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La fonction du semblable : un outil pour la clinique psychanalytique ?

par M. Cristina Kupfer

Tableaux de Nkotani Karen (Instagram Karen_nkotani)

I INTRODUCTION

Étant donné le travail de mon groupe de recherche avec les groupes d’enfants, dont je vous ai déjà eu l’occasion de parler, en particulier avec des enfants psychotiques et autistes, (ou bien avec des enfants ES, en substitution à TSA) il s’agit dans ce texte d’examiner trois points théoriques qui pourraient, en principe, favoriser la construction de la direction du travail clinique avec ces enfants et le faire avancer à partir du point où l’on est.
Le point où l’on est :
“On sait que les relations entre pairs sont importantes car des relations affectives s’y produisent et sont donc une source de réconfort pour les enfants. Mais grâce à la théorie psychanalytique, il est possible de comprendre que dans ces relations opèrent des processus beaucoup plus importants et structuraux que les processus affectifs : les semblables sont source d’identification et participent à la constitution psychique des sujets qui y sont impliqués. Bernardino (2020) souligne : « S’il y a une identification à l’autre, souvent vécue comme soi, de façon spéculaire, il y a aussi, d’autre part, une volonté de détruire l’autre pour se préserver. Dans le jeu entre se ressembler et se différencier, entre vouloir ressembler à l’autre et aussi le détruire, le sujet se place peu à peu ».
Vivre cette alternance entre différence et ressemblance sera précisément ce qui permettra aux enfants de s’identifier les uns aux autres.
Pour les enfants avec TSA, le jeu entre ressemblance et différenciation et la subjectivation qui en résulte n’a pas encore commencé ou bien est à peine amorcé, mais il peut se produire à l’aide du semblable, une sorte de miroir, un autre lui-même très proche et très semblable (Lacan, 1938 -1981), un miroir à partir duquel la différence est perçue. Chez ces enfants, on n’observe souvent que des mouvements d’imitation par les pairs, qui ne sont pas intégrés comme leurs propres traits et ne contribuent pas à la formation de la connaissance de soi, ce qui nécessite l’intermédiation d’un adulte et justifie le travail de groupes d’enfants à l’école ou dans les institutions de traitement.
Encore un autre point : Selon Baroukh et Fonseca (2022), la fonction du semblable se déploie dans l’horizontalité des liens établis par les enfants avec leurs pairs et « concerne ce que seul un enfant peut faire pour l’autre (p. 58).
Observation de passage : En soulignant la fonction du semblable et son rôle dans les écoles, la recherche a aussi fait un mouvement de résistance au homeschooling, qui est devenu si fort de nos jours chez nous.

À partir de ces points, j’aimerais faire avancer notre recherche sur trois aspects qui n’ont pas été encore assez développés par mon groupe de travail :
1 Quelques distinctions nécessaires entre complexe du semblable, fonction du semblable, complexe familial, entre semblable et proche et finalement entre fonction du semblable et lien fraternel.
2 Le lien social d’un enfant avec un autre se fait par le manque.
3 L’autre, le semblable, se différencie de l’autre adulte.

