Nous arrivons au terme de ces trois années où nous avons travaillé sur les trois passions de l’être: l’amour, la haine et l’ignorance. Les deux années précédentes, nous avons saisi que ces deux passions, l’amour et la haine, chacune par des moyens qui leur sont propres, amenaient, cherchaient à rétablir du Un.
Ce qu’on peut résumer en disant que la passion de l’amour cherche à faire du Un avec deux et que celle de la haine s’exerce sur ce qui divise le sujet, le différent , le féminin, l’autre essentialisé. Le même résumé peut s’appliquer à la passion de l’ignorance, qui vise à ne rien vouloir savoir de sa jouissance phallique qui n’est rien d’autre que de rien vouloir savoir de sa castration, de ce qui peut rompre l’unité.
Lors du dernier séminaire à Metz, le 27 mai dernier, Radjou Soundaramourty en a montré une figure avec le nœud borroméen. La haine est à la place de la jouissance de l’Autre, qui n’existe pas, où il s’agit pour la haine d’éradiquer l’Autre. L’amour est à la place du sens, que l’on aussi nommer la j’ouïs sens, bien que le verbe ouïr est ici au passé simple. Et l’ignorance est à la place de la jouissance phallique. Ainsi, à la fin de cette année de travail sur « La passion de l’ignorance aux prises avec le réel de la mort », il apparaît que cette passion, dans la forme des passions de l’ignorance qui nous intéresse ce soir, vise à maintenir la jouissance phallique comme la seule et immuable jouissance de l’être parlant. En effet, le réel de la mort est du réel, c’est-à-dire un impossible, un impossible à concevoir. La mort n’a pas de représentation dans le psychisme, il n’y a pas d’angoisse de la mort, il n’y a que de l’angoisse de castration. Freud est très clair sur cette question. Ainsi, l’objet de la passion de l’ignorance se porte sur cette castration, qui est ce qui fait horreur au sujet, de façon à écarter les entraves à la jouissance phallique.
La question que nous tentons de poser aujourd’hui consiste à interroger ce que la pratique de la psychanalyse peut ouvrir comme solution à la logique du tout phallique, ou quelles voies sont possibles pour se déprendre de la passion de l’ignorance. Pour le dire autrement, est-il possible de sortir de cette logique du Un?
Nous allons commencer en parlant de la question de l’objet, en gardant en mémoire un des éléments qu’avait amené Robert Lévy lors de son séminaire à Metz le 15 avril dernier. Il disait que « la passion de l’ignorance nous protège du réel en tant que là où il n’y a pas, il y a quand même quelque chose ». Il évoquait cela pour étayer son hypothèse de la passion de l’ignorance comme étant une absence momentanée des processus de métaphorisation. Un exemple étant le déni pour un sujet pervers: là où il n’y a rien il y a quand même quelque chose. Ce qui lui permet d’ignorer la différence des sexes. Robert Lévy ajoutait que « les passions de l’être (1) ( amour, haine et ignorance ) visent à un retour à un fonctionnement pulsionnel archaïque, c’est-à-dire que quand on ne peut pas métaphoriser, que la parole ne permet pas un relais, une médiation il n’y a pas d’autre possibilité que de s’approprier l’objet ». Reprenons et déplions ces questions pour approfondir les relations entre la pulsion, l’objet et la logique phallique.
L’année dernière, en nous appuyant sur le travail de Valérie Marchand, lors d’une séance de séminaire intitulée: « L’amour fabrique de l’objet », nous avions montré que l’objet n’existe pas. Il n’existe que reconstitué dans l’après-coup, il n’existe que d’avoir été. Il s’agit là, non seulement de l’objet perdu, celui de la mélancolie, mais aussi de l’objet de la pulsion. C’est cet objet de la pulsion qui nous intéresse particulièrement ce soir. Car si la pulsion tourne autour de l’objet sans jamais l’atteindre, c’est parce que cet objet n’existe pas et ne peut être atteint. Il est là pour indiquer les coordonnées de plaisir, c’est-à-dire le chemin pour que la pulsion puisse être satisfaite. L’objet, perdu avant même d’avoir été crée, indique le lieu de la jouissance pulsionnelle. Il indique également autre chose: c’est le lieu, c’est la place où viendra se greffer le signifiant. Ceci est une ouverture pour entendre comme Lacan l’énonce dans le séminaire « Encore » qu’en parlant le sujet jouit. Cette proximité topologique entre l’objet de la pulsion et le signifiant, montre que la jouissance du parler est jouissance de l’objet, jouissance phallique comme nous le verrons tout à l’heure. Ainsi, les mouvements de libération des femmes en revendiquant le droit à la parole, le droit de parler, se sont appropriés une jouissance bien phallique.
