Françoise Fabre va nous en parler, dans son langage spontané, comme une histoire à transmettre à partir de sa longue expérience de psychiatre psychanalyste dans les institutions parisiennes.
Sous son contrôle, je vous transmets l’essentiel de son intervention après l’avoir enregistrée, ce 9 avril, salle Dewailly à Amiens, dans le cadre du cycle de conférences sur la « guérison » en psychanalyse.
Nous la remercions vivement, d’avoir eu la générosité de venir jusqu’à nous, une fois de plus, pour nous témoigner de sa position humaine, humaniste face à ce que l’on dénomme psychoses.
C’est à vous maintenant.
« Le champ des psychoses est un sujet difficile à transmettre, je vais essayer de vous en parler simplement comme je l’ai déjà fait l’an passé.
Tout le monde dans sa vie, son entourage et sa famille a eu affaire à la folie un jour ou l’autre, ça nous parle comme on dit. Aborder ce sujet abrupte c’est difficile, même pour les lacaniens donc d’autant plus compliqué pour les gens sans formation. Je vais essayer de vous y sensibiliser en passant bien entendu par quelques concepts forgés par Freud, Lacan et quelques autres.
J’ai d’abord été psychiatre ; tous mes stages de médecine, j’ai choisi de les faire en psychiatrie. J’étais interne dans les hôpitaux depuis l’âge de vingt cinq ans. Puis, après de longues années de « travail analytique », j’ai pu exercer aussi la psychanalyse.
Je commencerai par une anecdote :
« quand je faisais fonction d’interne à Montpellier, en remplaçant les psychiatres en vacances. Nous avions de grands débats institutionnels, notre chef de service était lacanien. Je suivais un patient psychotique depuis quelques mois quand celui-ci se met à se plaindre qu’il a un enfant dans le ventre ».
Nous nous penchons tous sur la signification justement, de ce phénomène, en nous construisant tout autant notre petit délire pour expliquer dans la compréhension et la signification ce dont il s’agissait côté père, mère etc. Nous étions contents de nous, or, le patient est mort d’un cancer du colon. Cela m’a beaucoup heurté bien sûr… Je ne savais pas le théoriser à l’époque, je manquais d’outils. Mais après cela, dès qu’un patient disait… par ex, je me souviens : « mon estomac se penche à droite, alors je me penche sur la gauche », je l’envoyais passer une radio de l’estomac immédiatement, en effet, le sujet avait un ulcère à l’estomac. Ces expériences amoncelées donnent un savoir-faire sur le tas comme on dit, mais qui ne donne pas la théorie.
Il m’a fallu un certain nombre d’années pour après commencer mon analyse, chez les freudiens puis les lacaniens.
En bonne provinciale, quand je suis arrivée à Paris, tous mes collègues internes allaient aux séminaires de Lacan. Quand je les écoutais parler je les trouvais fous à lier ! Je n’irai jamais voir Lacan disais-je ! enfin la bêtise névrotique quoi ! Quelque part, je me réfugiais derrière cette bêtise de leur part et de la mienne. C’était l’époque où on ouvrait les asiles, il n’y avait plus de chambres d’isolement, ma génération et moi-même avions une idée humaniste de la chose. Tout était fait pour que les patients puissent sortir quand même, dans des conditions convenables, quitte à ce qu’ils fassent des allers et retours à l’hôpital. Nous avions un service très lacanien, où on enfermait les malades en chambre d’isolement, au nom de la Structure ! ça structure les psychotiques et comme nous ne pouvions pas les contenir, nous devions les enfermer. J’étais effrayée. Par la suite, je me souviens qu’une seule fois dans ma vie professionnelle, j’ai procédé ainsi mais pas au nom de la structure, essentiellement en mon nom propre, car je ne savais pas quoi faire d’autre et j’en étais bien désolée… ce que j’ai dis au patient. D’ ailleurs, ce n’était pas au nom d’un grand Autre qui lui tombait dessus sans échappatoire. Il pouvait penser qu’avec quelqu’un d’autre celui-ci aurait pu faire autrement. A la suite de quoi, je suis sortie de ma « bêtise névrotique » et je me suis lancée dans l’approche théorique très ardue, il faut le dire, pour cesser de me perdre moi-aussi. Je ne l’ai pas regretté, d’ailleurs on en finit jamais, voilà un peu d’où ça part.
