Ces deux expériences sont traversées par le langage. Pour la part poétique ce sont les mots qui nous renversent, nous déplacent, nous chamboulent. Pour la « psychologie des profondeurs », les poètes et romanciers sont de précieux alliés, car dans la connaissance de l’âme, ils sont nos maîtres nous disait Freud. Il va s’appuyer sur des œuvres artistiques concernant la création, comme formation de l’inconscient, comparera la création littéraire avec la rêverie et interprétera la création poétique comme un jeu.
Si l’expérience de la parole sur un divan nous soulage également d’une certaine tension, le poème nous procure en effet un certain plaisir, grâce à son auteur faiseur de mots.
De quel poids du langage parlons-nous dans ces deux registres ? La psychanalyse a trouvé un second souffle amenant Lacan à cette formule : « l’inconscient est structuré comme un langage », et c’est par la linguistique que l’on peut saisir l’essence de la poésie.
La poésie comme art du langage, n’est pas là pour nous décrire la réalité des choses, mais pour permettre par le langage, de nous dégager du poids du langage. Aristote disait que la poésie c’est plus important que l’histoire, car l’histoire c’est ce qui est passé. Pour Peter Sellars, l’invité des Matins sur France Culture le 30 novembre 2018, disait à son tour : « La poésie est ce qui est devant nous, et reste possible et reste ouvert ».
Dans ces deux espaces langagiers différents, il ne s’agit pas d’un discours positiviste, utilitariste, qui fera vérité d’un idéal de communication où sont privilégiés les énoncés des personnes voir les énoncés numériques. Dans les énonciations du patient et celles du poète, il existe un écart entre ce que je dis et ce que je suis. Le langage est ainsi fait de vide, de manque et de trou. Une langue n’est pas que rationnelle, c’est la conjugaison entre ce que le linguiste De Saussure appelle : « Une entité psychique à deux faces », soit un concept appelé signifié et une image acoustique dite signifiant, autrement dit ce qu’on entend.
Un exemple clinique illustrera bien cette homophonie. Une personne enfin enceinte qui prenait une bière au café, a pris ce jour-là un Perrier. « Le père y est », répondit l’analyste. (1)
De même, la poésie peut-elle aussi jouer avec l’homophonie, ce qui s’entend bien dans le poème l’Hôtel de Jean Cocteau si nous le lisons à haute voix :
La mer veille.
Le coq dort
La rue meurt de la mer. Ile faite en corps noirs…
La fenêtre devant hait celles des rues ;
Sel de vent, aisselle des rues,
Aux bals du quatorze Juillet.
Jean Marc Beaupuis
La métaphore, cette figure consiste à prendre un mot pour un autre :
A tes vingt ans
Je voudrais les boire
Jusqu’à l’enivrement
Mais ils ne sont pas pour moi…
Jean Marc Beaupuis
C’est à partir de ce rapport particulier du poète au langage que Jacobson va définir la fonction de la poésie. La métaphore permet de briser les frontières du langage, de dire l’indicible, de dire plus que ce que peut dire le langage. Mallarmé écrira : « Le poète s’installe au défaut des langues et la poésie à l’envers de la langue ».
« L’usage habituel de la langue est forcé, déconstruit. Le langage ordinaire est secoué, revivifié, les mots ont retrouvé leurs poids sonore, leur poids littéral », Josée Lapeyrère, dans l’acte poétique en 1994.
(1) Olivier CORON extrait de son exposé à Gap, en 2008, discours qui m’a bien inspirée pour réfléchir sur l’enjeu de la poésie et de la psychanalyse pour un sujet.
Tempête
Devenir cette étoffe éphémère
Qui à jamais ne se relève
Se confondant avec la grève
En un rouleau de ouate légère…
Jean Marc Beaupuis
En quelques exemples, nous voyons bien les procédés qu’utilise la poésie pour renverser la langue, pour produire de l’équivocité.
En quoi pouvons-nous encore établir un parallèle avec la psychanalyse ?
Pas très éloignée de l’axe sur lequel se situe notre praxis, l’association libre qui est la règle fondamentale de la technique freudienne, consiste à dire tout ce qui traverse l’esprit, sans se soucier de l’exactitude ou de la conformité de ses propos, parler tout simplement.
Dans ce dispositif, ce qui est révélé c’est que la vérité de l’être est du côté de ce qui est refoulé. La cohésion du discours se fendille (lapsus…), la maîtrise est lâchée, la subjectivité ne passe plus par les fourches caudines du discours social, et c’est donc sur ce vide que siège la vérité du sujet. Le poète Francis Ponge disait : « La poésie est à la portée de tout le monde ; si tout le monde avait le courage de ses goûts et de ses associations d’idées et exprimait cela honnêtement, tout le monde serait poète ! ».
Oui, la poésie ne « sert » à rien, elle ne « dit » rien, elle ne dit, ni ne sert puisqu’elle se situe au-delà du langage. Cette vacuité lui est propre.
Dans l’analyse, les effets d’ouverture sont nombreux comme dans un poème. Elle ne produit pas un savoir qui vaudrait pour tous. Dans l’éthique de la psychanalyse, l’interprétation comme écriture poétique pourrait, si elle a lieu tamponner le sens.
Le langage ne permet pas de tout dire, la parole et les mots non plus. Il y a toujours un impossible. La poésie maintient cette place vide qui a pour effet de nous éveiller, d’être vivant et désirant, contrairement à la publicité qui va user de la métaphore en associant un produit à vendre qui bouchera la place du vide. La poésie et la parole vraie d’une énonciation se situent elles sur le versant du désir et pas sur celui du leurre de l’objet de la jouissance qui viendrait tout combler.
C’est en maintenant cet écart de liberté que nous créons nos propres mots qui nous libèrent ainsi du poids du langage. Laissons la place à René Char pour le dire poétiquement : « Le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir ».
Chantal Cazzadori
Psychanalyste
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