Image: Anna-M pour Chantal Cazzadori
« Un frisson dans la nuit », « liaison fatale », « à la folie pas du tout », et dernièrement sur nos écrans « Anna M. », films projetés par des cinéastes depuis 1972 traitent de l’érotomanie. Titres de films choisis pour nous évoquer une ambiance étrange, une destinée fixée et décisive qui annonce la mort, l’aspect inconscient d’une folie interprétative et enfin l’étude de cas dans le dernier film du réalisateur, Michel Spinosa .
Etrange passion, en effet, que « cette folie à deux », dans laquelle l’aimé, l’autre, l’objet idéalisé est absent, hors sujet car non consentant. Freud nommera la passion ordinaire « foule à deux », dans laquelle se retrouve l’aspect hypnotique voir psychotique du culte de l’autre. A la différence qu’ici, l’énamoration met sous emprise les deux partenaires de la passion naissante.
Dans l’érotomanie, tout commence par un signe donné à l’autre : l’homme de « bien ». L’Amour provient de lui, comme une coïncidence qui devient évidence. L’atteinte de l’illusion d’être aimée s’amorce. Le destin suit sa route, la fatalité va porter l’imagination et l’interprétation à leur paroxysme. L’érotomane va ainsi désinvestir nettement le lien social, envahie par ses pensées, elle perdra le contact avec la réalité de la vie ordinaire. Repliée sur son monde fantasmé, elle alimentera sa passion dans un espoir à toute épreuve. Notons que nous la mettons au féminin, bien que moins nombreux, les hommes érotomanes existent également. Autant le social va s’intéresser au couple passionné et amoureux par envie, jalousie, désapprobation ou jeu amusé, autant l’érotomane vivra son secret ignorée par un environnement qui s’effacera de plus en plus.
Durant cette phase d’espoir, plus ou moins longue pour son aimé hors du coup, ignorant sa position d’élu, l’érotomane que nous appellerons, Anna M, pour cette lecture comme l’héroïne du film en salle actuellement, sera irradiée de bonheur, de jouissance totale, incluant dans sa bulle imaginaire son homme de bien, son bien aimé. Suspendue aux signes d’amour qu’elle provoquera, elle vivra son fantasme dans le réel.
Pendant que le névrosé, dans le secret de son fantasme articulé à ses rêves éveillés vivra par procuration l’accomplissement imaginé de son désir.
Anna M, bâtira soigneusement sa construction imaginaire, passionnément en voulant faire coïncider fantasme et réalité. Il lui faudra alors user du mensonge, de la manipulation, de la croyance revendicative en la Vérité de son amour incontestablement pour elle partagé.
Cette illusion délirante marque un pas de trop dans l’économie psychique du sujet, un franchissement du côté de la perte de la réalité, ce que nous appelons communément « le pétage de plomb », la folie si ça dure..
La relation symbolique aux êtres s’effondre, le réel envahit le champ de l’imaginaire, les passages à l’acte impulsifs sont légion.
Nous devons à G. Clérambault, psychiatre, la description talentueuse de ce délire passionnel, en juillet 1921, dans le bulletin de la Sté clinique de médecine mentale : « Erotomanie pure, Erotomanie associée ». Il distinguera un postulat en 3 phases : d’abord l’espoir se soutient de l’orgueil et de la certitude d’être aimé par un homme de « bien », Docteur, Avocat ou Prêtre, de statut nécessairement plus élevé ; suivra bientôt
la phase de dépit, de blessure puis viendra la troisième période, celle de la haine et de la vindication.
Cliniquement, la psychose passionnelle décrite par le postulat « c’est l’objet qui a commencé et c’est lui qui aime le plus », va évoluer à la 3° phase par l’installation de l’angoisse de persécution. Son bel amour va devenir un mauvais objet, clivage nécessaire pour articuler les processus de projection et d’introjection propres aussi à la paranoïa. Le déferlement de pulsions agressives, de persécutions, rendront la vie impossible à l’homme maintenant haï, obligé de porter plainte ou de fuir loin, comme nous le montre le film. Harcelé par Anna M, le docteur Zanevsky, devenu victime, quittera Paris avec sa famille pour échapper à la violence déferlant sur lui dangereusement.
Le réalisateur, M. Spinosa, s’est bien documenté sur la nosographie psychiatrique en se référant à Gaëtan de Clérambault et Benjamin Ball auteur de « l’érotomanie ou la folie d’amour chaste », pour mettre en scène ce sujet orignal et difficile.
Pour aborder maintenant ce thème peu traité en psychanalyse, je vais me tourner vers Freud, Lacan, Paul-Laurent Assoun, françois Perier, et d’autres auteurs .
PASSION SIMPLE ET EROTOMANIE :
L’érotomane, ne cherche pas un amant, un objet libidinal de jouissance sexuelle, elle est chaste dans son idylle amoureuse, elle veut accomplir la Vérité de l’Amour comme une rencontre pure.
