Également Membre de l’association Analyse Freudienne de Paris, Françoise Fabre sera mon invitée ce soir, pour parler de son expérience de psychiatre-psychanalyste, à la fois en institution et en cabinet libéral dans la capitale. Comme à son habitude, elle s’exprime sans texte pré établi, juste avec quelques notes travaillées avant son intervention qui se veut spontanée, improvisée en fonction du public présent. Elle se fie donc à son inconscient pour rester au plus près des auditeurs. Ainsi, elle va prendre d’emblée contact avec le public amiénois (étudiants, analysants, amis, praticiens et tout venant) en précisant qu’elle a l’habitude à Paris ou ailleurs de s’adresser à des milieux très professionnels, des praticiens mais pas forcément à des théoriciens.
Elle exerça donc sa pratique en milieu psychiatrique durant plus de quarante ans maintenant, avec des équipes d’infirmiers, soignants, etc. , tout en essayant déjà de transmettre sa conception humaniste de la psychose, via la politique de secteur. Elle est toujours en activité libérale sur l’Ile Saint-Louis où elle reçoit également des psychotiques en thérapie analytique, voire en analyse.
Avec son accord et sous son contrôle, j’ai retranscris au plus près de son intention de transmettre, son intervention que je vous invite à lire maintenant.
Celle-ci commence par une note d’humour :
«Un névrosé est capable de dire je deviens fou, je suis psychotique », alors vous êtes à peu près sûr qu’il n’est pas fou, à peu près certain, il n’y a que des névrosés qui peuvent le dire comme ça, un psychotique jamais, jamais…»
Elle continue ainsi :
« J’ai reçu récemment une dame d’une structure mélancolique de l’institution où je travaillais, qui est revenue me voir à mon cabinet libéral, je l’avais en thérapie, elle est venue me voir, en traitant de folle la psychiatre qui la suit maintenant, car sur le traitement qu’elle lui a prescrit, c’est écrit anti-psychotique, et c’est bien ce qu’il fallait prescrire. Insurgée, cette patiente pour le coup grandement psychotique, nommait l’autre de folle ! C’est pathognomonique. Il s’agit là, plus qu’une méconnaissance mais d’un non savoir lié à sa structure. »
Françoise Fabre a commencé son parcours par le psychiatrique, elle souhaitait aussi être psychanalyste. Elle a donc démarré par la grande folie, et pourtant elle ne s’est jamais sentie désemparée, même quand elle était très jeune, sans grand bagage. Elle était à l’aise, c’est une question de se sentir à l’aise avec la grande folie ! C’est comme ça. L’analyse arrive, elle s’installe après avoir été interne durant dix ans en psychiatrie. Elle écoute quelques névrosés et trouve ce travail parfois beaucoup plus compliqué, d’écouter des névrosés que de travailler avec des psychotiques. Contrairement à ce que certains pourraient penser, dit-elle. Elle précise qu’il s’agit de son propre vécu, certains vivront l’inverse. Elle avait donc accès à la grande folie sans trop d’embarras mais la névrose … alors pourquoi ?
