Musée de l’Orangerie à Paris – Les Nymphéas de Claude Monet
Quelle place et quelle fonction dans la structure psychique la psychanalyse accorde-t-elle à l’amour ? (1)
Samuel Beckett posait la question suivante : “comment vivre séparé-ensemble ?” c’est en effet une question posée à l’amour. Pourquoi serions-nous amenés à penser l’amour comme processus paradoxal où se vérifie qu’il y a en jeu, dans tout rapport, l’impossible d’un deux ?
L’amour est de l’ordre de l’évènement. Il se réfère à « ces choses qui arrivent… » Quand un homme rencontre une femme, une femme un homme, un homme un autre homme, ou une femme une autre femme : l’amour est voué au hasard de la rencontre.
« Comment un homme aime une femme ? » « Par hasard » répond Lacan. S’il y a évènement, il y a surprise et ce qui fera évènement tient à la déclaration d’amour : « Je t’aime »…
Par contre, quand l’amour nous fait traverser la passion amoureuse, c’est l’heure, du bon-heur, celle du ravissement soudain. Nous sommes déplacés par l’extase du côté de l’Etre, et nous aimerions prolonger cette extase souvent aux issues mortelles comme le montrent Roméo et Juliette, Tristan et Yseult.
Sur quoi ouvre cette passion traversée ? Au-delà, ne nous serions nous pas en fait confrontés à la découverte d’un manque, décelé dans la passion ?
Mais encore ! Dans l’amour nous donnons de l’être, formules classiques souvent entendues : « je donne tout », « j’ai tant à donner ». Le Don que je suppose faire de moi à l’autre est un don d’être. L’amour vise bien l’être, dont le sujet manque parce qu’il parle. Mieux encore, on pourrait dire, l’amour (me) fait être. S’il est vrai que nous manquons d’être du fait du langage, de notre entrée dans le monde symbolique déjà là, on peut alors soutenir la formule de Lacan : « l’amour est don de ce que l’on n’a pas ».
Lors d’une interview sur France Culture, Jeanne Moreau répond ainsi à la question de l’amour :
« Ah l’amour on en parle beaucoup me semble-t-il, ici, partout. Pourquoi on en parle autant ? Parce que justement peut-être parce qu’il n’est pas là ! C’est rare mais ça existe, oui, parce que trop souvent c’est confondu avec la passion. L’amour, je ne sais pas ! Chacun pour soi, chacun a sa forme d’amour, chacun le vit à sa manière, il n’y a pas de recette, l’amour c’est recevoir et donner, sans rien attendre, et même si on est séparé, l’émotion est là, comme si on venait de se quitter. Je vis beaucoup avec mes morts… Je suis en bonne compagnie, c’est ça la vie, on a des instants de bonheur et puis ça revient. » (2)
Que nous dit Freud au propos de l’Amour ?
D’abord sa conception de l’amour est très élargie, dans son texte : « Psychologie collective », il dit en vrac toutes les variétés de l’amour : amour de soi-même, amour qu’on éprouve pour les parents et les enfants, l’amitié, l’amour des hommes en général, l’amour d’un homme pour une femme, l’attachement à des objets concrets et à des idées abstraites etc. Tout cet agrégat aurait donc pour noyau, l’union, le désir d’union, l’Eros freudien, et cette union trouve son sol dans la sexualité.
Il ne cèdera jamais sur l’origine sexuelle de l’amour, dite libidinale, à l’instar de Platon et de Saint Thomas, tout en conservant une conception élargie de l’amour. Pour Freud, tout amour a son prototype dans l’enfance, il l’a démontré une fois pour toutes.
Il fonde l’amour dans les péripéties de la libido, d’abord auto-érotique, puis investie dans le moi, pour pouvoir se déplacer vers l’autre, son objet aimé.
Dans son texte « Pour introduire le narcissisme », l’amour et l’identification sont en constante réversion, l’amour de soi se transfère sur l’objet d’amour et l’identification sur l’amour de soi, ce qui donne toute une série différente de choix d’objet :
- 1 – On aime celui qu’on est soi-même.
- 2 – Celui qu’on a été.
- 3 – Celui que l’on voudrait être.
