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INTRODUCTION CONGRES 2014

Œuvre de Chema Madoz, artiste

© Chema Madoz – http://www.chemamadoz.com
Congrès 2014
Cliquez ici pour télécharger la plaquette du congrès. Programme congres 2014_30_septembre

NOTE: les photographies de cet article sont l’œuvre de Chema Madoz, artiste photographe espagnol. Cliquez ici pour accéder à son site.

LA PSYCHANALYSE EST ELLE ENCORE DANS (DE) SON TEMPS ?
Si la psychanalyse a quelque chose à prétendre dans le politique c’est assurément de part sa conception du sujet.
Dans notre post modernité la tendance serait plus tôt à globaliser tout et en particulier ce qu’on appelle les sujets ; au point que l’on puisse s’en passer , Que ce soit dans le cadre du bio pouvoir, des consommateurs ou d’une culture qui se voudrait ‘ de masse ‘.
Le sujet, en tout cas c’est comme cela qu’on l’appelle, semble disparaitre dans la globalisation ou bien encore plus simplement ne plus être une nécessité comme dans le discours de la science qui , comme discours se soutient d’une exclusion du sujet désirant, et vise une symbolisation ultime du Réel (la grande théorie de l’unification, par exemple) .
La situation actuelle est que le discours de la science, qui se spécifie de mettre à l’écart toute question subjective, a peu à peu envahi l’ensemble des discours sociaux qui règlent le « vivre ensemble » des sociétés modernes. Ce n’est pas la science ni les scientifiques qui sont à remettre en cause, mais cette prolifération d’un type de discours qui vise à éliminer dans les relations sociales la part de subjectivité. Il semble que la société organisée par ce discours de la science, que l’on peut résumer des deux adjectifs, capitaliste et marchande, ait gravement déstabilisé les modes de transmission entre humains, que ce soit dans l’ordre de la filiation, de l’éducation ou de l’apprentissage…
Nous assistons depuis quelques années au spectacle d’un effondrement des figures de l’Autre car la mondialisation n’en assure plus le relai. L’effet produit est la désagrégation de certaines modalités symboliques qui mettent à rude épreuve les référents existants dans le lien social traditionnel. Pour suivre ici Marcel Gauchet , disons que pour la première fois le sujet se trouve pris dans une société où se trouve rompu ce lien fondé sur l’identification de l‘individu au collectif. Si l’individu ne réfère plus son identité à un rapport au collectif alors nous assistons à un véritable renversement anthropologique.
La psychanalyse serait-elle alors le dernier recours au sauvetage du sujet ?
La psychanalyse n’a pas de conception du monde ; elle n’en a pas moins une conception du sujet ;ce qui est une conception éminemment politique.
Lacan développe dans un premier temps l’idée d’une transgression éthique argumentée dans le séminaire VII (L’éthique), avec sa lecture d’Antigone dont la devise pourrait être : ‘’Osez vous confronter à la vérité’’. Par la suite il affirmera sa conception définitive du politique dans cette injonction : ‘‘Faites avec votre symptôme’’. Quelles en sont les conséquences lorsqu’on lui oppose l’impératif actuel qui serait plus tôt :’ jouis le plus vite possible et consomme sans modération des objets qui n’ont plus aucune valeur attribuable ,qui ne sont même plus nommables puisqu’ils sont interchangeables
Le lien social se caractérise par la possibilité pour le sujet d’occuper diverses positions dans le discours. C’est-à-dire occuper tour à tour la position d’agent du discours de l’hystérique, du discours du maître, du discours de l’universitaire, du discours de l’analyste. Dans son enseignement, Lacan envisage toutefois que le monde occidental dominé par l’idéologie capitaliste soit pris dans un nouveau discours, subversion du discours du maître, qu’il nomme discours du capitaliste.
Qu’est-ce qui appartient au Réel dans les différents modes de relations des hommes entre eux (autrement dit ‘’le politique’’) et comment les discerner ?
La force du modèle lacanien est de rechercher des configurations minimales, des combinatoires d’un petit nombre d’éléments pour formaliser, au-delà des apparences protéiformes des relations empiriques, une logique, donc du lien social. Ceci implique une profonde mise en cause de toute prise du sujet dans un modèle idéalisant. Le discours capitaliste avait pourtant pu mettre en circulation des objets désirables ; il semble que ce ne soit plus le cas. Le discours du capitaliste est centré sur la personne. Le consommateur est le moteur, l’agent de ce discours. Il est sans cesse invité à souscrire à l’idéologie dominante dévoilée : le signifiant maître S1 du Marché. La particularité de ce discours est l’ontologie particulière du sujet. Celui-ci est conçu en tant qu’il serait non-divisé (entièrement définissable par un discours scientifique désubjectivisé/ désubjectivisant). La lumière est faite sur son désir, qui ne serait que désir de consommation. Les objets qu’il consomme ont pour but de le parfaire, de le compléter. C’est bien la division subjective (que Lacan note $) qui est visée.