Elle poursuit :
«Il s’agissait dans le fond d’une petite paresse intellectuelle, je peux le dire comme ça… L’inconscient se livre à ciel ouvert dans la psychose, tout est là ! La névrose faut aller le chercher, c’est pas donné comme ça. On a la vérité du patient psychotique, ce qui veut pas dire qu’on sait faire avec et lui non plus. Mais au moins c’est là, il faut pas des mois voire des années avant qu’un fragment de vérité subjective du névrosé apparaisse dans une énonciation sur un divan. Habituée aux psychotiques, je piaffais, je trouvais que c’était long tout ça. Voir plus… J’ai commencé par les psychoses, quelques psychotiques en thérapie, au cabinet, et, contrairement à tout ce qui a pu s’écrire, se dire, être soutenu par les freudiens orthodoxes… j’entendais dire que les psychotiques c’était une contre-indication à l’analyse. Bien entendu c’est un montage, un cadre différent, des maniements de transferts différents, mais, la psychanalyse, à mon sens et dans mon expérience, que j’essaie souvent de relater comme je peux, et bien, elle est tout à fait pertinente pour des psychotiques. Pas tous, tous les névrosés ne vont pas en analyse non plus. »
Ensuite, elle parlera d’Henri EY psychiatre, médecin chef de 1933 à 1970, de l’asile puis de l’hôpital psychiatrique de Bonneval. Lors des journées à Bonneval, en 1946, consacrées à la psychogenèse des psychoses et des névroses, commence un débat entre Lacan et Henri EY à propos des rapports entre folie et liberté. Lacan lancera cette phrase destinée à la célébrité :
« L’être de l’homme, non seulement ne peut pas être compris sans la folie, mais il ne serait pas l’être de l’homme s’il ne portait en lui la folie comme limite de la liberté. »
Henry EY a terminé sa vie et son enseignement en disant que de nos jours, il y a 35 ans, on ne pouvait pas envisager de faire de la psychiatrie sans la psychanalyse. Avec Lacan, ils se sont quand même contestés, Lacan prendra une position par rapport aux structures psychotiques différente et se séparera de lui. Cette phrase de Lacan, évoque pour Françoise Fabre une autre phrase dite plus tard par Jacques Lacan, que : seul le fou est «l’homme libre», sous-entendu le psychotique. Cela fait réfléchir, surtout quand on a travaillé longtemps en psychiatrie, où quand même, les choses se terminent pendant un certain temps, entre les murs d’un asile.
Mais la liberté dont parle Lacan, c’est la liberté du signifiant dans les psychoses. Ordinairement, le signifiant intervient capitonné comme dit Lacan, comme dans un matelas de laine. Les points de capiton qui empêchent la laine de partir, la laine étant la dimension de l’imaginaire qui peut filer… Le point de capiton vient empêcher que ça file dans tous les sens. Dans les psychoses, ces points de capiton ne tiennent pas très bien, on verra pourquoi, ils peuvent sauter et à ce moment-là, il y a un déchainement du signifiant, qui fait que le signifiant n’est plus pris dans les lois du langage tel que Lacan les a amenées pour une personne qui habite le langage ordinairement. Le signifiant agit tout seul, il est libre, sauf que ça peut amener à une jouissance folle, jusqu’à la mort réelle parfois. Elle poursuit ainsi : « Je fais partie de la génération de psychiatres humanistes, j’ai eu la chance d’arriver à une époque où on a ouvert les asiles, fermé les chambres d’isolement, on a mis en place une humanisation avec la psychiatrie de secteur qui existait bel et bien. J’ai donc œuvré pour ouvrir les portes de l’asile. Cependant, malgré tout cela, l’expérience montre que des patients par moment, retournent à l’hôpital, il faut les y remettre, et ça ne peut pas forcément plaire… Quand ils menacent le voisin d’une hache, parce qu’il aurait tué son chat… les lois en France font qu’ils se retrouvaient à l’asile. J’ai beaucoup réfléchi à ces questions parce que pour la psychiatrie humaniste, nous qui sommes pour la liberté du sujet, c’est problématique. Mais c’est quand même lié à la structure ou à l’absence de structure psychotique dans le maniement très particulier du langage qui ne capitonnant plus rien, celui-ci, n’étant plus bordé, ça file, l’imaginaire s’emballe. Il y a un déchainement signifiant et pulsionnel qui fait faire des actes graves qui peuvent mener à la mort d’autrui et de