Pour vous sensibiliser, je vais partir d’une petite histoire clinique. Un patient que je voyais depuis 30 ans à raison de trois séances par semaine, de structure psychotique-paranoïde sans délire constitué, mais tout ce qui lui arrivait était étrange, étranger, lui faisait peur et il n’avait pas d’amis. Bombardé de choses dont il ne savait pas quoi faire, il se protégeait, en étant très seul. Il travaillait très bien, fonctionnaire aux PTT. Un jour, après son retour de vacances, il revient, et me dit : « Vous savez Mme Fabre, je suis content, j’ai parlé aux gens au café ». Contente, je le félicite. Puis je pars en vacances en août. En rentrant, je découvre que mon répondeur était saturé, avec des messages, des cris d’imploration. Le lendemain, son langage s’est délité, des noms d’oiseau saturaient de nouveau ma messagerie. Là-dessus, ses parents me téléphonent pas contents du tout, je ne les connaissais pas, je leur demande de me passer leur fils à qui je donne un rendez-vous rapidement.
Il arrive accompagné de ses parents, mais je le reçois seul après lui avoir demandé s’il souhait la présence de ses parents, ce à quoi il répond : « ce ne sera pas bon pour après ». En quelques séances assez folkloriques je lui dis : « mais à propos de vos conversations, c’est avec la bouche que vous les dites ? ». Éberluée, il me regarde drôlement, et répond : « bien sûr que non ! ». Il était en pleine hallucination en fait, qui ont continué un certain temps, puis il a fini par m’en faire part. C’était un de ses collègues qu’il aimait bien au travail, qui lui donnait rendez-vous par hallucination, arrivé au rendez-vous le collègue n’y était pas. Après plusieurs rendez-vous manqués, mon patient s’énerve et arrivé au travail, se bat avec lui. Par ailleurs, il continua à me persécuter au téléphone, et je lui dis : « oui, vous appelez tout le temps, mais quand vous appelez vous tombez sur ma voix, qui ne vous est pas adressée, c’est un message pour tous ». Comme je n’y étais pas comme interlocutrice, son langage se délitait, puisqu’il n’y avait pas le récepteur, en l’occurrence moi qui ne pouvait pas lui répondre, devant ce champ tout ouvert et sans limite.
Quand j’ai pu lui dire : « je vous interdis de m’appeler aux heures où vous savez que je ne suis pas là ». Ce phénomène s’est au moins arrêté. Tout cela pour dire que, entre le patient qui vient vous dire : « on m’a donné un rendez-vous qui n’existe pas, un rendez-vous par des voix », et le névrosé qui vient en disant : « je ne supporte pas ma femme, j’ai une maîtresse je ne sais pas laquelle choisir etc… », il y a un monde, que nous ne pouvons pas du tout traiter de la même manière.
Freud nous donne une première approche. Dans la constitution du sujet parlant, ça commence par ce qu’il appelle le refoulement originaire, c’est-à-dire, il y a un premier signifiant qui se présente, il est refoulé, il part dans les ténèbres, définitivement, il ne revient jamais. Ce premier refoulement permet après que d’autres refoulements se produisent, c’est ceux que l’on va repérer en analyse. Mais il y a ce premier refoulement qui ne revient jamais, ça permet à tout le reste de s’articuler, il s’agit de la Verdrängung originaire, mais il y en a un autre la Verwerfung, que Lacan traduira en terme de forclusion du signifiant. C’est un signifiant rejeté, aboli, mais qui n’est pas refoulé, c’est-à-dire, il pourra se présenter de manière erratique, comme quelque chose de totalement étranger, pas reconnu par le sujet et qui pourra revenir sous forme justement d’hallucination verbale, essentiellement, avec tous ces sentiments de persécution.
Freud aura posé cela, Lacan l’aura repris en le poussant un peu plus loin et en élaborant davantage que Freud le concept de psychose. Freud était neurologue, il a essentiellement travaillé sur les névroses, mais s’est intéressé aux psychoses par le cas Schreber, à partir d’écrits : « les mémoires d’un névropathe ». Là ou il va y avoir une différence radicale entre les Freudiens et ceux qui vont se référer à Lacan, ça va être effectivement, sur : « quelle est la condition nécessaire pour qu’il y ait psychose ? », à savoir: le mécanisme sur lequel on va pouvoir travailler ?
Freud à son époque, a parlé de l’homosexualité de Schreber qui un jour a une pensée qui lui vient : « qu’il serait bon d’être une femme en train de s’accoupler avec Dieu ». Il a les rayons divins qui lui transpercent l’anus et il est pris dans une jouissance féminine… son délire sera en partie cela. Freud parle d’homosexualité, vous voyez de quelle homosexualité il s’agit. Ce n’est quand même pas un homosexuel qui me plaît, je le désire, non, ça n’a rien à voir.