Revenons à notre objet de la pulsion, qui est le prototype de tout objet ultérieur. Cet objet sera désigné par Lacan: objet (a). Pour l’instant, prenons quelques éclairages de ce que Freud nous dit dans son texte : « Pulsions et destins des pulsions 1 ». Il a écrit: « L’objet de la pulsion est ce en quoi ou par quoi la pulsion peut atteindre son but. Il est ce qu’il y a de plus variable dans la pulsion, il ne lui est pas originairement lié: mais ce n’est qu’en raison de son aptitude particulière à rendre possible la satisfaction qu’il lui est adjoint 2». L’objet n’a aucune importance, il n’a d’intérêt que de permettre la jouissance. Il est ainsi nécessaire de mettre en place un objet pour satisfaire la pulsion, pour jouir. L’objet apparaît en quelque sorte comme un moyen de la jouissance, comme une fiction nécessaire à la satisfaction de la pulsion. Ce qui compte, c’est la source de la pulsion qui est : « le processus somatique qui est localisé dans un organe ou une partie du corps et dont l’excitation est représentée dans la vie psychique par la pulsion 3». Le rôle de la source est déterminant: « Nous pouvons affirmer qu’elles ( les pulsions sexuelles ) fonctionnent sur un mode auto-érotique, c’est-à-dire que leur objet s’efface au profit de l’organe qui est leur source, et, en règle générale ne fait qu’un avec lui 4 ». Ainsi, la jouissance de l’objet est une jouissance masturbatoire et de plus est une jouissance d’organe. Cela est amené par Freud dès 1915, et repris par Lacan qui nous le fait entendre. Dans la relation sexuelle, l’autre, le partenaire n’est là que pour permettre le déroulement des trois temps de la pulsion. Où pour le formuler en suivant Lacan, l’autre n’est là que pour permettre une spécularisation du sujet, ce qui veut dire pour permettre au sujet d’unifier son image, de faire Un, unité.
Pour illustrer ceci, prenons ce que nous disent les études sociologiques qui avec l’avénement des sites pornographiques montrent que la présence d’un partenaire sexuel n’est plus aussi souvent requise pour la jouissance sexuelle. La jouissance sexuelle d’objet est un exercice solitaire qui vise à la préservation du Un, où le partenaire à une fonction de miroir. Cette question est explicite dans une série de podcast de l’émission LSD parue en avril dernier sur France Culture intitulée : « Vivre sans sexualité ». Des sujets ne trouvent plus d’intérêt à une sexualité avec un partenaire. En termes analytique cela s’énonce qu’ils ne trouvent pas de plus-de-jouir avec un partenaire sexuel. Cela s’origine essentiellement, pour les sujets parlant dans ces podcasts, d’une volonté de ne pas exercer une domination sur le partenaire. C’est-à-dire de rechercher une alternative à la logique phallique, qui est une logique de domination.
Dans cette émission, nous entendons que pour certains sujets, la sexualité n’est vécue en tant que sexualité que si elle s’accompagne de traits qui ressortissent à la perversion: sadisme-masochisme, voyeurisme et/ou exhibition etc. Qu’est-ce à dire? Est-ce que la jouissance sexuelle n’est sexuelle que s’il y a le semblant d’un partenaire, d’un autre? C’est ce que disent certains des participants à cette émission, pour qui la masturbation éventuelle n’est pas assimilée à la sexualité. Nous entendons et pensons que pour que plus-de-jouir il y ait, il est nécessaire que l’objet soit érotisé. Cela se produit par le truchement d’une mise en scène évoquant une perversion, ce que Freud indique dans son texte sur les pulsions. Dans ce texte il parle essentiellement de ces mécanismes pervers, ainsi que d’amour et de haine pour expliquer sa conception de la pulsion. Ainsi, si nous suivons ce que disent ces sujets dans ces podcasts, si la jouissance n’est pas sexuelle, elle n’est que satisfaction d’un besoin, si elle est sexuelle, alors elle est phallique et nécessite pour devenir consciente une érotisation du partenaire. En effet, le plus-de-jouir est nous dit Lacan dans le séminaire XVI, « D’un Autre à l’autre », la seule occurrence de la jouissance parvenant à la conscience. Cette jouissance s’inscrit dans la logique phallique où l’autre est réduit à la qualité d’objet, et a rapport avec le signifiant phallique. (La logique phallique est une logique de l’avoir et non de l’être.)