soi-même. Le sujet rencontre donc une butée dans le réel, conforme à la théorie lacanienne, et pour nous, dans notre société, c’est la police qui l’emmène avec un certificat dans les murs de l’asile. La butée du réel au sens lacanien est bien là. Donc, la grande liberté du fou, vient trouver son bord, soit dans la mort réelle, si rien n’est fait, soit dans une limitation de sa liberté d’individu, ça vient trouver son bord là, pour un temps donné. Je me suis dit que finalement les asiles avec toutes les institutions psychiatriques, dans le fond, plutôt que de rester sur des positions militantes de ma jeunesse, certes sympathiques et assez justifiées en l’occurrence à l’époque, je me suis dit que ces structures d’enfermement sont une production psychotique, c’est une réponse du social à des moments de ces phénomènes psychotiques, mais c’est quand même une production. Cela m’a beaucoup libérée, car quand j’envoyais quelqu’un à l’hôpital, je ne lui disais pas « ah, c’est ce que vous me demandez », sauf que tout dans son agir, tout, c’est une demande qui ne se formule pas, qui est en deçà de toute conscience et de toute formulation. Mais on est amené à agir, ou alors on vit dans la jungle. J’ai inversé la chose ce qui veut pas dire que la psychiatrie a complètement dérivé et est devenue déshumanisée etc… mais dans le temps où la psychiatrie s’était beaucoup ouverte, avait mis en place des structures pour palier le défaut dans la structure, c’est une production induite par la psychose. Alors tous les psychotiques ne se retrouvent pas dans l’asile, je dis dans l’asile, mais c’est quand même plus large que ça, ou des clubs thérapeutiques, des hôpitaux de jour, des hospitalisations à domicile etc… tout un panel dont on peut se servir suivant le moment de la psychose. Tout cela représente le côté pathologique du psychotique. C’est par ce biais, que j’ai eu accès à eux.
Mais Lacan nous amène aussi autre chose.
C’est que dans les trois structures qu’il définit : « Névrose, Psychose et Perversion », dans chacune des structures, il dit qu’il y a une forme qui est normale, d’un fonctionnement « normal », et puis des formes pathologiques. C’est-à-dire que l’on peut être psychotique et ne pas être fou. On fait souvent quand même la confusion. Lacan là-dessus, nous conduit à une réflexion juste, de sorte que tous les psychotiques ne sont pas fous. On peut connaître des gens qui ont des structures psychotiques et qui mènent toute leur vie adaptée, avec femme, enfant, travail et autre, et des fois beaucoup mieux qu’un névrosé bien pris dans sa névrose. Cela nous rafraîchit par rapport à la lourdeur de ce que l’on peut entendre, dans la pathologie.
En travaillant mes quelques notes des uns et des autres et de Lacan, juste avant l’intervention, je me suis posée la question des trois structures. Au bout de plus de quarante ans de pratique, je me suis demandée tout d’un coup, si les psychoses représentent une structure ? Comme ça, j’ai essayé d’avancer dans cette réflexion. Dans les structures de discours, c’est-à-dire ce qui fait le lien social, il y en a quatre : discours universitaire, discours du maître, discours de l’hystérique et discours de l’analyste. Lacan grâce à ces petites lettres, $, S1, S2 et petit a, celles-ci peuvent faire des quarts de tour ce qui change le discours, en passant de l’un à l’autre pour faire du lien social.
Je fais remarquer à Françoise Fabre, pour imaginer ce qu’elle vient de dire sommairement, qu’en ce moment dans ses discours qui font lien social, elle passe du discours du maître en nous apportant des connaissances précises, au discours de l’hystérique en inventant son propre discours en allant. Dans le discours du psychotique, sa structure langagière ne fait pas discours, justement il n’y a pas de discursivité, il ne les fait pas marcher comme nous ces petites lettres $, S1, S2, a, donc ça me pose question, dira-t-elle. Alors les lois du langage telles que Lacan les a énoncées, véhiculent l’interdit du meurtre, l’interdit de l’inceste et la différence des sexes. Chez le psychotique, les lois du langage ne sont pas bien en place, c’est pour cela qu’on peut retrouver plus d’inceste qu’ailleurs, ainsi que plus de passage à l’acte grave qu’ailleurs, car les interdits ne viennent pas le border.