II POINTS DE REPÈRE THEORIQUES

1 Complexe et fonction du semblable, le lien fraternel, le prochain

Voyons d’abord ce que dit Freud à propos de la perception de l’autre pour un sujet, pour mieux saisir d’où vient ce complexe du semblable dont parle les psychanalystes après Freud, et que Mercedes Moresco, lors de sa présentation, a aussi souligné.
Dans l’Esquisse, on peut accompagner la première référence à cette fonction et à cette dialectique semblable/différent. On y voit s’esquisser ce Complexe du semblable, ou du Nebenmensch (le traducteur français nous signale que le terme semblable correspond au terme Nebenmensch en allemand). À propos du complexe de perception, Freud écrit : « Supposons que l’objet qui fournit la perception soit semblable au sujet, soit un semblable. L’intérêt théorique s’explique alors aussi par ceci qu’un tel objet est simultanément le premier objet de satisfaction, puis ultérieurement le premier objet hostile, tout comme l’unique puissance qui porte secours. C’est auprès du semblable, ainsi, que l’homme apprend à (re)connaître. Alors les complexes de perception [qui partent] de ce semblable seront en partie nouveaux et incomparables (…); d’autres perceptions visuelles, par exemple celles de ses mouvements de main, coïncideront cependant dans le sujet avec le souvenir de ses propres impressions visuelles, tout à fait semblables, provenant de son corps, et avec lesquelles se trouvent en association les souvenirs de mouvements vécus par lui-même ». (p. 426, Esquisse )
Devant l’autre, le sujet aurait à faire face à cette dissonance entre la perception du même et du différent chez l’autre. Les identifications sont ici comprises comme des processus psychiques qui produisent une différenciation Je/Autre, dans la mesure où ils permettent à l’enfant de percevoir la moindre différence entre lui et l’autre lorsqu’il intègre le trait de l’autre « que je n’ai pas ». Ce jeu est présent dès le début pour l’enfant, et il est référé par Freud dès l’Esquisse. C’est par ce jeu, selon Freud, que le bébé peut réaliser la distinction entre objet halluciné et objet réel pour y relever la différence entre eux. Quand cet objet est le semblable, il aide donc à définir sa propre image : « je suis ce que l’autre n’est pas ».
Ce fragment m’a fait aussi penser à l’expérience où une chercheuse montre son doigt à un nouveau-né qui lui répond en montrant aussi le sien. Le premier temps de ce mouvement de reconnaissance de soi-même devant le semblable est très primitif, donc. Pour imiter le geste, il faut que l’infans ait une image initiale de son corps, qui va chuter pour donner place à celle constituée à partir de l’A(a)utre Primordial.
Dans ce fragment de l’Esquisse, on voit la référence au complexe du Nebenmensch, et ce n’est pas encore ni le fraternel ni le prochain. C’est le petit autre, qui incarne l’Autre Primordial, responsable de la subjectivation de l’infans. Ce n’est pas encore le complexe du semblable à proprement parler.
Faisons, pour continuer, quelques distinctions entre les termes complexe, complexe fraternel, lien fraternel, complexe familial, et complexe du semblable, pour pouvoir le distinguer de fonction du semblable, terme auquel nous faisons usage plutôt qu’à complexe.
Pour Freud, un complexe est un contenu de représentations liées para association (Freud, 1906). C’est aussi un tissu de représentations avec l’affect qui y est attaché (Freud, 1910, p. 1719 Index)
Mais Freud n’est pas du tout précis en parlant de complexes. Si l’on s’appuie sur L’Index Thématique compilé par Alain Delrieu sur l’œuvre de Freud, on y apprend qu’il s’est référé à plusieurs reprises à ce terme, sans néanmoins en faire une notion ou un concept, sauf pour les complexes d’Oedipe et de castration. Il a même exprimé une méfiance à l’égard de ce terme.
En 1916, il élargit le complexe d’Œdipe en parlant de complexe familial, où il inclut frères et sœurs (1916-1917, Introduction à la psychanalyse).
