconstruction de valeurs traditionnelles qui, ébranlées en leurs fondements, nous ont conduit à la grandeur de la mondialisation, de sorte à élargir nos horizons technologiques, politiques, économiques, sociaux, culturels et familiaux (FERRY, 2010). Et pourtant, dans le monde de la mondialisation, il semble qu’il n’y a pas d’espace pour la perte, la différence ou la frustration, et le manque n’est pas un bien accepté. Les médicaments minimisent la souffrance. Les médias minimisent les différences générationnelles, culturelles et géographiques. Des savoirs anciens sont anéantis face aux nouveaux paradigmes sociaux et éducatifs. La démocratisation de l’éducation et l’inclusion sociale sont les nouveaux leitmotiv. La pédagogisation des contes de fée est un témoin irréfutable des processus traversant aujourd’hui la société dans ses plus diverses sphères. Les contes éternisés par Grimm, Perrault et Andersen, sont des histoires atemporelles relatives à l’univers intérieur, à la réalité extérieure, aux rêves, aux craintes et aux conflits de tous et de chacun. Au cours des dernières décennies, cependant, les contes de fées ont acquis une nouvelle allure inclusiviste, telle que: La Vraie Histoire du Loup Méchant; Les trois Louveteaux et le Porc Méchant; Aladown et la Lampe Merveilleuse, parmi beaucoup d’autres. De nouveaux pactes culturels surviennent politiquement corrects. Le loup méchant n’a plus le droit d’être méchant. Dans une société marquée par la destitution des traditions, des valeurs et des savoirs anciens, les chansons enfantines et la littérature infantile n’ont pas non plus été épargnées. Une des plus importantes œuvres de la littérature infantile(1) a été renvoyée au siège des accusés, au nom de l’égalité ethnique raciale. Parce que nous sommes tous égaux. Lajonquière (2006), dans son texte La psychanalyse et la discussion sur la disparition de l’enfance, discute la confusion de scénarios et le psychologisme quotidien, quand on exige des enfants qu’ils soient « normaux » dans un monde d’adultes orientés par des besoins clairs et distincts. L’auteur écrit:

« Dans la mesure où la demande des adultes a pour but le montage d’un quotidien de relations adéquates, l’éducation des enfants, et en général la vie avec eux, est mise dans le registre de la complémentarité ». (p.99)

Nous pouvons, à la lumière de la psychanalyse, réfléchir sur les possibilités d’articulation du discours analytique dans le contexte académique. Comment s’articulent le désir de savoir et les nouveaux savoirs prêt-à-porter imposés par les paradigmes sociaux et éducatifs? Comment être un parmi tant d’autres, sans se laisser blesser en sa singularité? Comment faire face aux idéaux d’une société asservie par une logique régulatrice, qui bride sa jouissance par le retrait du manque et l’effacement de la différence? L’engagement du sujet avec son désir présuppose en effet l’acceptation du manque, l’instauration de la différence et la reconnaissance de sa singularité. La nouvelle éthique suggérée par la société mondialisée remet en question les traditions et les valeurs. Tout en modifiant la structure des cultures institutionnalisées, elle impose de nouveaux savoirs à prétention de vérité sans pour autant fournir les moyens qui permettent au sujet de soutenir intérieurement le discours externe. Nous pouvons arracher les pages de nos livres. Nous pouvons effacer les lignes de nos chansons. Mais le Réel ne se laisse pas effacer par des pratiques institutionnalisées. Parce que nous ne sommes pas tous égaux. Et que faire quand la promesse de contrôle de la souffrance ne s’accomplit pas et le psychologisme quotidien n’est plus suffisant?

Extrait d’une intervention
Voici 5 enfants, entre 7 et 10 ans, porteurs de graves problèmes de lecture et d’écriture. Malgré leur désintéressement compréhensible pour les livres les enfants ont été invités à découvrir un livre intitulé Les Aventures de Bambolina. Après un court silence, témoignant la gêne collective, les enfants se demandèrent: qui pourrait lire le livre? Il s’agissait toutefois d’un livre sans mots. C’était à eux de créer l’histoire. Le livre retrace l’histoire d’une poupée de chiffon, Bambolina, successivement aimée, rejetée et resignifiée par chacun de ses nombreux propriétaires. Les enfants feuilletaient page après page. Avant de passer à la page suivante, ils étaient invités à imaginer la suite de l’histoire. Au début, les phrases étaient plutôt défaitistes: « Bambolina est triste parce que la gamine a gagné une nouvelle poupée », « la gamine a mis Bambolina à la poubelle! ». À la fin de l’histoire, la poupée, ayant vécu toute sorte de malheur, exposée au soleil et à la pluie, mordue par le chien et mangée par des fourmis, tomba entre les mains de l’homme qui ramassait les poubelles. Curieusement, les enfants ont été optimistes: « il a cousu Bambolina », « il a donné Bambolina à un enfant ». Du début à la fin, l’histoire fut marquée par le questionnement, par la (ré)construction d’idées et par la possibilité de réinventer l’avenir à chaque page. Suite au récit de l’histoire, les enfants démarrèrent une dramatisation. Personne n’a voulu jouer les « enfants-voleurs ». Un des garçons dit: « il n’y a pas de voleur par ici ». L’avant-dernière page se transforma en une longue scène, soigneusement représentée: la récupération de Bambolina. Les enfants se mobilisèrent. Ils nommèrent et répétèrent chaque étape du guérissement et de la réhabilitation de la poupée. Puis, ils se sont assis pour discuter à propôs de Bambolina et son histoire.