- 4 – Celui qui a été une partie de notre propre moi (son enfant) Cela est l’amour de type narcissique.
Mais ce que Freud décrit comme amour par étayage, un autre versant de cet amour moïque, n’en est pas moins narcissique. - 5 – L’amour pour la femme qui nourrit.
- 6 – L’homme qui protège.
Sur le plan pulsionnel, que nous développerons autrement ensuite en parlant de la haine, Freud va donc assigner à la raison de l’amour, l’obtention du plaisir. Il précise dans « La métapsychologie des pulsions : « si son origine est auto-érotique, c’est qu’il provient de l’obtention d’un plaisir d’organe : on aime son corps pour obtenir ce plaisir. Si on aime le moi, c’est d’avoir incorporé l’objet source de plaisir. L’amour est ainsi lié aux pulsions sexuelles car il devient l’expression d’un mouvement vers l’objet dispensateur de plaisir en se liant intimement à l’activité des pulsions sexuelles ultérieures » dit Freud.
La question qui se pose à partir de cette théorisation freudienne est la suivante : est-il possible d’aimer autrement que dans la pure extension de l’amour primaire de soi ? Ou encore comment se démarquer de ces situations fondamentales, de ce destin d’amour freudien ? Existe-t-il donc un amour qui ne serait plus soumis au diktat des premiers idéaux, un amour qui se construit après la rencontre amoureuse « à partir de » mais « hors de » ce qui fut marqué dans l’enfance ?
Pour compléter la démonstration, faisons d’abord un petit détour du côté de la Haine, qui n’est pas au départ, selon Freud le simple contraire de l’amour. Ce serait une réaction plus ancienne liée aux pulsions d’un moi complètement narcissique qui veut se conserver, c’est-à-dire que ce moi se purifie en rejetant hors de lui toute source de déplaisir. Il ne supporte aucune perturbation des objets autres que lui-même. Il veut introjecter tout le bon et jeter hors de soi le mauvais, l’étranger au moi, ce qui se trouve au dehors, non identique à lui-même.
Petit rappel freudien, au commencement de la vie, lors des différents buts des pulsions partielles, amour et haine paraissent se confondre. Lors de la dévoration orale : peu importe la suppression de l’objet, on l’aime, on le dévore, on le mange. Au stade sadique anal, peu importe les dommages infligés à l’objet, à ce niveau la haine se trouve renforcée par une régression de l’amour au stade sadique. Une telle régression soutient l’érotisme nous dit Freud et garantit la continuité d’une relation amoureuse. Pour lui, l’opposition entre amour et haine n’aura lieu qu’au niveau génital. Cet amour normal dont parle Freud en langue allemande, Liebe, que l’on peut traduire par « énamoration », Lacan écrira un jour « hainamoration ».
En fait, ce supposé amour normal correspond à la croyance en la fable poétique du mythe d’Aristophane, ce partage de l’être humain en deux moitiés, homme et femme, qui cherchent désespérément dans l’amour à retrouver leur unité perdue. Mais l’amour ordinaire, celui aux feux duquel nous brûlons tous un jour ou l’autre, nous les bons névrosés, c’est nettement moins idyllique !
Le film ASAKO I&II du japonais Ryusuke Hamaguchi, sorti récemment en fait la démonstration. Ici coup de foudre, d’une romance post-adolescente. L’argument: lorsque son premier grand amour disparaît, Asako est désemparée. Deux ans plus tard, elle rencontre son double parfait. Que cherche-t-elle à revivre à partir de cette répétition? Troublée par cette étrange ressemblance, elle se laisse séduire mais découvre peu à peu un jeune homme avec une toute autre personnalité.
En effet, dans la passion amoureuse, au niveau de la structure du sujet, il s’agit toujours d’un lien marqué par quelque fascination. L’un des deux partenaires s’efface, s’offre à être absorbé, voir anéanti, cédant toute la libido qu’il avait investi dans son moi à l’autre placé aux yeux de l’idéal.