Lacan le suit en écrivant sur les complexes familiaux, avant de l’abandonner.
Pourquoi a-t-on abandonné ce terme de complexe, en le substituant par le terme fonction ? Il s’agit de considérer la structure. Dans la psychanalyse lacanienne, la « fonction » doit être comprise dans le cadre d’une « structure », un ensemble d’éléments régis par des lois internes, de telle sorte que la modification d’un élément de la structure altère tous les autres (Bernardino, 2021 ). Mais il s’agit aussi de s’appuyer sur la notion de fonction en Mathématique. La notion de fonction renvoie à un ordre psychique, quelle que soit l’entité qui l’incarne.; c’est bien la définition de fonction en mathématique. Quand le père l’exerce, il l’incarne en la faisant opérer à sa façon, en tant que petit autre, tout en se soumettant à la loi générale de la fonction du père. Si Lacan a donc laissé de côté les complexes paternel et du sevrage, en les substituant par les fonctions paternelle et maternelle, c’est qu’il voulait relever, je crois, cet aspect structural, mathématique, de ces complexes. Il fallait procéder aussi à la substitution du complexe d’intrusion pour la fonction de l’intrusion, ou fonction du semblable, et c’est ce terme qu’a donc proposé Bernardino, un des auteurs de mon groupe de recherche.
Aux Complexes, on trouve encore ce que Lacan dit d’un complexe : c’est « une représentation inconsciente, désignée sous le nom d’imago. Complexes et imago ont révolutionné la psychologie et spécialement celle de la famille qui s’est révélée comme le lieu d’élection des complexes les plus stables et les plus typiques; (…). Les complexes se sont démontrés comme jouant un rôle d’« organiseurs » dans le développement psychique” (p. )”, et c’est à ce titre qu’il présente alors les complexes de sevrage, d’intrusion”.
Encore un commentaire sur les Complexes Familiaux. On y voit bien que Lacan faisait référence au complexe du Nebenmensch, sans le nommer, quand il a écrit sur le complexe d’intrusion. Il écrit, par exemple, que la forme du semblable est perçue en tant qu’unité mentale, en référence au miroir mais aussi au texte de l’Esquisse. Mais cette unité, bien qu’elle aide à la formation du moi, n’est pas suffisante, parce que le sujet se confond avec elle, étant aliéné par elle primordialement. Le contrepoint de l’aliénation apparaît plus clairement au Séminaire 11, par la notion de séparation, qui pourrait bien être associée au second temps où Freud parle de la différentiation dans le texte de l’Esquisse. Encore une fois, nous retrouvons ce battement « semblable/différent ».
Maintenant, il s’agit de nous détenir sur cette différence considérée par Annick et par Robert lors de l’une des discussions au séminaire de Paris : la distinction entre semblable et proche. Freud ne l’a pas faite de façon claire : dans le Malaise, chapitre 5, il les écrit de façon indifférenciée.
« Chacun de nous en arrive à ne plus voir que des illusions dans les espérances mises pendant sa jeunesse en ses semblables, et comme telles à les abandonner ; chacun de nous peut éprouver combien la malveillance de son prochain lui rend la vie pénible et douloureuse » (p.1085 Freud en français).
Mais on voit que la distinction s’est imposée. J’ai pris dans un texte de Jean-Paul Beaumont quelques précisions qui m’ont été utiles. D’abord, il cite Simone de Beauvoir qui écrit : « on n’est pas le prochain de quelqu’un mais on fait d’autrui un prochain par un acte ». Ce n’est donc pas, selon lui, une relation réciproque, comme celle avec le semblable, qui est aussi d’ordre imaginaire, en miroir. Il affirme encore que contrairement à l’autre de la relation duelle, le prochain ne se comprend que par rapport à un tiers.
Ici, on peut supposer que le terme semblable ouvre à des considérations plutôt dans la voie clinique et du point de vue du rapport d’un autre à l’Autre, tandis que prochain ouvre à des considérations autour du lien fraternel et donc autour du social.