Ainsi, le fonctionnement pulsionnel archaïque, déjà évoqué, réduit la pulsion au besoin. Il ne recours pas au langage, au signifiant, il reste ignoré et les passions de l’ignorance n’ont rien à faire avec lui. Lorsque les processus secondaires sont à l’œuvre, c’est-à-dire le langage, la pulsion ainsi que sa satisfaction demeurent inconscientes. Ce qui devient conscient c’est la jouissance sexuelle. C’est ce que Freud nous explique. La jouissance prend ainsi le caractère du plaisir. Ce plaisir est celui de l’excitation sexuelle: « Naturellement, on jouit, dans les deux cas, ( il parle du sadisme et du masochisme ) non de la douleur elle-même, mais de l’excitation sexuelle qui l’accompagne 5 ». Si on reprend cette affaire dans la théorisation lacanienne, c’est le plus-de-jouir qui permet à la jouissance de parvenir à la conscience. Ce qu’amène Freud est tout aussi fondamental: il s’agit de la nécessité que l’objet soit érotisé, par exemple par le sadisme ou le masochisme. C’est-à-dire que l’objet soit subjectivé, qu’il soit inclus dans le fantasme. alors, seulement il peut se produire la prise de conscience de la jouissance. Celle-ci s’effectue par la culpabilité. La culpabilité, la conscience de culpabilité comme disait Freud, est nécessaire au sujet pour rendre compte de cette jouissance. Elle seule permet au sujet d’assumer être l’auteur de cette jouissance; et ainsi de pouvoir éventuellement payer les droits d’auteur. La passion de l’ignorance est particulièrement active à cet endroit. A cette jouissance assumée, elle répond, comme les trois petits singes dont nous parlait Robert Lévy: je ne vois rien, je n’entends rien et je ne dit rien. Cela est manifeste dans ce que dit à son procès pour féminicide cet homme: « Toutes mes souffrances sont sorties et ont pris le contrôle de moi 6». Il a eu un début de culpabilité, de prise de conscience de son acte, mais certainement pas de sa jouissance. En effet, l’article du monde dit: « Deux jours après, il s’est rendu dans le cabinet d’Elodie Guellier. ‘ Je m’en souviendrai toute ma vie. Il s’effondre, il pleure, il n’arrive pas à expliquer. Il veut que ça prenne fin’ rapporte l’avocate dans sa plaidoirie, en essayant de décrire un jeune homme ‘complètement perdu dans son déni’ afin d’atténuer l’effet désastreux du crime maquillé en suicide 7 ». Il a pris dix- sept ans. Il ne veut rien savoir de sa jouissance ( il n’en n’est pas l’auteur ), et évacue la culpabilité en disant que c’est l’Autre, que c’est l’Autre de la jouissance qui a pris le contrôle ( il ne paye pas les droits d’auteur ). Il n’est pas auteur de son acte en tant que sujet, sujet bien sûr divisé. Sa culpabilité est avouée mais pas assumée.
Continuons à avancer pas à pas dans ce chemin de la jouissance phallique dans ses relations aux passions de l’ignorance.
Nous nous sommes un peu amusé à reprendre la formule du fantasme S<>a, que Lacan introduit dans le séminaire « Les formations de l’inconscient » en 1958, et qu’il développera en 1959 dans le séminaire « Le désir et son interprétation », mais en nous attachant, dans cette formule à l’objet a. En effet, en 1959, a représente un objet quelconque, il ne deviendra l’objet (a) qu’en 1961 dans le séminaire « Le transfert », à partir de l’agalma, où il dit: « C’est bien, il faut le dire, cela que nous, analystes, avons découvert sous le nom d’objet partiel. C’est là une des plus grande découvertes de l’investigation psychanalytique que cette fonction de l’objet partiel 8». Cela nous amène à anticiper sur la suite de notre propos de ce soir. Partiel n’est pas, ici, à entendre comme peut l’être une pulsion partielle, mais comme un « pastout », c’est-à-dire comme ne formant pas une unité un Un. Ainsi, lorsqu’en 1963, dans le séminaire « L’angoisse », Lacan affirme que le phallus est un des objet (a), il ouvre une faille dans la logique phallique. En effet, l’objet phallus, dont le signifiant est le signifiant du sexuel d’une part et d’autre part est un signifiant sans signifié 9, représente l’unité, le Un.
Si le phallus est un objet partiel, un pastout, cela ouvre une perspective où la jouissance phallique ne peut plus englober totalement la jouissance sexuelle. D’autant plus qu’en cette même année 1963, Lacan avance que l’objet (a) n’est pas spécularisable. Cela signifie que dans le miroir, il reste identique à lui-même, qu’il n’est pas pris dans une symétrie de l’image en miroir, cette symétrie qui donne l’image du corps unifié, comme le montre Lacan dans le stade du miroir. C’est une nouvelle brèche de la jouissance phallique comme unique en ce qui concerne la jouissance sexuelle. Rappelons simplement que, si pour Lacan, il n’y a pas de rapport sexuel, c’est la conséquence de la jouissance phallique comme universel 10.