Lacan lui partira de cette forclusion originaire, cette verwerfung de départ, ce qui est abolit de l’intérieur revient de l’extérieur, et au long de sa théorie il appellera cela la forclusion du Nom du Père.
Je reviens à Schreber qui avait de hautes fonctions dans la Magistrature, un jour, il est nommé Président de la Cour Suprême à Dresde, c’est-à-dire qu’il n’y avait plus aucune hiérarchie au-dessus de lui et il fait la remarque que tous les gens à qui il aura affaire ont 20 à 25 ans de moins que lui. Au moment du déclenchement des psychoses qui se repère bien, c’est pas le déclencheur qui est à l’origine de la psychose, simplement il permet que ça se révèle. C’est pas à cause de…, ça révèle la structure, et le fait que la structure ne tient pas. Schreber était passé par une grande période d’insomnie, d’angoisse pas articulé en lui, il va voir son docteur Flechsig, qui va lui donner un nouveau somnifère qui va vous procurer un sommeil fécond. Et c’est sur ce mot fécond que partira tout son délire, d’être la femme de Dieu, etc. Ce qui a fait dire à certains auteurs, que c’était l’homosexualité liée à Flechsig. Certes, ce médecin avait une position paternelle, Schreber lui conférait une image paternelle qui n’a rien à voir avec ce que nous appelons un père et que sa parole était prise dans un transfert à Flechsig. Un voisin lui aurait dit cela ça n’aurait sans doute pas eu le même impact.
Dans cette nomination à la Cour Suprême, Schreber ne peut pas s’appuyer sur l’image de quelqu’un. Etre Président de la Cour pour Schreber c’est imiter, et on peut imiter toute sa vie, sans que la moindre décompensation arrive dans la mesure où on peut trouver un appui, comme ça, dans l’imitation, ça donne le code, conforme à quelque chose mais où il n’a pas à avoir affaire à une invention, à se soutenir de ce que Lacan a articulé sur les Noms du Père. C’est à dire des signifiants qui vont permettre de créer du nouveau et non pas d’être appuyé sur l’image, l’imitation. Lacan n’a pas fait de la forclusion une causalité psychique, tout au début de son enseignement de psychiatre, comme sur sa thèse du cas Aimée, dite : « De la psychose paranoïaque dans ses rapports à la personnalité » il fera comme une psychogenèse et une sociogenèse, il voulait comprendre la psychose. C’est vrai que dans la paranoïa, on trouve beaucoup de délires qui sont accès sur des choses sociales, ce qui n’est pas le cas du schizophrène, par exemple. Les paranoïaques rentrent dans des systèmes très cohérents, avec des idéaux. Les psychoses passionnelles sont liées à l’idéalisation et à des idéaux, pensons à Jean-Jacques Rousseau, par exemple. Lacan abandonnera ensuite, ce système de la compréhension assez psychologisant , à l’époque c’était sa thèse de médecine, il n’était pas encore psychanalyste il était psychiatre. Puis, il aborda autrement la psychose, Il publia en 1958, « Question préliminaire à tout traitement possible de la psychose ». A partir de là, il va dire que c’est la structure qui va déterminer le processus psychotique, c’est pas une causalité, il ne faut pas aller chercher dans la petite histoire, si le papa a été bon papa, ça c’est le père imaginaire, c’est le papa de la réalité, il n’a pas de fonction symbolique. Quand on dit à un psychotique parlez-moi de votre père, il peut en parler bien sûr, mais en fait il parle de son papa, du père imaginaire. La fonction symbolique n’est pas incarnée par le père, c’est une fonction transmise ou pas et qui fait que le papa de la réalité a eu un père avant, il est inscrit dans une généalogie, il n’est pas la loi, qu’il ne fait que transmettre et représenter. Le père auquel on a affaire tous, c’est le papa imaginaire, à ne pas confondre. Un psychotique comme tout le monde est capable de parler de son papa qu’il aimait, détestait comme tout le monde. Le père de Schreber, lui pour le coup, était un père que l’on peut qualifier de père au comportement un peu « paranoïaque ». Il était la loi, il édictait la loi à la maison, c’est-à-dire, des ordres, des injonctions que Lacan en parlerait dans ces termes : de place de grand Autre non barré. Ce père était très connu, il était éducateur, il a construit des systèmes orthopédiques, j’ai vu des machines construites par le père de Schreber pour des paralytiques, c’est assez épouvantable. Il traitait son fils comme ça, il était sa marionnette . Le père n’était pas étiqueté fou. Si son fils a fait des passages très délirants, pas le père. Mais c’était pas un père au sens où la fonction paternelle n’était pas transmise. Un père n’est jamais un père. Pour le dire rapidement avec des marges d’erreur, c’est un papa. Alors qu’est-ce-qui va faire que du Père, c’est-à-dire du père symbolique auquel on n’a pas accès, qui est une fonction, puisse se mettre en place ? Dans les psychoses, on voit bien combien le ratage est manifeste.