Dans la passion simple, les défenses névrotiques sont là pour maintenir un idéal sexuel, élever l’objet à ce rang relève d’une position narcissique voulant faire fi de la castration : « il a tout, il est tout pour moi ». Fusion, confusion, les amants s’enferment
dans leur amour aveuglant, c’est sur fond incestueux que va se dérouler la rencontre passionnelle à deux pour ne faire qu’un.
« Ce serait une sorte de fétichisme à deux, visant à reconstituer le phallus maternel, puis s’identifier à ce glorieux objet. » (1) Paul Laurent Assoun.
Dans la névrose, le fantasme passe par une structuration phallique : « ma mère n’a pas le phallus, si je ne le suis pas pour elle, je vais aller le chercher ailleurs, chercher à l’avoir.. du côté de son objet de désir : un homme, mon père.. pour bien sûr lui donner à mon tour, en rivalité avec cet homme et par identification à lui.
La femme ici, est posée comme objet d’une jouissance castrée, pas toute prise dans la jouissance car dépendante de l’autre, prise dans le désir de son aimé.
L’OBJET PARTIEL DANS LA NEVROSE, LA PERVERSION ET L’EROTOMANIE :
Dans la perversion on parlera de colmatage, bouchage du manque dans l’Autre (ma mère ne l’a pas le phallus) vu mais nié, démenti par l’enfant qui par le déni de la castration fétichisera l’objet absent. Transgression oblige..
L’objet partiel manquant, (ce qu’elle n’a pas la femme, la mère), va être reconquis idéalement par son amour, supportant ou symbolisant le manque, pour l’érotomane.
Dans la résolution oedipienne avec ses désidérata plus ou moins névrotisants, le sujet va se situer comme être sexué : « je suis un homme, je suis une femme », grâce à l’acceptation de cette petite différence : je l’ai ou je ne l’ai pas le phallus de mon fantasme. Avec l’érotomane, nous sommes entre la psychose et la perversion. F.Perier, la définit comme un processus psychotique à minima.
L’érotomane cherche au-delà de l’union charnelle, l’absolu de la « chose », niant ainsi l’objet partiel qui lui permettrait d’accéder à son identification sexuée.
« Rien moins que l’absolu d’une féminité qui ne se consisterait comme telle que dans la dépossession de tout objet partiel » F. Perier (2)
Dans la recherche de l’amour pur, l’érotomane recherche le tout avoir, l’objet manquant chez l’autre, elle va le réhabiliter par le don de son amour total, pur, comme pour effacer le manque, le nier (dans la perversion) et passer par l’idéalisation de ce trait unaire de l’objet identifié idéalement à son pur amour.
Son aimant supposé, son élu idéal, va lui donner ce qu’il ne lui demande pas sexuellement, supputant et symbolisant ainsi le manque. Elle confond l’attention bienveillante de l’objet avec la cause réelle. Oui, il m’aime, il prend soin de moi, me protège, me regarde, confusion imaginaire donc.
Le paranoïaque situera la malveillance supposée du persécuteur et comblera ainsi son manque à être par la certitude de la menace omniprésente.
Enfermée dans son état passionnel, elle maintiendra tant bien que mal sa division subjective. Le signe visible qui causera son désir se percevra dans ce postulat : » c’est lui qui a commencé, et c’est lui qui aime plus. ».
Convaincue d’avoir « entendu » un geste, un signe, un mot chez l’aimé, elle s’en servira pour colmater tout manque possible chez elle, en fétichisant l’amour ainsi postulé de celui qui a commencé avant elle à l’aimer.
Dans le déni pervers, ce sera cet objet « entrevu » colmatant le manque dans l’image de l’Autre qui sera institué comme signe visible et du coup cause du désir.
Entre fétichisme et narcissisme, l’érotomane essaiera de se maintenir subjectivement. Elle se fera cause de l’amour de l’autre, servant de fétiche à l’autre censé ainsi ne manquer de rien.
NARCISSISME ET PSYCHOSE :
Nous savons maintenant, depuis la découverte du stade du miroir (3) par J. Lacan, que l’enfant s’unifie, acquiert son unité corporelle sur le modèle d’autrui, son image va se précipiter et se constituer dans le miroir, sous le regard réjoui (ou pas) de l’autre parent maternant. Lacan dira : « le narcissisme serait la captation amoureuse du sujet par cette image ». Lacan a mis en rapport ce premier moment de la formation du moi avec cette expérience narcissique fondamentale qu’il désigne sous le nom de stade du miroir.
Freud a nommé la psychose « névrose narcissique ». L’érotomanie dans son passage à l’acte agressif, a pour mission de persécuter l’autre pour le forcer à lui avouer son amour, elle semble elle-même dans cette psychose d’amour se prendre et se perdre à la folie de l’objet.