2 Le rôle du manque dans le lien entre enfants

Freud, à la recherche d’un supposé instinct grégaire dans « Psychologie collective et analyse du moi », y affirme qu’effectivement, le sentiment collectif trouve son origine dans la jalousie de l’enfant envers le frère rival. Quand l’enfant découvre qu’il ne peut rien faire pour se débarrasser de ce dernier, il décide que, s’il ne peut pas recevoir l’amour exclusif de ses parents, personne d’autre ne l’aura. Ainsi naît, comme une formation réactive, une identification à l’enfant rival et le sentiment collectif entre les enfants, si important à l’école selon Freud. Mais pourquoi cela constituerait-il une aide ? Parce que l’identification qui se construit là est celle de semblables qui ont besoin de fraterniser dans leur manque, si l’on peut dire. Ainsi, ils sont tous solidaires parce qu’ils n’ont pas ce quelque chose. L’identification se base alors sur la marque d’une absence, ce qui permet de supporter l’angoisse. L’agressivité dans les groupes ne cessera pas d’exister mais elle sera refoulée, surgissant de temps en temps pour être à nouveau soumise au pacte de non-agression, signé symboliquement par les membres de la fratrie humaine. (Freud, 1921/2006, Psychologie collective et analyse du moi, chapitre 9 (Freud, 1921/2006). ((LV, O que uma criança faz pela outra).
Le sentiment de compassion, éveillé chez le jeune enfant comme expression du développement des inhibitions sexuelles, agit comme une barrière contre les pulsions cruelles et la domination (Freud, 1905), devenant indispensable à l’établissement d’un sentiment fraternel.
Dans ce passage de Psychologie Collective, nous voyons s’amorcer la discussion autour non pas seulement de la fonction du semblable, mais autour du lien fraternel, ce lien qui permettrait selon Freud le lien social et qui le fonderait. Voyons un peu mieux ce que dit Freud sur ce lien, opérant sur le social d’une façon générale, mais dont j’ai besoin pour mieux cerner ce dont il s’agit entre enfants et seulement entre enfants.
D’autres auteurs ont souligné cette fonction du manque, en visant surtout le lien fraternel.
Je vais alors m’appuyer sur deux textes parus dans la revue L’Infantile dédié au lien fraternel.
Yann Tostain : « On peut se souvenir (Freud,1911) que ce n’est pas la convergence des intérêts qui vient à rassembler les hommes mais ni plus ni moins que la reconnaissance d’un manque. Le liant d’une communauté n’est que la reconnaissance du manque commun et respectif qui la fonde : l’égalité de ses membres tous respectivement manquants érigée en principe constitutif (de la démocratie) ». (Tostain, 2003).
Yann Tostain propose aussi une lecture du fragment sur St Augustin qui peut intéresser : il le partage en deux temps. Il écrit: “Il me faut donner alors deux temps logiques, sinon diachroniques, au mythe augustinien, où le lien fraternel est d’abord l’aliénation à l’ennemi intime, où rien d’un manque n’est posé » (p.77). Sur ce premier moment, il écrit encore qu’il s’agit d’une contemplation, d’un voir. « Saint Augustin ne fait état que de cette jalousie liée à la pulsion scopique : il s’agit de voir le commerce avec la Chose, de convoiter ce commerce (p.78). Le deuxième temps, Tostain l’appelle « le temps de l’égalité, celui de la reconnaissance d’une négativité constitutive partagée”, c’est à dire, le temps où le frère est arraché du sein, où « le manque est posé de son côté, donne sons sens à l’égalité et à la fraternité : le manque est partagé ».