Devant les outrances d’Eros, la question n’est pas tant de chercher comment s’en défendre, et comment en urgence, construire des barrières et des garde-fous, mais plutôt de se demander pourquoi ça déborde. Comme chaque fanatisme a une histoire, chaque crime passionnel a une genèse, chaque passion ordinaire a son passé. La psychanalyse à sa manière va interroger chez le patient, le pourquoi d’un mot, d’un rêve, d’un fantasme, d’un souvenir.
Revenons à la question freudienne sur l’évolution de la libido en synthèse, dite normale chez Freud est contestée par Lacan, qui ne trouve pas son argumentation convaincante, puisqu’il n’y a pas dans celle-ci de représentation inconsciente d’une sexualité totale. Ce que Freud traduira en termes de synthèse des pulsions partielles, Lacan y trouvera un manque, une lacune, un pas-tout, qui marquera le savoir inconscient.
Lacan va reprendre la question de l’amour au point même où Freud l’avait laissée, à savoir qu’il y a une véritable équivalence entre le transfert et l’amour. Quand est-il de la parole dans le transfert ? En effet, un lien d’amour se tresse dans le transfert dit alors positif, ou et un lien d’une autre nature plus tourné vers la haine, on parlera dans ce cas de transfert négatif. Ce qui va intéresser Lacan ce n’est pas l’amour en tant qu’Eros, qui a une fonction unifiante, la « présence universelle d’un pouvoir de lien entre les sujets », mais l’amour passion ou amour narcissique qui serait vécu par le sujet comme une véritable catastrophe psychologique.
Pour mieux saisir la dimension tragique de l’amour, passons rapidement par le stade du miroir et ses effets sur l’imaginaire de l’enfant qui, entre 6 et 18 mois va réaliser brusquement que ce qu’il a devant les yeux « c’est lui », soit un objet extérieur à lui-même. C’est avec cette image qu’il va penser son être, il va investir cette image, dans une identification primordiale. L’enfant se prend pour cette image, cet investissement deviendra le noyau de son moi. Il va du coup être pris dans la méconnaissance car ce qu’il considère être son moi n’est qu’une image et d’autre part, il sera aussi pris dans l’aliénation de cette image qui est bien en dehors de lui, dans une position d’altérité.
Pour que l’enfant bascule du côté symbolique, la fonction du tiers sera importante. Captivé par son image, le bébé se tourne vers le parent témoin qui le porte et va entériner, valider ce moment en le nommant pour le reconnaître. Cette captation par l’image se retrouvera dans l’état amoureux, l’objet est alors aimé comme si le sujet le mettait à la place de cette image, c’est-à-dire de son propre moi. C’est par conséquent, son propre moi que le sujet aime dans « l’autre de l’amour ».
Une autre possibilité s’offre à lui : il peut encore rencontrer l’autre en le voyant comme s’il voyait son propre moi réalisé idéalement en face de lui au niveau imaginaire. La passion amoureuse, pour Lacan, est l’expression même de cette confusion entre image de soi et image de l’autre ; c’est ce qui explique, ce fait bien connu que « l’amour rend fou ».
Georges Moustaki le disait en chanson :
« Tu viens boire à ma bouche
Et je mange à ta faim…
Tu as mes inquiétudes
Et j’ai tes rêveries…
« Je ne sais pas où tu commences
Tu ne sais pas où je finis… »
Freud disait en son temps : l’amour est un état spécifique où le moi s’appauvrit progressivement au profit de l’objet aimé.
Lacan dit encore que l’amour est une tentative de capturer l’autre dans soi-même.
On voit bien la prise en masse de l’amour dans le narcissisme de chacun des partenaires.
Approfondissons maintenant ce questionnement en y reliant les hypothèses de Lacan.
Après une minutieuse relecture de Freud, Lacan ouvre la problématique de l’amour en distinguant la demande d’amour, du désir et du besoin. Reprenons la démarche de l’infans (bébé qui ne parle pas encore) qui doit et va entrer dans le monde du langage pour exprimer son besoin. Ce sera une nécessité imparable de se mettre à parler, après avoir crié, pleuré, hurlé son besoin sous la forme d’un appel à la personne secourable que sera la mère ou tout substitut, soit quelqu’un qui va répondre à ses besoins impérieux de lait, chaleur, toucher, regard etc. D’un côté donc, un appel du nourrisson pour sa survie, soit satisfaire ses besoins, de l’autre côté, une réponse satisfaisante qui sera faite de présence, voire de signes d’amour. Du coup, on va passer de la particularité du besoin qui va s’annuler une fois satisfait pour se transmuer en une preuve d’amour. Ainsi, l’enfant qui avait soif, tire de cette situation où son besoin est satisfait une preuve d’amour ou de haine si la réponse n’est pas adéquate ou absente.