Freud s’était quand même intéressé à la psychose via le cas Schreber, par des écrits, pas par l’analyse. Il avait travaillé sur la paranoïa et il s’est trouvé pris dans une butée par rapport à sa théorisation sur l’inconscient et le refoulement. Le symptôme issu du refoulement qui vient lier le désir face au refoulement, et là, il ne retrouvait pas, face à Schreber dans ses écrits, les éléments liés au refoulement, comme il dit, c’est l’inconscient à ciel ouvert. Alors il avait parlé de l’homosexualité de Schreber, enfin tout ça ne tenait pas. Certains freudiens orthodoxes de la SPP, pensent encore que la paranoïa, c’est une homosexualité refoulée. Freud va amener avec le cas Schreber, puisque sa théorie du refoulement ne tient pas, ce qu’il appelle la verwerfung, la forclusion à savoir : «ce qui a été aboli de l’intérieur, revient par l’extérieur. » Freud est sorti de la théorie du refoulement qui ne convient pas. Quand on regarde l’homosexualité dite de Schreber, ça commence par qu’est-ce-qui serait bon d’être une femme, accouplée avec Dieu. Il est pénétré par les rayons divins, par l’anus certes, et il doit écrire son expérience, et par ses Mémoires, faire savoir au monde, à un public, que tous sachent que l’injustice règne, et que la loi doit intervenir sans tarder. Nous ne sommes tout de même pas là, sur le même registre que la question de l’homosexualité.
Lacan psychiatre, commencera par les psychoses et sa thèse en 1932 avec le cas Aimée s’intitulera : «De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité.»
Jean Allouch a repris ce travail en parlant de l’Aimée de Lacan, c’est une énorme étude remarquable. C’était l’Aimée, de Lacan, c’est-à-dire que ça pointait l’intérêt, le désir et l’amour de Lacan derrière ce pseudonyme Aimée. De son nom de Marguerite Anzieu, elle était la mère du psychanalyste Didier Anzieu, en psychanalyse chez Lacan qui a appris très tardivement que sa mère était Aimée, le cas de la thèse de son analyste. Cela ne s’est pas très bien passé…
Lacan commence donc son enseignement aux psychiatres par les psychoses, il précise bien qu’il ne fallait pas que les psychanalystes reculent devant les psychoses. A l’époque, certains lacaniens disaient qu’en effet, la psychanalyse n’est pas pour les psychotiques, ils ne sont pas aptes à suivre un travail analytique, ce n’est pas pour eux. Lacan n’a pas dit cela du tout, bien au contraire c’est celui qui a injoncté d’aller y voir, qui a ouvert des portes et des pistes. Notamment avec le schéma le plus simple, le schéma L, on le trouve dans les écrits de 1958, sous l’appellation : « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose ». Ensuite Lacan parlera des nœuds. Mais vous avez là, dans ce schéma L, tout ce que l’on peut trouver dans l’abord des psychoses, chez Lacan, dès 1958, pour s’inspirer. Ce texte lu et relu, nous le fait découvrir chaque fois différemment de là où l’on en est de son parcours.
Lacan reprend son schéma L qui articule deux diagonales : celle de la relation dans le symbolique (A —S) et celle de la relation dans l’imaginaire (a—a’). « La relation en miroir du moi (petit autre = a) au moi idéal ( = a’) le semblable, selon l’image peut soutenir une distance toute une vie, sauf si un jour elle défaille à fournir la réponse exigée par la nouveauté du surgissement de tel évènement. En effet, pour y répondre, le modèle des significations que donnent les autres (les petits autres à —a) ne suffit plus à faire lumière sur la conduite à tenir », comme nous le dira Philippe Julien. (1)
François Fabre commente le schéma L :
On repère ici, le symbolique qui va donner du Sujet,
là le Grand Autre, lieu des signifiants,
là le petit autre : le semblable,
et là le moi.