DESIR DE L’EROTOMANE :
Lacan dans son séminaire X sur l’angoisse, le 27 mars 1963, rappellera qu’avec l’érotomane, il y va du rapport de la femme à l’objet. P. L. Assoun répondra dans la revue Penser/Rêver (4) :
« il y a en tout cas dans le tout amour érotomaniaque, un défaut de désir : là, où le désir soutient l’amour, en son effet ordinaire, dans la mesure où le sujet centre en quelque sorte son manque et peut le jouer sur « la personne » de l’aimé(e), l’amour érotomane est un raz de marée : la jouissance corporelle n’est pas filtrée par le mouvement désirant. Aussi la réalisation de l’union est-elle hautement improbable, voire exclue. »
PSYCHOSE ALTERNATIVE :
Au nom de son pur amour, elle va narcissiquement s’instituer comme unique symbole de l’objet perdu. Dans son érotisme platonique, elle va supporter d’être le fétiche de l’autre comme nous l’avons vu , mais aussi se voir enfin comme l’autre à la place du fétiche. F. Perier parlera d’un processus à minima in désir et perversion : « le statut narcissique de la femme pré-érotomane est sûrement précaire. Les anamnèses en font foi : raté de la situation oedipienne (ou faite pour l’être) ; pères incestueux ou démissionnaires, mauvaises mères asservies, abêties ou fornicatrice. En déduire que quelque chose dans la structuration du corps, comme premier terrain d’action de la machine signifiante, a laissé à désirer quant à l’aptitude à la fille au désir, n’est pas hypothèse audacieuse, la clinique en donne confirmation. »
LE JEU SOCIAL :
Le prêtre, l’enseignant, l’homme politique sont des cibles de prestige social pour l’érotomane. Ayant une haute idée de la fonction, elle mélange amour et la fonction de l’homme, savoir et pouvoir incarnés voilà ce qu’elle leur attribue. Elle va être à son tour narcissisée par son choix d’élection. Dans son observation, son pistage et son inflation de signaux de tous genres, elle va érotiser son « délire » de le voir, d’être regardée, de l’entendre. Cette posture passionnelle serait-elle propre à l’érotomane ? N’y aurait-il pas dans toute envolée passionnelle un noyau d’érotomanie ?
P.L Assoun nous rappellera que « quand les individus mettent leur idéal du moi ensemble pour un objet supposé gratifié de jouissance divine auquel ils s’identifient, n’est-ce pas là un signe d’érotomanie simili-religieux ? (4)
Dans l’interview d’Anna M ( Isabelle Carré la comédienne)par Pierre Lucas (5) à la question :
Vous diriez que vous comprenez Anna ou elle reste encore mystérieuse pour vous ?
Isabelle Carré répond :
« Ce sont les deux. Mais j’ai eu beaucoup de chances de l’approcher. Je trouve que ce métier c’est vraiment ça, quand on a du matériel de cette nature, d’être vraiment un spectateur privilégié de tout ce qui se passe dans nos âmes, dans nos têtes et dans notre corps aussi puisque c’est lié. »
Nous pourrions élargir la question de l’érotomanie à la psychopathologie en général de la vie quotidienne.. Le coup de foudre, l’amour du premier regard, la jalousie ponctuelle, les idéaux culturels ne sont-ils pas exempts d’une pointe d’érotomanie dans leur aspect irrationnel et passionnel ?
D’OU NOUS VIENT CETTE PASSION EROTOMANIAQUE ?
C’est dans l’enfance que nous avons constitué notre socle imaginaire, symbolique aux prises avec le réel de l’existence, ce qu’il nous en reste alors :
« les traces de solutions enfantines à l’amour immense et nécessairement imaginaire que la toute-puissance narcissique avait placé tout autour de l’enfant et qui, d’un signe parental, prenait consistance ou était atteint. L’érotomanie a organisé, illuminé, blessé nos vies d’enfant. Elle a envahi l’environnement sexualisé lors de la découverte du monde. Elle s’est glissée dans la scène primitive pour transformer la perception en représentation. Elle a été le bruit de fond du complexe d’Œdipe. De la sorte, c’est une visite de la chose amoureuse, illusoire, leurrante, constitutive, de ses ersatz et de sa nostalgie, de sa beauté et de sa négativité mêmes dont l’érotomane se fait, dans ce numéro, le guide peu maîtrisable, peu recommandable » Revue Penser /rêver : son argument écrit par le comité de rédaction.
Notre folie singulière viendrait-elle faire trop écho à minima à celle de l’érotomanie au point que les études sur ce sujet restent peu fréquentes ?
Chantal Cazzadori
Novembre 2007
BIBIOGRAPHIE :
* (1) Paul Laurent Assoun, Antropos 1994, in, la règle sociale et son au-delà.
* (2) François Perier, « l’érotomanie », in le désir et la perversion, seuil I967
* (3) Jacques Lacan, « le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je 1949.
* (4) penser/rêver – des érotomanes – revue semestrielle printemps 2004 au Mercure de France
* (5) sur internet – www.radio-france.fr
* Cliquer France inter, événement/cinéma, Anna M. film
* Chantal Cazzadori psychanalyste