Si le don est là, c’est bien ce qui l’entoure qui fera preuve et signe d’amour, à savoir : la sonorité de la voix, la caresse, le sourire, le regard bienveillant etc. Ces signes d’amour feront preuve qu’on est entendu, reconnu, c’est bien l’amour comme signe qui est demandé.
Cet autre parlant, incarné, réel, aimant, alerté a donc à interpréter les gestes et les cris de l’enfant. Il supposera que…s’identifiera à lui… trouvera intuitivement de quelle demande il s’agit, en lui parlant, imaginant ses besoins.
Le film en salle actuellement « Pupille » réalisé par Jeanne Herry nous en signifie au plus près les enjeux. Théo, né sous le secret, est confié à l’adoption par sa mère biologique le jour de sa naissance. Durant trois mois, il est aux mains d’une équipe de travailleurs sociaux dévoués et aimants, qui veillent sur sa santé psychique traduite par son corps où s’inscrit chaque mot et chaque regard vitaux pour son devenir. Tous attentifs à ce qu’un lien neuf, naisse, veillant sur ce bébé en attente d’une maman de cœur.
L’enfant est parlé avant d’être parlé, (parlêtre, être de paroles à venir), pris dans un bain de langage, le trésor des signifiants appelé grand Autre, ce sujet l’infans, va dépendre de l’environnement immédiat, qui en fera ou pas un sujet de sa parole, lié par son inconscient aux mots, aux signifiants entendus par l’autre, à son endroit.
« Ce personnage qui subvient et aime cet enfant, à moins qu’il en fasse un pur objet de jouissance ou le rejette sans l’entendre, c’est cet autre parlant qui conditionne l’Autre comme lieu psychique inconscient. En effet, l’autre réel, l’autre incarné, agit avec son corps et avec ses mots pour répondre aux cris de l’enfant. Autrement dit, ce qui fait réponse véhicule les signifiants de cet autre. C’est donc à partir des signifiants de l’Autre que se produit ce lieu psychique où les signes de la perception qui font traces s’enregistrent, s’inscrivent et s’organisent en chaîne signifiante ». (1)
Chez Freud, il s’agissait de situer le désir entre la satisfaction rêvée et la satisfaction obtenue. Ce décalage, cet écart donnait au sujet la possibilité de désirer.
Avec Lacan, pour situer le désir, il l’enracine en-deçà et au-delà de la demande d’amour, qui était au départ une demande de satisfaction du besoin. C’est donc dans le non comblé que le désir se creuse, créant un point d’opacité : que me veut l’autre, le fameux Che voi ? Qu’est-ce-que tu veux, qu’est-ce que tu me veux ? Quelle réponse mettre dans cet écart entre la demande et ce qui, non comblé, laisse place au désir ? C’est alors que notre fantasme va nous soutenir imaginairement, pour répondre à cet indicible, sauf qu’un malentendu décisif, va se tramer au cœur des rapports humains, comme une béance impossible à dire. Le fameux, « DIS-MOI TOUT », n’est pas possible, c’est un leurre, car il relève bien de l’impossible, puisque nous sommes des sujets divisés (conscients et inconscients), et que toute vérité ne peut que se mi-dire…
L’amour et sa dimension symbolique
La sécurité, cette force qu’un certain amour de la mère va assurer à son enfant, sera marquée par la fonction symbolique du père.
Ce n’est pas seulement dans la fusion mère-enfant, que la force de cette sécurité va vraiment s’accomplir, mais dans la fonction symbolique du père qui représente la loi et donc fait vivre quelque chose de l’ordre de l’interdit à cet enfant qui va pouvoir exister dans le manque immanent à la demande qui le fera désirer.