Alors, il n’y a pas de correspondance directe entre le grand Autre et le Sujet, ça passe par le mur de l’imaginaire, mais le grand A (le grand Autre lieu des signifiants) fait tenir le cadrant. L’apport fondamental de Lacan sur la psychose est bien là. Quand nous parlons de psychose ce terme regroupe en fait les psychoses : paranoïa, schizophrénie, mélancolie, qui a des formes cliniques très différentes. Les unes sont très structurées les autres, pas du tout. Les enjeux sont différents en cure. Dans ce schéma, Lacan nous donne le mécanisme fondamental, vrai pour toutes les psychoses, après ça se décline selon chaque cas. Là c’est le lieu des signifiants, au départ, grand Autre Maternel, pour faire simple, c’est la mère qui transmet à l’enfant des signifiants. La plupart du temps on pense que l’on parle. En fait, on bavarde, c’est-à-dire quelque chose d’intime, d’une énonciation subjective qui vient dire un bout de vérité, c’est pas tous les matins. Sur le divan, on apprend un peu à laisser émerger tout cela, mais après on reconstitue son être social et on ne se promène pas avec son petit bout de vérité à la boutonnière. On est en principe dans un langage très convenu, où on pense qu’on parle de la même chose, on se parle, on s’est compris, on est content, sauf que nous sommes dans le plus profond malentendu. Ce que nous appelons le langage articulé, on est arrimé autour des signifiants du Nom du Père, pour parler en lacanien. On a un consensus langagier, on va dire, ça c’est une table, on est tous d’accord, on parle bien de la même chose. Par contre, ce que va évoquer la table pour vous, pour moi, ça n’aura rien à voir. Pour l’un, ce sera la table du déjeuner du dimanche, pour l’autre, la table de son pensionnat, ça va renvoyer à un tas d’autres choses. Enfin, on est d’accord pour dire que c’est une table. Comme on a eu accès aux lois du langage par l’intermédiaire des signifiants maternels et paternels des lois du langage, qui fonctionnent, on a l’impression d’être dans le même monde que tout le monde, je dis bien l’impression. Quand on a à faire avec un psychotique, c’est encore autre chose… Je vais vous relater une anecdote très massive. Dans le travail public, je vais rendre visite à un patient à domicile, au contact difficile, il se sentait très persécuté, la parole lui faisait peur. Il voulait pas sortir de sa chambre. Il ne voulait pas qu’on y rentre. Puis je lui dis : « vous vous sentez en sécurité dans votre chambre », il me regarde drôlement. Je lui demande : « c’est quoi une chambre ? » Il me répond : « c’est une pièce avec quatre coins ! » et tout était comme ça. Je lui dis « oui dans votre univers… Je ramais pour essayer d’établir un contact. Il me répond : « C ‘est pas mon univers, l’univers est à tout le monde ». Ce discours à côté, a bien duré trente minutes. Son discours ne lui évoque rien, aucune énonciation derrière, ça colle à la chose. Troublée par ce moment psychotisant, Françoise a failli avoir un accident à la sortie de cette visite, désarrimée elle aussi à son propre rapport au langage, sans s’en rendre compte. Donc, les signifiants sont pris chez la mère, c’est elle qui transmet les signifiants, et qui s’impriment dans le corps, c’est-à-dire que l’on est habité par le langage. On le retrouve bien chez les psychotiques, ils sont habités par le langage, Schreber, il entend des voix, on lui parle, et ça vient de l’extérieur, ça le concerne intimement, mais c’est pour nous le tout début du langage. C’est la mère qui va le transmettre. Ensuite, on habite le langage si on est entré dans les lois du langage avec la fonction paternelle, on habite alors le langage et on a l’impression de parler en son nom. Il y a beaucoup de choses que l’on dit en son nom et qui ne le sont pas. Par contre, le psychotique est parlé, il reste parlé, et quand ça va très mal, que les choses reviennent de l’extérieur, par des voix, qui se sont imposées à lui, c’est l’autre qui lui veut quelque chose, le réel revient par l’extérieur, il devient l’objet de l’injonction des voix. Alors tout