Dans Totem et Tabou, on assiste au pacte entre les frères. « Le remplacement de la tyrannie par les lois permet l’apparition de la différence » (Kehl, 2000, p. 33).
Au premier plan, la fonction du semblable se produit dans « … la prise de conscience par l’enfant de la similitude introduite par le frère dans son champ narcissique, qui l’oblige à réélaborer la relation spéculaire avec le moi idéal et constitue un objet qui est pour le moi, en même temps, un objet de jalousie, d’intérêt, de haine et d’identification à la fois. (Kehl, 2000, p. 44).
Jusqu’ici, le manque est relié à l’Œdipe et à la castration, mais ce manque peut être localisé de façon beaucoup plus primitive. « Entrer dans un champ relationnel avec un semblable expose tout sujet à éprouver le vertige du manque (commenter le cas Louange) ».
Le deuxième texte de la revue L’Infantile qui m’a intéressé a été écrit par Birman, qui ajoute encore um argument sur ce point :
« La fraternité a toujours été vue, dans notre tradition théorique, uniquement sous son aspect de rivalité et, à la limite, de destruction ; nul n’a jamais montré à quel point cette lecture-là était marquée historiquement. L’interprétation des liens fraternels suppose également une considération critique sur les destins de la paternité dans la subjectivité moderne. » (p.49).
Cette paternité, dit-il, est marquée par la faille, le manque, « le père n’étant pour cette raison plus capable de protéger la subjectivité contre le pire – ainsi que Freud l’avait fermement cru auparavant (…). La faille et le manque dans la figure paternelle seraient alors les conditions de possibilité de la barbarie, et jetteraient par conséquent les fils dans une rivalité infinie et terriblement destructrice ». (p.61).
« La problématique freudienne du malaise dans la modernité exige de notre part, et ce, absolument, que nous apportions une solution qui s’inscrive dans divers registres (…). Une nouvelle lecture de la fraternité serait alors possible, en nous éloignant décidément de cette version compétitive et mortelle. La contrepartie en est, cependant, le fait de reconnaître que la détresse serait située au fondement de la condition humaine de la modernité. Cela viendrait constituer la matière première des nouveaux liens fraternels, où la solidarité et l’amitié pourraient être les axes où se reconstitueraient les liens sociaux (p.70) ».
Birman fait un parcours qui considère aussi le manque, cette fois du côté du père, et propose une sortie possible et la possibilité de nouveaux liens fraternels, si l’on considère la détresse au fondement de la condition humaine, ce qui équivaut aussi, à mon avis, à considérer le manque comme fondement des liens sociaux.
Pour terminer les considérations sur le lien fraternel : En travaillant ce point, je me souviens d’avoir entendu dans un séminaire de Robert Levy, qu’on hait son semblable. Mercedes Moresco avait dit aussi, d’une façon très précise : « ce qui est intolérable chez le semblable serait cette chose identique qui nous habite et qui est le manque ». Mercedes rappelle encore le doute de Saphouan sur la possibilité même du lien social, dû à la cruauté, à la guerre, car l’homme est atroce avec ses semblables.
Mais ne peut-on alors dire, à partir de ce parcours, que c’est parce qu’on hait son semblable, parce que justement il y a le manque et la jalousie st. agostinienne, que la fonction du semblable peut être constitutive et aussi être à la base du lien social ?