Il s’agira de sortir de la position narcissique, ne pas rester figé, ni se fixer au rapport au miroir, dans un imaginaire du lien amoureux porteur de toutes les dérives destructrices que le seul narcissisme alimente.
« Dans cette confusion entre le moi et l’autre, une bataille pour la maîtrise fait rage, car l’autre en qui je crois voir mon image et dont je fais mon double, sera d’un même mouvement constitué en une figure d’autorité et de pouvoir à laquelle je me voue mais dans la concurrence duelle, la concurrence mortifère, l’agressivité destructrice si tant est que je me veuille à sa place. Enfer où le couple amoureux ici livré aux seuls mirages narcissiques, à la haine et à ses ravages s’avère voué au tourment. Dans un tel couple, l’amour se fixe à l’illusion de la complétude, de l’unité du tout. »(1)
Dans l’exemple qui va suivre, la manœuvre de celui qui fait sa loi sur l’autre va se parer de la transcendance de l’amour à l’égard de toute loi pour imposer sa vérité de ce qu’il veut et de ce qu’il décide.
« Un adolescent entretient avec son frère ainé une relation de type amoureux. Un jour l’aîné dit au petit : « Viens me chercher vendredi à six heures. Nous partirons ensemble passer le week-end à la campagne ». A l’heure dite, il n’y avait personne. Le petit frère place un mot sur la porte : « Je t’attends au café du coin. » Il attend plusieurs heures et retourne chez lui. Le samedi, il téléphone. Personne. Pendant trois jours, aucune réponse. Enfin, le quatrième jour, le frère aîné décroche. Et le jeune adolescent en colère, commence par dire : « tu aurais tout de même bien pu… » Alors l’autre l’interrompt immédiatement : « Tu ne vas tout de même pas commencer à me faire des reproches. Tu sais bien qu’on pourrait bien ne pas se voir pendant un an et on s’aimerait toujours. »
On voit ici comment le frère aîné impose sadiquement la loi de son désir au nom d’un idéal amoureux qu’il invoque pour faire taire toute révolte du jeune frère. Et celui-ci prêt à éclater en colère se trouve pourtant muet, obligé de se faire violence pour considérer avec son frère aîné que c’est la bonne manière de voir les choses : « On s’aimera toujours. » (1)
Quand le partenaire réel soumet à son propre désir, plutôt à son caprice désirant, l’autre du couple, réduit au silence de sa propre parole qu’aucun relais symbolique ne vient soutenir, on est au plus près de ce que Lacan disait dans un texte qui s’appelle « Subversion du sujet » : « Le dit premier décrète, légifère, aphorise, est oracle, il confère à l’autre réel son obscure autorité. »
Quand la loi devient don du père symbolique, elle réussit à brider cette toute puissance qui hante l’Autre comme un fantôme, c’est bien là, l’inscription d’une loi qui trouve consistance dans l’inscription du signifiant du « Nom-du-père ».
LA HAINE, QUI HABITE-T-ELLE ?
Ne pouvons-nous dire que la haine nous prend chaque fois que nous sommes contraints de tenir compte de ce qui vient d’ailleurs ? Qu’elle intervient dès que l’autre interfère, à tel point, que nous pouvons toujours nous demander si nous ne pourrions pas nous débarrasser de notre haine en même temps que de l’altérité de l’autre. En fait, la présence effective de l’autre qui est à l’origine de notre haine l’est tout autant hors sa présence ; c’est plutôt d’avoir reconnu une place à cet autre, même virtuellement, sans que celle-ci se réalise effectivement. Tout se passe comme si quelque chose en nous avait gardé la trace de ce que l’autre a pu s’imposer à nous, nous contraindre, fût-ce une seule fois, en tout cas faire que nous devions compter avec lui. La haine, c’est donc aussi la trace de ce qu’autrui nous a atteint, au moins une fois.
Cet autre concret et ces premiers autres que nous avons rencontrés, autrement dit les parents, comme des représentants, des délégués, des témoins de la façon de faire sa place à de l’autre, et ainsi nous permettre de nous reconnaître de la même famille dans l’ensemble des espèces.