L’érotisation de l’objet signifie non seulement l’intervention du fantasme mais aussi celle du corps propre. Freud a montré que la pulsion s’origine d’un organe ou d’une partie du corps; et il ajoute que l’objet se confond avec l’organe. Ainsi, le corps n’apparaît que sous la forme de l’organe, donc il ne s’agit pas vraiment du corps. Car, comme nous l’a montré Radjou Soudaramourty le 27 mai, la jouissance phallique exclut le corps, il n’y a de jouissance que de l’organe. Pour qu’il y ait jouissance phallique, il faut ignorer le corps réduit au phallus, au signifiant phallique, au signifiant Un. La passion de l’ignorance afin de permettre la satisfaction de la pulsion, donc la jouissance, exclut le corps, car le corps n’est pas pris en compte par le fantasme. Le corps ne peut y être représenté que par un objet qui est le phallus. Il n’y a pas d’autre représentation du corps pour le sujet, pour l’être parlant. En effet, le langage, le signifiant, ressortit à la logique phallique. Si une autre logique existe, elle se situe hors du signifiant, donc elle est de l’ordre du réel, c’est-à-dire impossible. Mais, on ne peut faire l’impasse du fait que Freud a découvert l’inconscient avec des hystériques, dont le corps s’exprime, dont le corps est venu former des signifiants. Le corps de l’hystérique est découpé par le signifiant 11. Alors, admettre qu’il puisse exister une autre logique que la logique phallique c’est admettre qu’il puisse exister une autre jouissance que la jouissance phallique, une jouissance qui serait celle du corps et non de l’organe. Est-ce que la jouissance du symptôme est une jouissance phallique? Laissons la question ouverte. Ou peut-on penser que la maladie psychosomatique soit une jouissance autre que phallique? Pris dans ce questionnement, j’écoutais une femme, réfugiée africaine, traumatisée après avoir été kidnappée, torturée et violée. Elle parlait sans cesse ce qu’il se passe dans son corps, que cela lui fait tourner la tête, ce qui me rappelait cette chanson: « Tu me fais tourner la tête », et je me disais que cela devait interroger sa jouissance en rapport avec la torture et le viol, ce qui témoigne de ma surdité à ce qu’elle disait. Et puis mon attention a été attirée par cette insistance à dire qu’elle a besoin de s’allonger. Je me suis dit que finalement, dans ces paroles, peut être que quelque chose du corps tentait de se faire entendre. Que ce qu’elle disait était autre chose que de l’ordre de la plainte. Je l’ai amenée à parler de son besoin de s’allonger. C’est là qu’est apparu ce souvenir que, pendant les moment de torture et de viol, elle était assise, attachée sur une chaise, et que entre ces séances elle pouvait s’allonger. Son corps lui rappelait de s’allonger pour trouver un certain apaisement face à ses pensées incessantes et continues du traumatisme.
Nous évoquons la jouissance du corps, ce qui pose au moins deux questions. Tout d’abord, celle très théorique des jouissances. De quoi s’agit- il, dans cette jouissance du corps? D’une autre jouissance? De la jouissance Autre? De la jouissance féminine? De la jouissance de L femme? Et finalement y a-t’il une autre jouissance que la jouissance phallique?
Le seconde question est celle posée par les « Gender Studies » qui remet en cause bien des certitudes sur le sexuel.
Nous pourrons certainement lors de la discussion travailler de quelle jouissance il s’agit dans la jouissance du corps. Quelle que soit le type de jouissance que Lacan a élaborée, à chaque fois, on se trouve devant, si ce n’est une énigme, c’est soit un impossible, soit une aporie, soit on fait face à ce qui n’existe pas. Guy Le Gaufey résume très bien cela dans cette phrase: « Il n’y a donc pas qu’une jouissance, à vrai dire, mais il est exclu qu’il y en ait deux 12 ». Ainsi, il y a bien une jouissance phallique, qui allie le corps à la parole, qui répond à la pulsion. Il y aurait une autre jouissance, dont on ne peut prouver l’existence, ni en dire quoique ce soit. Cette autre jouissance se laisse deviner dans les failles de la logique phallique et dans le rapport au corps, ce qui constitue notre thèse de ce soir. Il nous semble que les pensées novatrices issues du mouvement féministe dans sa grande diversité, comme de celui de LGBTQI+ et les théories du genre ouvrent des éléments théoriques et cliniques majeurs qui nous permettront peut-être d’avancer et de soutenir cette question d’autres jouissances.