Ceci est le fragment d’une intervention effectuée dans une école de São Paulo. Le plus souvent, ces enfants ont des histoires de famille compliquées, des troubles d’apprentissage ou des difficultés dans le rapport à autrui. Le travail ne se concentre pas dans les processus d’apprentissage, mais dans les dimensions psychiques et sociales de ces enfants qui, blessés dans leurs nécessités premières, physiques et émotionnelles, rencontrent des possibilités de reconstruction dans la trajectoire de leurs vies.

La psychanalyse et la réalité psychique de groupe
Le groupe sujet est constitué autour d’un non-savoir et est lieu de glissement de la parole. Il appartient à l’analyste de soutenir l’opération discursive et d’accueillir le savoir inconscient que le groupe révèle à partir d’un impossible-à-dire qui ne cesse pourtant pas de s’inscrire. Comme en clinique, les processus de groupe sont travaillés à partir de la libre association, la résistance, la répétition, le transfert et l’écoute flottante. Comme en clinique, le travail psychanalytique en institution s’intéresse surtout au désir, à l’éthique et à l’éthique du désir. Cependant, la psychanalyse dans le contexte de groupe travaille l’inconscient de groupe, les processus identificatoires dans le contexte institutionnel et les processus symboliques inscrits dans le cadre de chaque institution. Elle invite à identifier et travailler les verticalités, les horizontalités et les transversalités qui définissent la singularité de chaque groupe. Le travail trouve ses références chez les auteurs qui, à partir des présupposés freudiens, permettent d’étendre l’action de la psychanalyse à d’autres contextes. Le groupe est plus que la somme de ses membres. Il est constitué par des sujets, qui sont constitués par le collectif, dans la mesure où le groupe contribue à la construction et à la déconstruction de l’identité de chacun. C ́est en ce contexte que Foulkes (apud KAES, 1993) considère le groupe en sa totalité, en tant que producteur de formations psychiques spécifiques. C’est par le moyen des processus de communication conscients et inconscients, verbaux et non verbaux, que chaque participant ainsi que le groupe comme un tout, inaugurent une zone de communication commune et de compréhension mutuelle. Les effets du groupe s’expriment autant sur le groupe que sur chacun de ses membres, quand bien même ils ne soient travaillés individuellement. Dans ce contexte, le groupe est considéré un sujet en soi. Enriquez (1992) débat le mythe derrière chaque institution: celui qui prend source en une histoire sans auteur, quasiment une légende, qui remonte à l’histoire de l’institution, de ses conquêtes et de ses valeurs. Si lointain et si présent, le mythe rend possible le lien social et l’identification. À partir du mythe chaque groupe s’approprie d’un ensemble de représentations qui instaure, organise, perpétue et légitime son existence. La constitution de la subjectivité du groupe comprend les origines et les aspirations de l’institution, la sédimentation de l’action de chacun de ses membres et le système de légitimation de savoirs au cœur de chaque groupe. Kaes (1993) présente l’hypothèse de l’inconscient de groupe, d’où émergent les conflits qui traversent, mobilisent, dynamisent ou paralysent les groupes et les sujets. L’auteur fait appel à des présupposés théoriques freudiens tels que « Totem et Tabou » et « Moïse et le Monothéisme » pour défendre l’idée relative aux processus de formation de la réalité psychique du groupe et de tout ce qui concerne le passage qualitatif de l’individu à l’organisation de l’intersubjectivité du groupe: les pactes identificatoires, les interdits et les transgressions. Le groupe travaillé par la psychanalyse est l’objet d’investissements pulsionnels et de représentations inconscientes, un système d’investissements et de désinvestissements intersubjectifs de relations d’objet et de charges libidinales ou mortifères associées à la réalité psychique singulière à chaque groupe. Les processus inconscients opèrent en différents niveaux, règlementés par la nature des identifications, des mécanismes de défense, des relations d’objet et des tensions conflictuelles. Nous travaillons parallèlement au NuPAS (Centre de Psychanalyse et Action Sociale) la technique du groupe opératif, de Pichon-Rivière (2012), fondée sur le renforcement des liens sociaux et interpersonnels. Le groupe opératif travaille l’appartenance, la coopération, la communication, l’apprentissage et la pertinence. Au-delà de la tache explicite, des faits et des dits, l’écoute du psychanalyste cherche à reconnaître les non-dits, la « vérité » du discours ou ce qui en retentit. Le chemin est définit à partir d’une perception de l’essence du groupe et de la constitution de sa subjectivité, de manière à lui rendre la faculté de travailler ses questions.
Un espace pour le questionnement et pour la circulation de la parole
Suite à la « lecture » du livre, les enfants se sont mis en rond pour discuter l’histoire de Bambolina. L’action de raconter des histoires travaille le Symbolique, l’Imaginaire et le Réel: les trois éléments fondamentaux à la constitution subjective du sujet. Une histoire n’est pas tout simplement faite des mots vus par nos yeux ou entendus par nos oreilles. Les histoires nous permettent de changer la façon par laquelle nous voyons et entendons le monde. L’inconscient du groupe reflète l’histoire de tous et de chacun. Le refus d’incarner le personnage de l’enfant voleur se répète dans le quotidien de ces enfants qui vivent à côté de la pauvreté et de la violence.