cela, vient de ce défaut fondamental de la mise en place de la fonction paternelle, (pas le père, ni le géniteur), mais ce que Lacan appelle la fonction paternelle qui est mise en place par la mère. La mère qui dans le meilleur des cas est aussi une femme, une femme désirante, pour un homme. Donc, elle ne va pas s’occuper en permanence du bébé, elle est ailleurs, elle désire ailleurs. Et là, ça fait un point d’énigme ! Comment ma mère est ailleurs, est absente, qu’est-ce-qui se passe ? Si elle est ailleurs dans la dépression, c’est-à-dire pas désirante, ça ne met pas en place la fonction paternelle, ça l’empêche… Si elle prend son enfant comme ce qui vient la combler complètement et qu’elle n’en a plus rien à faire de l’homme, le résultant sera le même. C’est donc très bien qu’elle soit manquante à l’enfant, qu’il ait des moments de détresse etc. C’est comme cela qu’il va se constituer. Maman, elle est où ? Elle est ailleurs, elle désire ailleurs. C’est tout cela, ce mouvement- là qui met en place la fonction paternelle. C’est pas le père géniteur qui fait du père, les psychosociologues déclinent des fonctions paternelles dans tous les sens, plus on en met plus on en trouve. Ce n’est pas cela du tout. C’est lié au désir de la mère pour un homme et de la façon dont elle va rendre compte et prendre en compte sa parole à lui. Il y a des pères qui peuvent s’échiner à vouloir être de bons pères, si la mère ne les met pas à cette place là… c’est raté. Ce qui va permettre la constitution du sujet va dépendre de ce qui se passe dans le lieu des signifiants, la chez la Mère. C’est quand même le mécanisme principal. Alors avec ce défaut, il y a des psychotiques qui ne décompenseront jamais, parce qu’ils ne vont pas avoir à faire à cet appel au Nom du Père, il pourra mener une vie normale, comme le dit Lacan, comme une mite dans un cocon. Mais si, il y a cet appel, à un Père, sur l’axe imaginaire, où dans le grand A, et ça ne répond pas, l’édifice s’écroule, le carré s’aplatit, on a l’axe imaginaire qui se met à flamber, ça a une conséquence d’un double trou sur l’axe de l’imaginaire, qui se met à flamber, il file, file,file et dans le symbolique qui ne soutient plus rien. Par exemple, Schreber, jusqu’à 53 ans était un Monsieur qui allait bien, aux hautes fonctions dans le juridique. Et à 53 ans, il n’a jamais eu d’enfant, il n’a pas eu à faire appel à la question d’un père jusque- là. Il avait une hiérarchie, il avait toujours quelqu’un au-dessus, il pouvait toujours regarder comment l’autre faisait, il pouvait s’identifier à son semblable, donc ça tenait. Et puis à 53 ans, on lui propose d’être Président de la Cour de Dresde, et il n’y a personne au-dessus, il ne peut pas se retourner pour imiter, s’identifier, faire comme l’autre.
Comment je fais ? Qu’est-ce-qui se passe pour moi ? Et alors là, une perplexité totale, qui témoigne de ce symbolique qui ne répond pas. Il commence à partir en vrille après de longues insomnies. Schreber voit son neurologue, le Dr Flechsig qui lui donne un médicament pour qu’il dorme, qu’il ait un sommeil fécond. Il aura accès à un délire, sur avoir un enfant de Dieu. On dira que c’est Flechsig qui l’aura rendu fou, non Flechsig ne l’a pas rendu fou. Il a mis sur la personne de Felschig cette question du père persécutant, qui pouvait le faire enfanter, féconder, là où il avait son trou dans le symbolique. Ce qui montre que même le psychotique a accès au transfert, contrairement à ce que certains peuvent dire. Et comme le dit Marcel Czermak, psychiatre-psychanalyste, avec qui je suis d’accord, c’est que le psychotique résiste mal au transfert justement… Il file, c’est pour cela que l’institution c’est bien, parce que ça fait des écarts, des places différentes, on ne peut pas faire du UN, ou des UN démultipliés avec une rencontre qui va devenir persécutive, ça ne fera pas du Un persécutif, justement, avec ce Grand Autre, là qu’est-ce qu’il me veut ? Pas comme le névrosé qui passe son temps à faire déplier son fantasme lié à ses souhaits incestueux et œdipiens, non, lui le