Dit assez simplement, c’est ce que Lacan va articuler sous le nom de la métaphore paternelle. Il faudra alors plusieurs conditions pour que cette fonction se mette en place :
Dans la relation toute première à la mère, l’infans et elle ne font qu’Un. La mère n’est pas encore constituée, le sein fait partie de l’enfant, donc la mère et lui ne sont pas encore indifférenciés. Petit à petit, ça va se décaler, c’est ce que nous déduisons bien sûr de nos observations cliniques.
Après avoir été le tout pour sa mère, le petit peut penser qu’il n’y a rien d’autre dans sa vie que lui. Elle ne désire que moi croit-il, mais il se rend compte, petit à petit, que maman n’est pas toujours là. Quelque chose l’intéresse ailleurs, et cet ailleurs, c’est pas lui. Lacan appellera cela le signifiant énigmatique du désir de la mère, l’enfant se demandera ce qui se passe sans lui, c’est un mystère…
C’est alors que le père va commencer à prendre existence pour l’enfant. Lacan le précise bien, il est nécessaire pour que les choses se passent à peu près ordinairement, soit aller du côté de la structure névrotique dont on dit qu’elle plus facile à vivre que la structure psychotique, j’en suis pas si sûr que ça… ça dépend des psychoses et ça dépend des névroses…
Il faut que la mère désire cet homme sexuellement mais aussi qu’elle respecte sa parole, c’est-à-dire qu’elle fasse cas de sa parole, pour que l’enfant puisse par conséquent se dégager de sa mère. Le nourrisson va traverser de petits moments dépressifs, mais ce sont des conditions nécessaires pour que advienne du sujet désirant.
L’autre point important abordé par Lacan qui va aussi orienter le travail, c’est la question du stade du miroir.
Sans vouloir employer le mot stade qui est une approche trop psychologisante, nous pourrions dire que c’est davantage un moment mythique, structurel où l’enfant se découvre dans le miroir dans les bras de sa mère. En voyant son image, au début, il va faire comme le singe en se cherchant derrière, puis il se voit, il essaie de s’attraper dans le miroir, et là, c’est un moment qu’on peut repérer dans les psychoses même à l’âge adulte, il se reconnaît, il va essayer de s’embrasser, il jubile, il devient amoureux de son image. Ce moment de jubilation est celui de la formation du moi corporel qui se situe entre 6 et 18 mois. Dans le même temps qu’il se voit, l’enfant prématuré biologiquement ne marche pas, n’est pas autonome, son corps dit morcelé n’a pas encore d’unité. A ce moment jubilatoire, il y a une unification par l’image, le corps s’unifie, le bébé jubile et ça lui fait une anticipation sur son autonomie future. Dans le même temps, qu’il est dans les bras de sa mère, il va se retourner vers elle, qui d’une manière ou d’une autre, énoncée ou pas, va lui dire t’es mon fils, t’es ma fille, t’es beau etc… Il y a une reconnaissance par la mère également du petit enfant fait sien dans ses bras, par son regard et/ou sa parole.
Toutes ces conditions forment ce que Lacan a appelé le stade du miroir. Il parlera alors du début de la formation du Je, il y a à la fois : l’imaginaire du corps, la libido du moi, il est amoureux de son image, il va s’aimer, mais aussi Je est un autre, celui que je vois c’est pas fondamentalement ce que je suis. Donc du début de l’avènement du Sujet.
Dans la psychose, tous ces processus échouent, ça rate et c’est notamment en psychiatrie que j’ai appris qu’il y avait le signe du miroir, un diagnostic fait par de bons cliniciens. On voyait des psychotiques pas encore délirants, se mettre devant le miroir, se toucher le visage pendant des heures. Ils ne se reconnaissent pas et ça peut aller jusqu’à une espèce de haine de leur image, ils pouvaient briser le miroir, c’est bien là le signe du miroir. Entre de longues stations devant le miroir et le briser, là, on est dans la schizophrénie. Les psychiatres classiques l’avaient bien repéré, Lacan a mené sa recherche de façon beaucoup plus structurelle.