3) L’enfant et l’adulte

On est encore parti d’un autre point de repère : la fonction du semblable se déploie dans l’horizontalité des liens établis par les enfants avec leurs paires et concerne ce que seulement un enfant peut faire pour un autre. Il s’agit ici d’une constatation clinique : les identifications des enfants aux semblables adultes et aux semblables pairs ne se développent, ne s’étayent pas de la même façon (Noah).
Nous avons alors posé la question : quelle est, d’un point de vue psychanalytique, la différence entre un enfant et un adulte en position de semblable ? En d’autres mots, y a-t-il une différence entre un semblable enfant et un semblable adulte, entre un a enfant et un a adulte ?
Pour un enfant, la position occupée par son semblable adulte n’est pas la même que celle occupée par le semblable enfant du même âge ou d’un âge qui est proche à celui de l’enfant. Il y a donc une différence qui n’est pas seulement imaginaire, due à des éléments contingents. S’agirait-il alors d’une différence structurale ?
C’est ce que demande aussi Michel Silvestre (1983), à propos de l’existence d’une névrose qui n’est pas infantile, mais de l’enfant. La névrose infantile serait propre à l’adulte, et l’enfant aurait droit à une névrose propre, manifestée au temps même de l’enfance, « situable dans la structure de manière telle qu’elle peut être distinguée de la névrose de l’adulte » (p. 56) Silvestre ne veut pas travailler avec cette distinction entre adulte et enfant, qu’il répute comme « vague et inconsistante »(p. 63) – il s’agit, dans son article, de réfléchir sur l’existence d’une psychanalyse d’enfants distincte de celle des adultes – et alors il préfère proposer une distinction à partir de la sexualité. Il écrit : « la sexualité infantile est une sexualité qui ne tire pas à conséquence – la conséquence étant pour Freud la visée de la reproduction » (p. 59). Là il ne s’agit pas seulement de la reproduction biologique, mais c’est que les enfants ne sont encore pas, effectivement, des pères et des mères, ne pouvant alors qu’imaginariser ces fonctions.
Freud nous donne des pistes à propos de ces imaginarisations dans son texte « La création littéraire et le rêve éveillé », de 1908. N’étant pas le but du texte, il nous aide néanmoins à préciser les différences adultes/ enfants. L’enfant, selon lui, joue à devenir l’adulte qu’il n’est pas encore, et il le fait sans honte (Petit Hans), c’est-à-dire, sans que le refoulement y ait entièrement joué son rôle. Le jeu partagé est donc le trait de l’enfance, et l’adulte qui viendrait se réunir aux enfants pour jouer au maman/papa serait vu avec étrangeté : il n’y tient pas de place, ne serait-ce que comme semblant.
Le texte de 1921 est aussi une piste. Selon Freud, « Cet instinct [ grégaire] et ce sentiment [collectif] ne se forment que peu à peu dans la « nursery », comme effet des relations entre enfants et parents et comme réaction au sentiment de jalousie avec lequel l’enfant plus âgé commence par accueillir l’intrusion de l’enfant plus jeune » Entendons bien ce « entre enfants » qui permet la formation du sentiment collectif, un argument en faveur du poids que l’on doit attribuer aux relations entre enfants pour leur constitution en tant que sujets dans le lien social.
Parlons maintenant des identifications qui se jouent entre pairs, d’un côté, et entre enfant et adulte, de l’autre côté. Il serait facile d’affirmer que le petit semblable, le pair, se situe pour l’enfant sur l’axe a a’, et que les identifications seraient imaginaires, laissant à l’adulte la place de l’Autre d’où émaneraient les identifications symboliques. Mais on soutient qu’il y a aussi des identifications symboliques entre enfants, ainsi que des identifications imaginaires entre un enfant et un adulte. Tout dépend de la place occupée par cet autre.
Alors, du point de vue symbolique, ce qui est en jeu ce sont les traits qu’un enfant relève de l’autre, qui peut être enfant ou adulte ; mais certainement, les traits relevés sur un autre enfant jouent un rôle symbolique majeur, et là, la différence d’âge joue son rôle, comme l’a observé Freud à la XXIème conférence de l’Introduction à la psychanalyse (1916/2002) ou Lacan, dans les Complexes Familiaux, quand il se réfère à la nécessité d’un petit écart entre les enfants pour que l’imago du semblable joue un rôle. En effet, dit-il, « quelle est donc la structure de cet imago du semblable ? Une première indication nous est donnée par la condition reconnue plus haut pour nécessaire à une adaptation réelle entre partenaires, à savoir un écart d’âge très étroitement limité. Si l’on se réfère au fait que ce stade est caractérisé par des transformations de la structure nerveuse assez rapides et profondes pour dominer les différenciations individuelles, on comprendra que cette condition équivaut à l’exigence d’une similitude entre les sujets. Il apparaît que l’imago de l’autre est liée à la structure du corps propre et plus spécialement de ses fonctions de relation, par une certaine similitude objective ».
L’enfant de 7 ans admire celui de 9 ans, mais on le voit aussi commencer à s’exprimer comme lui, à marcher comme lui, attestant que ce sont des traits et non pas des images qui ont été soulignés et incorporés par l’enfant.
Mais c’est du point de vue du réel que se joue la différence qui est, en fait, structurale : la position dans la sexuation fait le diviseur d’eaux, comme l’a montré Silvestre. Pour l’enfant, il s’agit d’une position qui ne tire pas à conséquence, ni du point de vue biologique, que l’on pourrait peut-être appeler réel du corps, ni du point de vue symbolique (l’enfant ne peut exercer ni la fonction paternelle ni la maternelle), ni du point de vue imaginaire – le jeu n’étant pas le même.
S’il y a donc une sexualité infantile, qui n’est pas seulement négativité, puisqu’elle est propre à l’enfant, alors il pourra y avoir un type de lien social qui est propre et exclusif aux enfants, qui noue les enfants, parce qu’ils ont tous la même position devant le sexuel, une position que l’adulte n’occupe plus.
En même temps, il faut qu’il y ait de l’Autre.
« La transmission de la différence dépend d’un troisième élément, situé dans un lieu d’exception qui représente l’altérité nécessaire à l’existence du lien social. Il n’y a pas de possibilité d’une société des enfants, comme on voit dans le film « Les enfants de Timpelbach », où les enfants ne peuvent pas s’auto-gérer, faute d’une Loi qu’il leur soit extérieure.