Ne sont-ils pas, ces premiers autres, ceux qui nous ont initiés au langage, à cette aptitude qui nous spécifie comme être humain ? Si nous souscrivons à ce qui précède, alors la haine concerne d’abord le langage. Ainsi, nous avons logé en chacun de nous la haine, dans le mouvement même de nous reconnaître capable de parler. Car parler, c’est aussi déposer l’autre en soi, l’y reconnaître, le révéler comme inscrit au cœur de notre être. Cette expression que les jeunes utilisent aujourd’hui souvent, « avoir la haine », dit bien qu’il ne s’agit pas tant d’avoir de la haine pour quelqu’un que d’avoir cette haine qui vous habite comme un parasite, comme un chancre.
Nous avons la haine du fait que nous parlons, car nous ne parlons jamais qu’avec des mots qui nous viennent des autres, nous sommes donc chacun, d’abord et avant tout, des intrusés, des obligés des mots, des serfs du langage. Ainsi, pour le dire de manière abrupte, c’est parler qui induit la haine. Celle-ci est de fait autre chose que l’agressivité qui habite l’animal et dont nous savons pertinemment bien au travers l’Histoire, qu’elle n’atteint pas ce que la haine est susceptible de produire chez les humains. Si le fait de parler susciterait et rendrait compte de notre haine, c’est que parler suppose un vide. Parler suppose un recul, implique de ne plus être rivé aux choses, de pouvoir nous en distancer, de ne plus être seulement dans l’immédiat, dans l’urgence. Mais de ce fait, parler exige un dessaisissement, une désidération, parler contraint à un détour obligé, à la perte de l’immédiat. Le langage nous a fait perdre et cette perte a inscrit en nous un fond de dépression permanente, d’insatisfaction irréductible. Bien sûr, à force de pratiquer le langage au quotidien, ce détour s’oublie. Nous sommes les seuls animaux qui échangeons par des mots, qui organisons nos échanges au quotidien avec du bla-bla-bla.
Cette capacité de parole qui permet de baragouiner, jaspiner, crier, gueuler, murmurer, nasiller, radoter et j’en passe… ce que cette parole permet, elle le paye aussi d’un prix et ce prix, c’est que nous habite le vide, le négatif, l’absence. Cet évidement qui apparaît comme le cœur du langage, cette absence creusée dans la présence, ce trou fait dans le réel, de la même façon que le geste du potier façonne sa poterie en tournant autour d’un vide central. C’est dans le même mouvement qu’il fait son vase et entoure un vide. C’est ici que la haine s’origine. La raison de ma haine, c’est ce vide qui m’habite, auquel je suis contraint de faire sa place du fait que je parle. Voilà pourquoi Freud mettait la haine – et non l’amour – au départ de l’humain. En tant qu’êtres parlants, nous avons, d’une manière ou d’une autre, dû payer un tribut au négatif. Nous avons inscrit, en nous cette part de négativité. L’adresse première, originelle, c’est toujours ce vide qu’implique la parole, et non pas eux qui ont la charge de nous transmettre notre condition d’homme ou de femme. Ainsi se développe la thèse du psychanalyste Jean-Pierre Lebrun, dans son texte : l’avenir de la haine. (3)
Mais viendra un moment où le sujet devra se soutenir de son propre chef, assumer la responsabilité de son dire : c’est ce qu’on appelle la subjectivation, ou plus banalement devenir adulte. Lorsque le sujet atteint l’âge de la majorité, il est supposé assumer la responsabilité de sa parole, chacun de nous est contraint d’assumer l’inconnu, de soutenir ce qu’il faut alors appeler un acte, l’acte de dire. Nous pouvons percevoir et même éprouver combien le vide est inclus dans la parole, ceci ne va d’ailleurs pas sans angoisse. Tout ce que nous avons appris jusque-là dans notre existence ne sert finalement qu’à nous aider à traverser ce moment d’angoisse, à soutenir cette confrontation au vide, à supporter l’absence de véritable point d’appui.
MAIS POURQUOI LA HAINE ?