Récapitulons maintenant :
entre un refoulement originaire qui ne s’est pas produit, ne peut donc pas entraîner les autres refoulement, on peut dire que le psychotique n’a pas d’inconscient au sens lacanien. Si l’inconscient est structuré comme un langage, ce n’est pas le langage qu’on parle. Il s’agit de l’énonciation, les analysants le perçoivent bien, entendre tout ce qui est derrière, ce qui est dit entre le mots, ou les lapsus… Chez le psychotique, il n’y a pas ça ! Ce qui a fait dire à certains qu’il n’était pas humain, puisqu’il n’était pas dans le langage articulé sur cette question des refoulements, des Noms du Père etc.
Nous savons bien que le psychotique parle, nous-même les névrosés nous parlons beaucoup pour ne rien dire, c’est pas ce qui s’appelle parler. Quand quelqu’un est en face de moi pour parler, la question n’est pas tant ce qu’il me dit, mais ce qu’il me répond. Lacan parlait du langage « courcourant ». Ce qui s’appelle parler, soit être dans sa subjectivité profonde ce n’est pas possible d’y être constamment. Les psychotiques ne sont pas dans ce registre, mais enfin ils peuvent être dans la vie très causant.
L’inconscient refoulé de la névrose, Freud crut le trouver « à ciel ouvert » dans la psychose. En comparaison, nous, tout ce que nous refoulons est enfoui, là, c’est présent, « à ciel ouvert ». C’est pour cela que le contact est souvent angoissant, surtout lorsqu’ils sont en pleine crise, c’est désarrimant pour l’autre qui est bordé par toutes ses défenses et son refoulement. Les analysants savent bien que ce n’est pas évident de dire une parole pleine avec quelque chose de la vérité de son inconscient qui apparaît et sortirait à chaque séance ! Nous sommes très cadrés, notre démarche de liberté est mince en fait. Le psychotique à la limite a toutes les libertés. C’est ce qui faisait dire à Lacan, le fou est le seul homme libre. Il est libre par rapport aux lois du langage. Nous avons nous, un stock de signifiants liés au refoulement, certains mots ont pour chacun d’entre nous une valence particulière, qu’on apprend à entendre en analyse. Nous articulons en parlant, dans notre rapport aux autres, seulement un certain stock de signifiants, point.
Le psychotique n’a aucun signifiant qui agit comme tel. Un mot peut le ravager. Pour Schreber c’est ce qui c’est passé… c’est le mot fécond qui l’a ravagé, le symbolique ne tenant pas. Je répète ce que j’ai dis l’an passé, chez Lacan on parle du RSI, (le réel, le symbolique et l’imaginaire). L’imaginaire, c’est notre manière de parler un peu tout le temps, comme ça, … Mais ce qui vient capitonner le discours, c’est avec les signifiants que ça se joue. Lacan voit l’imaginaire comme un matelas de laine et le signifiant serait le point de capiton qui empêche la laine de fuir. Les psychotiques n’ont pas ça. C’est pas très confortable.
Justement l’apport de Lacan là-dessus a été important car à la fois, il y a les trois champs, celui des psychoses, névroses et perversions, et chacune est dans des structures différentes. Que ce soit la paranoïa, la mélancolie, la schizophrénie, ça renvoie à un champ de psychose où il y a toujours ce point de forclusion, valable pour toutes les psychoses, or, cette métaphore paternelle liée au désir de la mère, n’est pas en place. Nous le retrouvons dans toutes les psychoses. Alors que pour les psychiatres classiques qui font souvent de grandes différences très fines sur la clinique, sur les différentes formes de psychose, ils n’ont pas ce point de déterminisme central qui permettait d’homogénéiser. C’est vrai qu’on ne traite pas le paranoïaque comme le schizophrène, les abords sont différents compte tenu d’un certain nombre de facteurs. Il n’empêche que nous avons toujours affaire à la forclusion du Nom du Père. Ce concept est assez précieux car il évite de se perdre dans de multiples considérations qui mettent des différences là où il n’y en a pas vraiment.
Cliniquement oui, c’est une différence, on dit qu’il vaut mieux être paranoïaque que schizophrène. Je serai assez d’accord avec cela dans l’ensemble, parce qu’un paranoïaque a un système très cohérent, il borde l’angoisse s’il n’est pas trop envahi par ses persécuteurs. Beaucoup de paranoïaque ont des places importantes dans le monde sociale. Ils sont très socialisés les paranoïaques, leur idéal du moi constitué est très solide.