III. QUELQUES CONSÉQUENCES POUR LE TRAITEMENT DE L’AUTISME

Si le manque est décisif pour qu’il y ait fonction du semblable, l’identification entre les pairs n’en étant pas suffisante, et si pour l’autiste le manque, pourrions-nous dire, y fait défaut, structuralement, alors cet autiste devra faire appel à d’autres points d’appui. Voilà pourquoi il fait appel à un ami imaginaire, et le psychotique à un double. Quand l’étrangeté envahit le sujet et la différence ne peut pas en être extraite, le sujet submerge dans l’Autre. C’est comme Louange : « ne disposant pas des moyens nécessaires pour traiter l’excitation engendrée par cette furtive rencontre avec l’autre, il s’en trouvait débordé ».
Si on reprend ce qui a fait l’objet de cette exposition, à savoir qu’on a affaire toujours à deux battements (hostilité, mouvement dans lequel il y a reconnaissance de traits semblables mais aussi de traits nouveaux, et deuxième moment, où il y a la reconnaissance d’un manque commun, ce qui permet la fraternité), on pourrait faire l’hypothèse suivante :
Devant l’autre, l’autiste se détient devant le premier temps relevé par Freud et Tostain : le semblable n’est qu’un semblable, ce qui lui fait peur. Ce n’est pas encore de la rivalité, puisqu’il se perd dans l’Autre. En plus, le semblable ne l’interroge en rien. Il trouve soi-même, et, en plus, cela lui fait peur. Alors, le traitement est le travail de le faire passer au deuxième temps, où le semblable n’est plus le semblable, mais celui qui est son prochain, et encore son différent, ou encore celui avec qui il partage des pertes. Des pertes, pas le manque. Ce ne seront pas nécessairement des pertes liées à la chute de l’objet, puisque pour cela il lui faudrait un type de pulsionnalisation à laquelle il n’accèdera qu’après un long parcours. Une identification qui serait donc orthopédique, si l’on peut dire.
Que fait-on, alors, dans nos groupes d’enfants ?
Le coordinateur de tout groupe fonctionne toujours comme un Autre. Les enfants attendent leur semblable, « en souffrance », comme nous le rappelle Lacan (1966) à propos d’une lettre qui reste à la poste en attendant d’être livrée. Les coordinateurs délivrent alors cette lettre, en médiatisant la relation entre pairs, en adressant aux enfants les messages qui autrement auraient été perdues, sans destinataire pour les recueillir. Les « discours » tenus par des enfants dits TSA, n’ont normalement pas d’écho pour les autres. Le coordinateur et son écoute prennent alors sur eux la tache de les écouter. Désormais, il ne s’agit plus de l’ami qualifié, origine des AT et des AE. Il fonctionne comme un Autre qualifié, écoutant les paroles prononcées ici et là dans les petits groupes, ou leur donnant le contour nécessaire.
Pour les enfants, pas de a sans A, mais aussi pas de A sans a.

M. Cristina Kupfer
Psychanalyste à Sao Paulo au Bresil

Références

Freud, “Psychologie collective et analyse du moi” (1921)
Traduction française du Dr S. Jankélévitch, en 1921, revue par Freud. Une édition réalisée par Gemma Paquet, bénévole.