Si le mot peut nous rendre la chose présente même en son absence, il ne peut que manquer la présence pleine de la chose, du fait de l’absence qu’il y introduit. A cet égard, impossible d’avoir le beurre et l’argent du beurre. A cet endroit précis, il faut choisir, perdre ou pas, mais si nous refusons de perdre, c’est rien, c’est « pas de parole possible ». C’est donc de plus un choix forcé : la parole ou rien !
Tout ce préambule pour comprendre qu’il est utile de savoir que la haine nous habite, qu’elle peut surgir en nous à chaque instant, pourquoi elle nous suit comme notre ombre ; ceci nous dispensera de vouloir en faire l’économie, de travailler à l’éradiquer, de penser pouvoir s’en débarrasser.
Cet impossible de l’adéquation du mot à la chose que véhicule le langage, ce vide de l’origine, est bien une perte. Alors chaque sujet humain doit intérioriser cette contrainte à lui-même pour s’humaniser.
Voyons un enfant, imaginons-le entièrement laissé à lui-même: sa parole n’émergera pas et sa durée de vie sera même très limitée. C’est d’ailleurs l’histoire des enfants-loup, ou celle du sauvage d’Itard, ou encore celle de l’expérience de Frédéric II qui voulait savoir qu’elle était la langue parlée à l’origine et qui, pour ce faire, confia à des nourrices une quarantaine de nouveau-nés avec la consigne de ne jamais leur parler. Ainsi, elles auraient pu observer quelle langue émergerait spontanément : le latin, le français, l’allemand. Aucun de ces enfants n’atteignit l’âge de 8 ans et l’empereur n’eût pas de réponse à sa question. Sans appel à la vie par la parole de l’autre, c’est le bout de chemin qui est très – trop – vite rencontré.
LA HAINE EST TOUJOURS HAINE DE L’AUTRE EN SOI
L’humain vu sous cet aspect ne s’autofonde pas, les mots lui viennent de l’Autre. Dès lors, nul parlêtre ne peut s’en prétendre propriétaire. Nous sommes donc d’abord fabriqués dans le matériau de l’autre. Du coup, il doit reconnaître sa dette à l’Autre, ensuite comme un détachement d’avec cet Autre, une séparation nécessaire – qui suppose une coupure, l’ouverture d’un vide – à partir de laquelle seulement, il peut inventer son propre trajet. Pour s’approprier le vide qui habite la parole, afin de consentir à la loi des êtres parlant, chaque humain doit quitter les premiers siens, il est exigé qu’il « abandonne » ses père et mère, comme il est dit dans la Genèse ; c’est aussi la raison de l’interdit de l’inceste : un dit doit s’interposer entre la mère et l’enfant, qui doit les séparer, tant l’enfant, de la mère que la mère, de l’enfant. C’est pour cela que l’enfant – le futur sujet – devrait pour compter sur l’appui d’un autre que le premier Autre, sur un père, sur un autre que la mère, pour l’autoriser à se décoller, à prendre son envol et qu’ainsi il puisse se distancer de ce qui est dit de lui.
Comment alors ne pas se laisser purement et simplement se satisfaire de la haine originaire qui se niche au cœur de l’être de chacun ?
En fait, ce n’est pas la haine en soi qui est à discréditer, même si elle est une « réaction normale » à notre condition humaine.
En cas de légitime défense, elle est aussi la vie par exemple. Etre capable de haine, c’est aussi assumer d’avoir à se défendre si l’on est effectivement menacé, avoir obligation de se préserver, d’assurer sa viabilité.
C’est ici qu’il faut introduire la différence entre la haine et ce que nous appellerons la jouissance de la haine, autrement dit la satisfaction que l’on peut tirer du fait de s’y autoriser, de lui laisser libre cours, et donc de jouir de haïr celui ou celle qui a la charge de me transmettre ce trait de ma condition, plutôt que d’assumer que ma haine s’adresse au vide. C’est le non discernement entre ces deux lieux d’adresse qui engendre aussi bien le meurtre que la violence. Ce n’est donc pas la haine comme telle qui doit être interdite, puisque de toute façon, il est impossible de l’éradiquer, mais ce à quoi il faut renoncer, c’est à jouir de sa haine. C’est se maintenir dans la jouissance de la haine qui est interdit.