Lacan ne parle pas de guérison au sens de la structure, mais de pacification de celle-ci, d’être dans le monde. C’est-à-dire, qu’elle porte sur le lien social. J’aurai tendance à dire que la guérison pour un psychotique n’est pas du côté de sa structure, certains ont pu le penser. Mais c’est l’exception qui confirme la règle, on ne guérit pas de la structure mais on peut forger son rapport au monde et nouer les choses de telle manière que du lien social est possible. Donc en ce sens par le lien social, on peut dire que si l’être humain est parlant, c’est un animal social, un animal langagier, et après tout ce qui nous conditionne et nous est incontrôlable, c’est d’être avec les autres, qu’on le veuille ou pas, que ça nous fasse plaisir ou pas, c’est comme ça. A nous de trouver la manière qui sera la plus agréable, quand je dis ça, j’y crois même pas, car l’être humain ne cherche forcément que ce soit agréable, bien qu’il réclame le contraire. Mais enfin pour le dire simplement, que ce soit le plus agréable possible. Pour les psychotiques, ils ont des manières de nouer les choses et les psychanalystes peuvent les aider à nouer un lien social particulier, mais pris dans les quatre discours.
Pour cela, il y a x manières. Henry EY, très grand psychiatre classique qui a très bien étudié la clinique, il nous disait : il est schizophrène il est « foutu », je l’ai entendu dire cela. C’est faux ! Pour les schizophrènes, c’est un peu plus compliqué, bien que chaque cas soit singulier.
Maintenant, je vais essayer de vous parler un peu de l’entrée dans la psychose.
Il y a d’abord pour tous dans ce moment de déclenchement, un moment de perplexité.
« Qu’est-ce-qui m’arrive ? Tout devient étrange, étranger, j’arrive pas à comprendre ce qui se passe », dira le patient en consultation.
Il y a une sidération chez le sujet en souffrance. Quand on reçoit quelqu’un, on recherche tout le temps ce moment là qui va témoigner de ce qui serait l’élément déclencheur et en saisir de ce qui fait forclusion. C’est ce que nous recherchons tout le temps lors des premiers entretiens.
C’est en fait, l’émergence du Réel, quelque chose qui bombarde, à quoi on ne peut pas donner sens. Le patient est perplexe, il ne dort plus la nuit, quand il décompense ainsi. Le généraliste lui donne des somnifères, ce n’est pas le sujet. Il est en fait assailli de toutes parts, et reste éveillé, pour faire face. Cela dure un certain temps.
Après, il y a ce que l’on appelle la conviction délirante. Pour sortir de cette perplexité et donner sens au monde, le sujet se met à délirer. C’est une construction imaginaire, le délire et pas le fantasme comme celui du névrosé. Ce serait l’équivalent, car un délire, ce n’est pas un fantasme. Pour eux, c’est vrai. C’est une construction imaginaire qui va permettre une stabilisation, tenir le réel à distance mais par l’imaginaire, le symbolique n’étant pas là pour nouer l’imaginaire.
La psychanalyse a enseigné de manière théorique aux psychiatres qu’il ne fallait pas gommer complètement un délire. Les bons psychiatres le savaient d’expérience. Quand on est analyste, on le sait. Le névrosé a son fantasme, le psychotique a son délire, c’est le mieux qu’il puisse construire. Si le délire est trop pris dans des points de réel où le persécuteur imaginaire lui donne des idées, et devient trop dangereux, vraiment trop persécutant, soit on se tue pour y échapper, soit on le tue pour le supprimer. C’est un passage à l’acte parce que ce délire ne contient plus ces éléments de réel.
C’est une erreur à la fois théorique et pratique, de certains psychanalystes de croire qu’ils arriveraient tout seul, sans médicaments, à nouer tout cela ensemble, le réel, l’imaginaire et le symbolique. Dans la majorité, la plupart des psychotiques prennent leur médicament prescrit ailleurs par un psychiatre pour ne pas mélanger les champs de soin. Cette prescription aide par des processus chimiques à tempérer, à pacifier le réel, là où parfois par la parole, par la rencontre avec l’autre, un analyste ou un psychiatre ça ne marche pas, il n’y a pas lieu de s’en priver.