Nous avons pris le parti, dans ce qui suit, de considérer le côté homme comme étant ce qui ressortit à la jouissance phallique et le côté femme à ce qui n’est pas, ou qui ne serait pas, dans la logique de cette jouissance phallique. Ceci s’inspirant des formules de la sexuation de Lacan en 1973 et de ce qu’il avait écrit en 1960: « La castration ne saurait être déduite du seul développement, puisqu’elle suppose la subjectivité de l’Autre en tant que lieu de sa loi. L’altérité du sexe se dénature de cette aliénation. L’homme sert ici de relais pour que la femme devienne cet Autre pour elle-même, comme elle l’est pour lui 13 ». Il ajoute plus loin: « Une jouissance enveloppée dans sa propre contiguïté 14 » côté femme, et un « désir que la castration libère chez le mâle en lui donnant son signifiant dans le phallus15 ». Ainsi, le côté femme ou homme, ne tient pas tant au sexe biologique et/ou anatomique. Car assimiler le genre au sexe biologique tient essentiellement à une soumission au discours du maître, au surmoi ou à une forme de normativité sociale, dite normativité hétérosexuelle dans les gender studies. Comme il n’y a pas de normes sexuelles, on se rabat sur des normes sociales. Ainsi, en l’absence de normes sexuelles, sera « homme » un sujet qui est « tout » dans la jouissance phallique, tout est ici à entendre dans toutes ses occurrences ( de la totalité, du Un, de l’exclusion de ce qui ne forme pas ce tout ); et sera « femme » un sujet « pastout 16 » dans la jouissance phallique. Donc, « homme » et « femme » se définissent selon un mode de jouissance non phallique, d’une autre jouissance, comme possible ou pas, pour chaque sujet dans sa singularité. Cette définition, aussi imprécise soit-elle, permet d’éviter, ce qui dans une large culture féministe, en se tenant à la différence anatomique, réduit la question de la différence des sexes à une problématique de minorité, passionnante mais hors de notre propos de ce soir.
Alors, nous allons, pour ce soir, nous en tenir, à des éléments issus du quotidien, où le rapport au corps est différent selon que l’on soit côté homme ou côté femme. Le rapport au corps nous semble pertinent en ce que la jouissance phallique se situe hors-corps. Ainsi, arriver à déceler une jouissance en rapport avec le corps peut se faire lorsqu’un sujet peut dire ce qu’il se passe dans son corps. Par exemple, cette femme qui peut dire après une relation sexuelle qu’elle est enceinte. Elle sait, elle perçoit qu’elle a ovulé, alors qu’aucun mécanisme physiologique ne peut l’expliquer. Elle le sait sans pouvoir en dire quoique ce soit d’autre. On perçoit souvent une différence du rapport au corps entre les hommes et certaines femmes. Il en va de même avec les femmes et « leurs histoires d’hormones ». On ne peut pas réduire la sensibilité de certaines femmes à la variation des taux hormonaux aux effets physiologiques de ceux-ci, il y a bien une autre logique à l’oeuvre, directement en rapport avec le corps qui n’est pas qu’un objet. Mais de cela, les hommes ( dont les gynécologues hommes ne sont pas les derniers ) ne veulent savoir, passion de l’ignorance de ce qui échappe à la logique phallique. Nous posons la question si dans ces exemples, si banaux, si quotidiens, il ne s’agit pas d’une forme de perception, pour ces femmes, d’une jouissance de leur corps? Nous en discuterons certainement. Je pense aussi à cet homme qui s’est fait amputer d’une jambe. En ce qui le concerne, nous nous demandons si l’évidence d’une castration ne vient pas masquer autre chose. Il associe ses douleurs, dont on lui a dit qu’elles étaient celles du membre fantôme, à la perte, à la rupture avec une femme aimée. Mais ses associations renvoient plus à un manque à aimer qu’à la perte d’un objet. Je laisse la question aussi ouverte que la fracture qui l’a conduit à l’amputation. Ce que nous entendons le plus fréquemment, se rapporte pour des femmes aux questions d’enfantement. Ce rapport au corps interroge la question du désir. Pas le désir tel que Freud l’envisage dans « L’esquisse » ou « L’interprétation des rêves », où il indique le chemin de la jouissance phallique, mais le désir que Lacan définit comme désir de désir: « le désir est le désir de l’Autre » disait-il, un désir qui s’oriente du côté de l’être plus que du côté de l’avoir. Comme lors de cette citation de Lacan, faite tout à l’heure: « pour que la femme devienne cet Autre pour elle- même ». Cela nous paraît de l’ordre d’une logique de l’être, d’être désirant, d’être désiré.e, de laisser le désir monter(é), alors que la logique phallique est de l’avoir, de posséder, de dominer l’objet qui complète, qui permet de faire unité, Un, dans la décharge pulsionnelle.