Pourquoi ne pourrions-nous pas dire à la personne concernée qui nous fait venir la haine combien ses propos suscitent notre colère, sans faire appel à notre violence ? Si vraiment la chose est dite au bon endroit, ce qu’il faut constater, c’est qu’elle ne laisse pas la colère indemne, elle l’entame, elle la déplace, elle la fait devenir autre, du seul fait d’avoir été dite, sans même qu’il y ait eu réponse en retour, sans même que l’autre n’en ait pris acte.
COMMENT RENONCER A LA JOUISSANCE ?
Rappelez-vous, nous sommes soumis aux contraintes du langage et aux contraintes parentales qui nous éduquent en demandant l’obéissance, l’observance de rituels ou l’ajustement de nos comportements d’enfant. Et pourtant, malgré ces contraintes au langage et à l’éducation pour réussir à accepter la loi commune à tous, il sera nécessaire que le parent ne jouisse pas trop de mettre la limite à un enfant, en se satisfaisant d’imposer sa propre loi, comme s’il en était le fondateur pour jouir à plein de son propre pouvoir. C’est précisément le travail de l’éducation de faire la distinction entre un discernement entre la soumission à la loi de la soumission à celui qui l’impose. En imposant sa seule loi propre, le parent provoque de ce fait, un refus de l’enfant, plongé quant à lui dans la confusion de ne pouvoir discerner entre les deux. Le parent s’étant abusivement approprié la loi du langage pour se satisfaire lui, de sa propre maîtrise ou de la jouissance d’être obéi. Quand ce travail n’est pas fait, la confusion est au programme d’une génération sur l’autre. En effet, lorsque les parents refusent de s’identifier à la loi des humains, ne consentent pas à prêter leur corps à ce que se transmettent les renoncements nécessaires, ne veulent pas engager leur subjectivité dans le fait de tenir cette place pour leurs enfants, il s’ensuit que ces derniers ne sont aucunement aidés dans leur travail de renoncement à la toute-puissance infantile, à l’exigence du tout-tout de suite. S’ils ne rencontrent pas d’autres de la génération du dessus qui les aident à abandonner cette position et à intérioriser ces renoncements pourtant incontournables, ils seront alors livrés à eux-mêmes pour ce qui est de leur tâche d’avoir à intégrer cette donne. Alors, la bonne transmission va échouer, celle qui noue le désir et la loi à intérioriser pour n’abuser ni de l’autre, ni jouir de la haine d’un autre.
Pour conclure et résumer ce dernier chapitre, nous pouvons entendre pourquoi ma haine est inextinguible, puisqu’elle est un processus inhérent à la condition humaine. Mais ce qui, en revanche, doit bel et bien s’éponger, voire s’assécher, c’est la jouissance de la haine, soit de laisser la haine s’accomplir, se réaliser, comme si on oubliait qu’elle n’est que notre réponse à ce que nous ne mettons plus la main sur ce que la langue nous a déjà dérobé. Or, tout l’enjeu de l’éducation est bien de faire renoncer à son accomplissement, d’en montrer l’irréductible leurre, et de contraindre à la faire devenir autre chose, à utiliser sa force autrement qu’en la réalisant. C’est ce que Freud appelait le travail de la culture, et que Nathalie Zaltzman (4) définit comme « le processus inconscient, moteur de l’évolution humaine qui a pour tâche de faire vivre les humains ensemble en les contraignant à transformer individuellement et collectivement leurs tendances meurtrières aussi loin que faire se peut ».
Chantal Cazzadori
Psychanalyste à Amiens
Conférence 2 du 12 mars 2019
Salle Dewailly Amiens
Cycle de conférences Analyse Freudienne de PARIS
NOTES :
(1) La psychanalyse et la question de l’amour, Marie-Claire Boons, conférence 2001, inspire mon propos.
(2) France Culture, Une vie, une œuvre. Jeanne Moreau, l’unique (1928-2017).
(3) Clinique Lacanienne 2006/2(n°11), pages 159 à 173, l’avenir de la haine de Jean-Pierre Lebrun ces CAIRN
(4) N. Zaltman, « le garant transcendant « dans Eugène Enriquez, le goût de l’altérité, Desclée de Brouwer, 1999, p.245.