Nous l’entendons souvent:
Je suis pauvre mais ne suis pas un voleur.
La police m’a arrêté et a fouillé mon cartable.

L’accent mis sur la scène de la récupération de la poupée, apparemment irrécupérable, décrit également la singularité de ce groupe d’enfants qui ont de difficultés d’apprentissage. Leur non savoir est source d’angoisses. Très fréquemment nous voyons émerger les places qu’ils (n’) occupent (pas) dans leurs familles et à l’école. La peur de la réprobation est, avant tout, la peur de la réprobation parentale. Leurs discours révèlent leur impuissance face au non savoir scolaire et la détresse face aux attentes de la famille et des collègues.

Ils le répétèrent souvent:
J’ai déjà redoublé une année. Si je redouble encore mon père me tue. J’ai honte de demander de l’aide.
Je ne sais pas lire. Je devrais le savoir, mais je ne sais pas.

L’histoire de Bambolina est un récit de pertes et de resignifications. Au cours de la construction de l’histoire, chaque enfant essayait de traduire en mots ce qui était difficile de signifier. À partir du ludique, l’enfant travaille l’angoisse, la fantaisie et la création du nouveau. Les personnages et les situations résonnent dans son inconscient, et donnent lieu à la production de nouveaux savoirs qui lui permettent de resignifier la réalité extérieure et lui-même. Pendant cette séance les enfants ont pu se percevoir eux mêmes, percevoir l’autre et se percevoir dans l’autre. Le travail avec des groupes s’intéresse à diluer les cristallisations, à briser des certitudes paralysantes et à s’approprier de la remise en question en tant que chemins possibles vers la rectification subjective. C’est à partir de la remise en question d’un savoir sur soi, sur l’autre et sur le monde qui les entoure que les enfants pourront produire de nouveaux savoirs. À chaque séance l’enfant est invité à se confronter à l’ambivalence de ses propres sentiments: le bon, le mauvais, les craintes, les rêves, les choix. Les histoires et les jouets sont des outils qui aident dans le processus de symbolisation, d’élaboration de conflits et de tensions inconscientes, et qui font émerger leurs questions, telles que la douleur de l’expérience de méconnaissance et le sentiment de ne pas avoir le contrôle de leurs choix. Il appartient à l’analyste de comprendre l’ensemble des articulations qui apportent à chaque groupe une identité propre. Il lui appartient de comprendre comment sont articulés, produits et légitimés les savoirs au sein de chaque groupe. Il lui appartient de travailler leurs résistances, ce qui insiste et persiste, qui ne se montre pas par la conscience, mais qui se fait sentir par ses effets. Le savoir psychanalytique part de la logique de l’incomplétude et ouvre le terrain à l’interrogation et à la circulation de la parole, travaillant à partir du non- tout, (re)lançant le sujet dans le champ du discours et du désir. Comme en clinique, le travail analytique dans les processus de groupe travaille l’inconscient et le sujet divisé, à partir de l’association libre, des manifestations inconscientes, des fractures du discours, de la résistance, de la répétition, de l’élaboration, du transfert, du sujet supposé-savoir et de l’écoute flottante. Parce que à l’école ou en clinique, la psychanalyse est un savoir-faire: le savoir-faire avec son symptôme et le bien-dire de son désir.

Denise Levy
Psychopédagogue et psychanalyste – Núcleo de Psicanálise e Ação Social (NuPAS), São Paulo, SP, Brasil.
(1) Caçadas de Pedrinho – œuvre écrite en 1933 par Monteiro Lobato, un des plus grands représentants de la littérature infantile brésilienne.

Références
Enriquez, Eugène (1992). L ́organization en analyse. Paris: Presses Universitaires de France.
Ferry, Luc (2010). Famílias, Amo Vocês. Rio de Janeiro: Editora Objetiva.
Kaes, René (1993). Le groupe et le sujet du groupe – Éléments pour une théorie
psychanalythique du groupe. Paris: Dunod.
de Lajonquière, Leandro (2006). A psicanálise e o debate sobre o desaparecimento da infância. InUFRGS: Educação & Realidade, v.31, pp.89 – 106.
Pichon-Rivière, Enrique (2012). O processo grupal. São Paulo: Editora Martins Fontes.