Voici, quelques illustrations cliniques qui montrent que le corps, pris en dehors de cette logique phallique, est directement en rapport avec le désir, en tant que désir de désir et non pas désir ou envie d’objet. Il y aurait tant de choses à dire sur la conception d’enfant où le désir et le corps sont intriqués. J’ai plusieurs exemples où des femmes ont montré une véritable éthique du désir lors de la conception d’enfant: telle femme qui ne pouvait pas tomber enceinte car son mari était un ami d’enfance, et que l’on entend que tous petits ils prenaient le bain ensemble, ou celle-ci qui pour la première fois voit son mari content qu’elle aille à une séance de PMA 2 ou 3 semaines plus tard. Arrivant à l’hôpital, on lui dit qu’elle est enceinte, ce qui la conduit à rentrer bien plus tôt que prévu et alors à comprendre pourquoi il était content qu’elle s’absente pour toute la journée. Elle avait bien perçu qu’il était animé d’un désir, mais pas que ce désir ne la concernait pas. Aussi cette femme, qui à plus de trente ans n’avait jamais été réglée. Elle rencontre un homme qu’elle identifie à une figure paternelle, quinze jours plus tard elle a ses premières règles et quinze jours plus tard elle est enceinte. Alors elle vient parler à un psychanalyste. Ne peut-on pas, ici, évoquer une jouissance du corps?
Alors que dans la logique phallique, le corps ne peut avoir un autre statut que celui d’objet, où une panne de désir conduit les sujets pris dans cette logique, les hommes et certaines femmes, chez un mécanicien, un réparateur du sexe: un sexologue. Dans la logique phallique, le corps n’est qu’un objet pour le sujet, un objet de jouissance, l’objet cause de son désir qu’on veut posséder, et ainsi le corps d’un autre ne peut être perçu autrement que comme un objet ou au plus comme une image spéculaire renvoyant une image d’un corps unifié.
Certains d’entre vous ont noté que nous avions évoqué l’éthique du désir concernant la relation de certaines femmes ( et aussi de quelques hommes ) à leur corps. Notre hypothèse réside en ce que l’accession à une jouissance non phallique peut se produire par le moyen d’un désir de désir, désir de désir de l’Autre, permettant la préséance du désir sur la jouissance, par un désir qui ne cherche pas à se réaliser mais à se maintenir en tant que désir. C’est ce qu’il se passait lors de l’amour courtois, où il ne s’agissait de ne pas satisfaire au désir. Or, c’est ce que Lacan travaille toujours en cette année 1963, où il énonce: « Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir 17». Dans cette séance du 13 mars 1963 du séminaire « L’angoisse », dont Lacan dit qu’il s’agit d’: « introduire le désir de l’analyste 18 », il envisage le « ressort du désir à la jouissance 19». Il précise ce qu’il en est du désir côté homme : il est limité par la destinée du désir qui est la rencontre avec l’objet perdu. L’objet qui n’existe pas, celui qui indique le lieu de la jouissance comme celui où vient s’inscrire le signifiant. Ce désir, côté homme, trouve sa limite lors de sa rencontre avec l’objet , il n’accède pas au signifiant, c’est-à-dire à l’Autre, le signifiant ne représente aucun objet.
L’objet rencontré est (a). Ceci implique selon nous deux conséquences: tout d’abord, la jouissance phallique va se satisfaire de n’importe quel objet, (a) n’étant pas un objet à proprement parler. Il va s’agir d’un objet métonymique, dont le premier qui tombe, pour ainsi dire, sous la main pourra être le pénis, métonymie du phallus. La jouissance phallique se passe aisément de métaphore. Ensuite, dans ce séminaire, Lacan, étrangement, attribue une fonction métaphorique 20 à (a) qui ne pourrait exister que si (a) était un signifiant, ce qu’il n’est pas. Il définit ainsi une fonction métaphorique à (a), fonction qui n’existe pas. Cela se passe comme s’il anticipait sur ce qu’il avancera dix ans plus tard en disant que L femme n’existe pas. Mais cela lui permet d’articuler la métaphore de l’amour avec le fait que : « la femme comprenne très très bien ce qu’est le désir de l’analyste 21 ». De cette façon, il donne une interprétation de la phrase citée plus tôt: « Que me proposer comme désirant, ἔρόν [erôn] , c’est me proposer comme manque de (а). Et que ce qu’il s’agit de soutenir, dans notre propos est ceci, c’est que c’est par cette voie que j’ouvre la porte à la jouissance de mon être. (..) seul l’amour-sublimation permet à la jouissance – pour me répéter – de condescendre au désir 22». Il introduit ici une notion de « jouissance de mon être », qui est autre que la jouissance pulsionnelle en tant que jouissance de l’avoir, de l’objet. La sublimation étant le quatrième et dernier destin de la pulsion 23. Cela corrobore ce qu’avait montré Cristina Kupfer, lors du séminaire A.F. à Paris le 5 mai dernier, en disant que l’analyste soutient son désir d’analyste dans une position de pastout, à partir d’un savoir pastout et finalement incarnant l’objet (a), objet partiel. Rappelons que dans le séminaire « Encore » Lacan définit le pastout comme étant ce qui échappe à la fonction phallique. Il apparaît ainsi une parenté entre le désir côté femme et le désir d’analyste. Nous nous demandons s’ils sont tous les deux soumis à la même éthique du désir?