psychotique, il sait ce qu’il veut, il a une certitude, il n’a aucune doute, c’est une certitude délirante qui le concerne, sur lequel il est intimé de répondre, à défaut d’avoir un signifiant, qui permet d’inventer une solution là où il n’y a pas une réponse dans une identification, ou dans l’imitation, ça permet d’inventer. Il n’a pas cet équipement, donc il y a une cascade imaginaire, plus ce trou dans le symbolique. Le délire arrive. Que ce soit Freud le premier et Lacan après, tous deux estiment que quand le délire se met en place, on assiste à une guérison. Passage par le délire, reconnaissance par l’autre, on a accès à une place singulière mais à une place. Aujourd’hui, on est passé dans une autre époque, l’humanisme psychiatrique s’effiloche… en psychiatrie, mes jeunes collègues parlent de nettoyer le délire. Je réponds : « ah bon, au karcher ? ». C’est assez terrifiant, car dans ma génération, on a fait la démarche inverse avec l’humanisme de l’époque, même avec Henry Ey qui n’était pas psychanalyste, les vieux psychiatres savaient qu’il ne fallait pas gommer complètement le délire, ils le savaient. C’est une expérience clinique, ils n’avaient pas la théorie, mais ils avaient la finesse clinique. Tout cela est enseigné par les DSM. Freud dira que le délire est restitutif de guérison, et Lacan dit : « Schreber a guéri grâce à son délire ». Toute la question quand on est psychiatre, c’est que le délire puisse se constituer, il faut pas trop matraquer avec des anti-psychotiques comme on dit de nos jours, il faut tempérer la jouissance liée au déchainement signifiant qui peut amener à la mort et au passage à l’acte grave tout de même, c’est ma position. Donc à défaut de trouver les nouages subjectifs, on n’y arrive pas tous les matins. On donne un peu d’anti-psychotique, pour qu’une partie du délire reste active, qui ne met pas le sujet en danger, et qui lui sert. Comme le névrosé à son fantasme avec lequel il aborde le monde, le psychotique il a son délire, et s’il n’a pas ça, il meurt. Des collègues me disent, bien il ne délire plus, on l’a fait sortir, il est mort. Bien sûr qu’il est mort, répond Françoise Fabre, ça fait une mort subjective, c’est une mort subjective qui peut entraîner la mort réelle. Nous en avons fait l’expérience, par collègues interposés. Donc, maintenir quelque chose du délire vivable quand on est psychanalyste, le plus difficile, c’est de pouvoir les amener à renoncer à une part de jouissance. Et cela leur permet d’accepter de prendre un petit traitement pour arrêter de se prendre pour Dieu le Père, ou tout puissant. Il y a un temps où certains psychanalystes pensaient pouvoir guérir les psychoses, ce que Lacan n’a jamais prétendu. On ne guérit pas de la structure. On peut trouver des moyens d’articuler, de nouer des choses avec sa structure qui permet une vie plus apaisée, plus pacifiée, mais on ne guérit pas de sa structure. Je reviens au mot structure, pour moi, c’est une absence de structure car il va être obligé d’inventer soit un délire, et le délire est toujours singulier. C’est comme le fantasme qui est singulier. Le délire peut emprunter au social un certain nombre de choses, mais enfin il est singulier, il demeure une construction propre et singulière.
Françoise Fabre, (2)
Psychiatre, Psychanalyste à Paris.
Intervention sans texte, en direct,
enregistrée et retranscrite par mes soins.
Cycle de conférences données à Amiens en 2016-17
Salle Dewailly, comme membre de l’association
Analyse Freudienne de Paris.
Notes :
1- Psychose, Perversion, Névrose : la lecture de Jacques Lacan, Philippe Julien chez Erès, p. 11 à 89
2 – A propos de ce que l’on dénomme Perversion – son texte est sur le site, www.chantalcazzadori.com
3 – La forclusion du nom du père – formation pour Infirmier de Secteur Psychiatrique – cours de Mr Giffard reproduisant une intervention de Jean-Luc Graber – Cliquez-ici pour lire le texte dans son intégralité
Françoise Fabre exerce en Cabinet Libéral, 1 bd Henri IV – 75004 Paris
Ci-dessous, « Qu’est-ce la psychose ? » Avec Colette Soler