Pourquoi on laisserait des gens dans des états impossibles, à se mettre en danger, alors que pour les patients suivis par des psychanalystes depuis longtemps, ils apprennent à doser leurs médicaments, à faire avec ça, d’ailleurs les médicaments il n’y en a pas beaucoup.
Ils ne guérissent pas de la psychose, ils acquièrent un savoir y faire avec la structure. Ils connaissent les écueils qui vont les amener à une hospitalisation d’office à l’hôpital. Ils acquièrent donc un savoir y faire et peuvent tout à fait être dans le monde. C’est une des manière de traiter la psychose, de la prendre en compte.
Il y a une autre manière de traiter la psychose qui ne rencontre pas les psychanalystes d’ailleurs. Lacan estimait qu’ils n’étaient pas fous, psychotiques peut-être, mais pas fous ceux qui ne viennent pas nous voir.
Au sens où ils arrivent à être dans leur monde, à gérer leur vie.
Sur la fin de son enseignement, il est passé à Joyce, l’écrivain. Il a fait tout un séminaire entier sur les écrits de Joyce qui disait qu’il faudrait trois cents ans pour le déchiffrer, c’est fou en effet… il est complètement fou ce qui est vrai ! Lacan en se penchant sur ce cas, a montré qu’il y a une manière de nouer la structure, puisqu’il fera la structure de l’inconscient avec trois registres, Réel, Symbolique, Imaginaire, noués en noeud borroméen. Si vous en coupez un, les autres se détachent, cela est la structure dite normale. Pour le psychotique, ça n’est pas noué de façon borroméenne. Il a appelé cette construction, ce nouage, le sinthome, pas le symptôme, mais le sinthome, pour le différencier du symptôme névrotique lié à des signifiants du désir, coincés dans des points libidinaux avec un refoulement que l’on peut remonter et qui libère du symptôme, c’est possible.
Le sinthome, est une construction permanente qui permet à la structure de ne pas partir dans tous les sens, avec le Réel, qui agit pour son propre compte avec ses effets erratiques et angoissants. Ce qui fait dire à Lacan, en évoquant Joyce, mais on peut l’appliquer à beaucoup d’autres personnes, que Joyce en écrivant était condamné à écrire, obligé à écrire. Obligé de l’écriture, il en devenait l’auteur. C’est pas lui qui écrivait en tant que sujet, c’est par le fait d’écrire, qu’il en devenait l’auteur, mais ça ne tient pas. Il était à chaque fois obligé de devenir l’auteur, il y a cette contrainte à écrire. Cependant, de devenir l’auteur, ça le faisait reconnaître socialement et ça nouait la structure.
J’évoquerai un peintre, graveur et sculpteur, Gérard Garouste. Un très grand peintre Français, encore vivant. En 2009, il publie son récit autobiographique : « L’Intranquille », qui nous révèle publiquement le poids de son histoire familiale et ses problèmes psychiatriques. Je me permets donc d’en parler, sachant aussi qu’il est intervenu dans les congrès psychanalytiques pour nous parler de son expérience.
Les points de forclusion n’apparaissent pas, on ne met pas la main dessus, on en déduit qu’il s’agit de forclusion. Il raconte très bien le début de sa décompensation. Quand il est devenu père. En effet, ce moment fait appel à UN Père, ça peut-être l’acte sexuel, le mariage, la naissance de l’enfant, être père… je me retourne et hop ! c’est quoi être un père ? Personne ne peut définir ce qu’est un père, il n’y a pas de définition du père.
En sociologie, psychologie, on trouverait de nombreuses définitions, par exemple un père c’est celui qui éduque, apporte de l’argent, donne son nom à la mère, enfin bref…Tout cela n’est pas faux, mais ça n’est pas un père, ça n’existe pas. C’est ce qui est différent là derrière, qui va vous permettre de créer.
Pour les pères comme pour les mères d’ailleurs, c’est pas pour rien qu’il existe des psychoses puerpérales, s’il y a un point symbolique qui ne tient pas, ça va décompenser à ce moment-là. Vous pouvez avoir à côté de vous votre maman qui vous aide, etc. être mère ça s’invente au fur et à mesure, ça a à voir avec la fonction symbolique justement.
Quand vous devenez père ou mère, il s’agit de créer, d’inventer au fur et à mesure, il n’y a pas de manuel de la bonne mère. La fonction symbolique est le support de cette invention. Quand elle est manquante au moment du « faire appel à Un Père », patatrac rien ne va plus.