Pour terminer, nous vous proposons une introduction aux théories du genre ( Gender Studies ), auxquelles il nous semble impossible de faire l’impasse sur leurs études, leurs enseignements et ouvertures. Pour faire ce travail, nous nous sommes abondamment nourri de textes féministes, LGBTQI+ et sur les questions du genre. C’est d’après ces lectures que le titre, un peu austère, de ce séminaire a été choisi. Le combat contre la domination phallique ( la jouissance phallique est essentiellement métonymique ) ne peut être hétérogène au discours analytique. La logique phallique, qui ressortit à un fonctionnement pulsionnel archaïque, est soutenue par la passion de l’ignorance. Cela nous a conduit à surnommer la jouissance phallique: la jouissance narcissique. S’il y a une autre jouissance, ce qui nous semble avec les élaborations de Lacan, être la seule possibilité actuelle de travailler la question essentielle de l’absence de rapport sexuel, elle ne peut qu’être d’un ordre métaphorique, ne serait-ce que pour pouvoir en dire quelque chose.
Les questions du genre se rencontrent de plus en plus fréquemment dans notre clinique. C’est devenu le symptôme actuel, venant poser des questions très difficiles et il nous renvoie à ce qui nous guide dans notre clinique: l’éthique du désir. Une des façons de poser la question peut être: comment faire autrement que du Un ou son équivalent du tout? Et ceci dans la singularité de chacun.e, autrement dit comment théoriser que: « que chacun ne soit pas si un que ça 24 ».
C’est précisément ce questionnement qui est apporté par le mouvement qui va du féminisme au genre en passant par les LGBTQI+. Nous illustrons cela par une citation de Judith Butler: « Une telle distinction, qui admet que le genre est une interprétation plurielle du sexe, contient déjà en elle-même la possibilité de contester l’unité du sujet. Si le genre renvoie aux significations culturelles que prend le sexe du corps, on ne peut alors plus dire qu’un genre découle d’un sexe d’une manière et d’une seule 25 ». Ce texte date de 1990 et pose des questions essentielles sur la division du sujet, sur la question du Un et sur celle de l’identité comme de l’identification.
Nous allons aborder rapidement deux questions, celle du féminisme et de la jouissance phallique, éponyme du titre, et celle du lesbianisme comme tentative de réponse au non rapport sexuel.
Dans un premier temps, le féminisme a permis aux femmes d’obtenir l’égalité des droits. Qui se souvient de la loi du 13 juillet 1965 autorisant les femmes à ouvrir un compte en banque, à posséder un chéquier et à travailler sans l’autorisation de leur mari? Les mouvements féministes ont oeuvré à ouvrir la parole, l’accès au domaines public, professionnel et politique aux femmes. Le changement depuis les années 60 est considérable et loin d’être abouti. Ainsi, le féminisme a dans un premier temps permis aux femmes un accès plus ample à la jouissance phallique, qui n’est pas la propriété des hommes. Dans un second temps, qui n’est pas chronologique, des femmes font entendre une parole discordante avec la logique phallique, dont la figure la plus emblématique est Simone de Beauvoir qui énonce: « on ne naît pas femme, on le devient 26 ». Puis dans les années 70, Monique Wittig théorise un féminisme matérialiste, c’est-à-dire qu’elle analyse les rapports entre les genres (féminin et masculin) comme entre deux classes sociales antagonistes. Elle désigne la pensée hétérosexuelle en tant que régime politique et non comme une simple orientation sexuelle. Elle écrit: « La femme n’a de sens que dans les systèmes de pensée et les systèmes économiques hétérosexuels. […] Les lesbiennes ne sont pas des femmes 27 ».
Dans la théorie lacanienne le féminin est reconnu comme ce qui divise entre une jouissance phallique, universelle, et une féminité qui ne se réalise qu’au une par une, dans une logique autre, celle du pastout, une logique qui n’est pas celle du Un 28. Nous pensons qu’il ne convient pas de restreindre le côté femme aux femmes et le côté homme aux hommes, car cela nécessite de définir une identité sexuelle qui serait identique au genre, ce qui ne peut plus être soutenu aujourd’hui, avec les apports des théories du genre. On peut dire ainsi que toutes les femmes sont au moins partiellement soumises à la logique phallique, universelle, et qu’il y a des hommes qui ne sont pastout soumis à la logique phallique. Ainsi, au une par une comme au un par un, dans la singularité de chacun.e il y a un côté phallique et il peut y avoir un côté non-phallique. Mais cela vient remettre en question l’identification, ceci est un autre débat.
Mais, il se produit un discord sémantique entre les théories du genre et les psychanalystes. En effet, pour les premières l’hétérosexualité est conçue comme une pratique de la domination phallique et le lesbianisme comme un moyen d’échapper à cette logique phallique, en définissant un genre nouveau, qui n’est pas le genre féminin. Évidemment, ce champ social n’est pas le champ freudien, car il se définit à partir de normes sociales, et ceci d’autant plus qu’il n’y a pas de normes sexuelles. Alors que Lacan amène que: est hétérosexuel ce qui n’est pas tout dans la logique phallique, cela implique qu’est homosexuel ce qui est de l’ordre du Un, tout dans la logique phallique; et ceci quelque soit le sexe.
Ainsi, les théories du genre viennent remettre en question nos certitudes, en nous disant que les genres sont pluriels, multiples et finalement infinis. Ce qui est représenté par le + dans le sigle: LGBTQI +. Ceci nous conduit à nous mettre au travail, à réviser nos conceptions du sexuel, de l’identification afin de pouvoir entendre les patients de plus en plus nombreux à s’interroger sur leur identité sexuelle, qui viennent nous rencontrer pour en parler. Ces changements sont angoissants, font vaciller nos certitudes et nous engagent au travail pour la prochaine année, pour le moins, dont le thème est: L’angoisse face aux changements, vacillement des certitudes au regard de la psychanalyse.
Philippe Woloszko
Metz le 10 juin 2021.
1S., Freud. Pulsions et destins des pulsions. In Métapsychologie. Idées Gallimard. Traduit par J. Laplanche et J.-B. Pontalis. 1977.
2 Op. Cit. P 19.
3 Ibid.
4 Op. Cit. P34.
5 Op. Cit. P28.
6 Le Monde du 3 juin 2021. La mort tragique de Jessica, 26 ans, étranglée et défenestrée par son mari.
7 Op. Cit.
8 J. Lacan. Le transfert dans sa disparité subjective, sa prétendue situation, ses excursions techniques, séance du 1er février 1961, stécriture, bulletin n°4, p8. Cité par Guy Le Gaufey. Le pastout de Lacan. ÉPEL. 2006. P55.
9 Guy Le Gaufey écrit dans « Le pastout de Lacan », Op. Cit. P 41: « C’est bien sûr un signifiant, mais un signifiant limite puisqu’il serait le seul à pouvoir se signifier lui-même; c’est également parfois un objet, bien spécial lui aussi quand il est dit métonymique ».
10 Cette question est particulièrement bien argumentée par G. Le Gaufey. Op. Cit.
11 Robert Lévy. Séminaire à Metz du 15 avril 2021.
12 G. Le Gaufey. Op. Cit. P44.
13 J. Lacan. Propos directifs pour un congrès sur la sexualité féminine. In Ecrits. Seuil. 1966. P 732.
14 Ibid. P 735. Cité par G. Le Gaufey. Op. Cit.
15 Ibid.
16 Nous retenons cette écriture de « pastout » en un seul mot, proposée par G. Le Gaufey, qui nous semble plus éclairante et mieux ouvrir sur la plurivocité de ce signifiant.
17 J. Lacan. Séminaire « L’angoisse » Séance du 13 mars 1963. Version Valas. P 347. 18 Ibid. P 332.
19 Ibid. P 346.
20 Ibid. P 337. « On pourrait suggérer que (а) vient à prendre une sorte de fonction de métaphore du sujet de la jouissance. Çа ne serait pas… çа ne serait juste, que si (а), et dans la mesure où (а) est assimilable à un signifiant.
Mais justement, c’est ce qui résiste à cette assimilation à la fonction du signifiant. C’est bien pour cela que (а) symbolise ce que, dans la sphère du signifiant, est toujours… ce qui se présente
toujours comme perdu, comme ce qui se perd à la significantisation ».
21 Ibid., P 346.
22 Ibid. P 348-349.
23 S. Freud. Pulsions et destins des pulsions. Op. Cit. P 25.
24 G. Le Gaufey. Op. Cit. P146.
25 Judith Butler.Trouble dans le genre. La découverte Poche. 2006. P67
26 Simone de Beauvoir. Le deuxième sexe. 1949.
27 Monique Wittig et Marie-Hélène Bourcier, (trad. de l’anglais), La pensée straight, Paris, Éd. Amsterdam, 2013,
28 Gisèle Chaboudez. Féminité singulière. Eres. 2020.