Le peintre Garouste nous dit bien qu’il décompense à ce moment là, il est resté couché dans son atelier durant de nombreuses années, très mélancoliquement, ne touchant plus ses pinceaux. Jusqu’au jour où sa femme Elisabeth, qui avait fait des études d’Art, puis avait tout arrêté pour nourrir la famille, pendant qu’il était couché dans son atelier, elle lui dit :
« Gérard, ça suffit maintenant, j’en ai assez de travailler, de te voir comme ça … ».
Elle lui a donné une injonction. Il nous raconte cette intervention, de manière subjective, c’est sa vérité subjective, la question n’est pas la Vérité mais la sienne. Il nous dit donc qu’il s’est levé, qu’il a pris ses pinceaux et que depuis il s’y est remis. Il continue à avoir des épisodes de décompensation, il en fait de temps en temps, chaque fois mené à l’HP, mais dans l’entre-temps, il est passé par une autre langue, l’Hébreu, ce qui est assez propre chez les psychotiques, ça ne se dit pas comme ça, c’est moi qui le dit.
Il haïssait son père, des pères comme ça, il y en a…il ne parle que de lui et il le haïssait, sauf que ça ne fonctionne pas en tant que fonction paternelle.
Le père pendant la guerre et après, avait spolié des voisins juifs qui avaient été déportés, un type moche… ça ne suffit pas pour faire de la psychose non plus…
Garouste se met à épouser une femme juive, à apprendre l’Hébreu ancien, pour lire la bible, le retour au texte religieux, en passant par une autre langue, il se dégage de la langue maternelle, qui véhicule toute la question incestueuse et incestuelle. C’est pas pour rien que l’on dit la langue maternelle. D’ailleurs, certains autistes sont abordés par ordinateur parce que la relation à l’autre est compliquée, à la langue anglaise. Ils apprennent la langue anglaise, en passant donc par une autre langue, ils se mettent à parler, parce que justement elle n’est plus dans le corps de la mère.
Garouste ne le dit pas comme ça, c’est moi qui le déduit. Avec cette autre langue, l’hébreu, il lit les textes dans la langue, et cet écart lui permet sa création. Ses représentations picturales bibliques sont liées à Dieu, et quand il a décompensé, sa femme est devenue le diable. Le diable, c’est quoi pour lui. C’est le délitement du symbolique, selon la bible, c’est le tentateur, le monstre . C’est l’Autre, ça n’est plus une femme, un petit autre, c’est le diable qui persécute… On voit bien que le symbolique ne tient pas. Où est la différence des sexes ? Il n’y en a pas, il y a le diable.
Cela vous donne quelques pistes, pour approcher ces structures.
Que ce soit Garouste, Joyce, ils font sinthome. Joyce n’a jamais rencontré l’hôpital psychiatrique, il se tenait en devenant un auteur. Il y a certains artistes qui sont obligés de produire. Ne pas confondre les hobbies et la nécessité de produire, comme une contrainte structurelle. Le hobbie on peut le quitter, y revenir, comme passe temps.
Combien d’artistes disent je suis obligé de faire ça, si je pouvais je mettrais tout à la poubelle, ils peuvent le faire d’ailleurs. Il y a cette contrainte structurelle, sinon ça ne tient pas.
Ce sont des gens qui ne rencontrent pas des psychiatres, ni des psychanalystes, ce sont des gens entre guillemets normaux parce qu’ils sont dans le lien social. C’est un peu la définition que je pourrais donner.
Lacan le dit bien, « la normalité » chez le psychanalyste ça n’existe pas. C’est le rapport au phallus, côté homme, côté femme, la jouissance barrée ou pas, comment je me dépatouille de tout cela ?
La Norme c’est culturelle, ça n’existe pas, tout est normé maintenant, vous voyez dans quel monde on va ! On entre dans un monde de fous. La folie sera là dans la passion de la norme. Elle ne sera pas que chez les paranos, si tout le monde est normal, alors définissons ce qu’est le monde normal ? Quiconque pourrait nous dire quelque chose qui soit un peu intelligent, un peu opérant qui corresponde à la réalité sur cet appel à la folie de la Norme ?
On peut le dire comme ça, la folie étant l’expression du non lien social, eh bien ! on peut guérir de la folie dans le lien social, et non pas chercher à guérir les psychoses à partir d’un fantasme vain. Qu’est-ce-qui est possible dans l’impossible ?
Françoise FABRE
psychiatre psychanalyste
A Paris, sur l’Ile St Louis.
Conférence donnée à Amiens, le 9 avril 2018
dans le cadre de l’association
d’Analyse Freudienne de PARIS.