Ce fait qu’ ‘il n’y a pas l’objet ‘ est devenu objet cause du désir dans le réel des flux monétaires puisqu’aucun objet or mis celui non identifiable des marchés boursier ne peut satisfaire le désir. C’est dire que nous devons constater une modification dans le discours du maitre qui fait qu’il n’y a plus de maitre identifiable mais un flux monétaire en position maitre à travers les actionnaires qui eux même n’ont plus de raisonnement sur l’humain des travailleurs mais exclusivement sur la rentabilité de leur investissement. D’ailleurs cet investissement de flux peut être considéré comme non rentable en fonction non plus de la rentabilité mais d’une décision prise du seuil minimal de rentabilité qui, vous l’aurez compris ne peut qu’augmenter.
Ceci ayant forcément des conséquences sur le statut de l’argent par rapport aux objets consommables puisqu’aucun objet n’a de valeur étant donné que la seule valeur attribuable est dès lors la valorisation du flux financier lui-même.
Je crois qu’il faut voir également dans ce dysfonctionnement du discours du maitre la conséquence des replis communautaristes .En effet le discours du maitre, a pour fonction la régulation de la jouissance de l’esclave et si il dysfonctionne il n’assure plus cette fonction .C’est pourquoi, notre post modernité voit le repli des églises classiques, institutionnalisées donc par la régulation du discours du maitre au profit de nouvelles formes de fondamentalismes qui déplacent la jouissance au paravent pacifiée de l’esclave vers une jouissance sacrificielle .Il s’agit maintenant au nom d’un dieu qui n’est plus un signifiant maitre de mourir pour lui donner consistance .Le terroriste devient victime héroïque post mortem. Au point qu’on le nomme ainsi maintenant martyr …
Mais alors à quel sujet s’adresse ce nouvel impératif de jouissance ? Question que l’on pourrait compléter par la suivante : le sujet trouve-t-il encore à se représenter par le signifiant et dans ce cas est-il en mesure de poursuivre son mode de représentation par un autre signifiant ? La logique du signifiant, mise en évidence par Lacan, permet de concevoir que ce Malaise n’est pas la conséquence d’une sorte d’imperfection, d’immaturité des hommes, qu’un surcroît de civilisation, d’éducation, de police, pourrait réduire comme Freud pouvait l’imaginer. Au contraire, cette souffrance de l’homme est liée à ce qui le cause comme sujet. C’est pourquoi, la psychanalyse doit énoncer ce que sa clinique lui permet de connaître. Il ne s’agit pas pour elle de prétendre « réparer » le monde mais de tenter de cerner, avec des concepts fondés en raison à partir de l’expérience clinique, ce qui peut être dit qui aurait trait – autant que faire se peut – avec ce que le langage impose à l’Homme comme condition Et comment il peut espérer y faire face.
En résumé dans une analyse on ne restaure pas le sujet dans une preuve d’amour mais on confronte sa demande à l’incomplétude inhérente à la structure même de la vérité.
Alors de quelle vérité s’agit-il ? C’est celle que l’on approche de la façon suivante par l’interprétation psychanalytique :
« Non, tu ne sais pas que tu dis la vérité [.] Tu ne la dis si bien que dans la mesure même où tu crois mentir, et quand tu ne veux pas mentir, c’est pour mieux te garder de cette vérité. »
Ce sujet, nouveau sujet se trouve dépossédé de ce minimum de ‘conscience ‘ de savoir ce qu’il fait, il est exclu d’un quelconque savoir s’il ment ou pas et par conséquent de quelque savoir que ce soit quant à la vérité de ce qu’il dit ; d’ailleurs qu’il la dise ou pas il s’en trouve toujours dépossédé.
Nous sommes bien loin déjà de cette voix causative Freudienne :’ cet inconscient qui me fait faire ‘autant d’ailleurs que de la voix réflexive comme on vient de le voir dans cette dépossession du minimum pour un sujet de savoir ce qu’il fait.
C’est pourquoi l’objet de la psychanalyse , comme son dispositif, ne sont pas ceux de la sociologie. La psychanalyse ne se pratique qu’au singulier. Cependant, elle ne considère pas  » l’individu » qui se compterait comme partie d’un tout et ses objets ne sont pas le nombre, ni les comportements. Elle s’adresse au sujet qui ne peut se concevoir que  » pour un autre sujet  » par la médiation du langage. En ce sens, la dimension de l’altérité – donc du lien – est toujours présente.  » L’inconscient, c’est la politique « , affirmait Lacan le 10 mai 1967 dans son séminaire sur  » La logique du fantasme  » (inédit).
C’est dire si nous sommes loin de toute idée humaniste ou encore de liberté que serait ce sujet de l’inconscient que nous voulons tant défendre au nom de la Psychanalyse. comment éviter en effet qu’à se confronter au discours sur la misère on ne rejoigne à nouveau le discours du maitre ?
Lacan adopte une position très politique dans l‘annonce suivante : « Notre avenir de marché commun trouvera sa balance d’une extension de plus en plus dure des procès de ségrégation. » Ainsi ce retour du réel est lié au processus ségrégatif.
Il prend une position Politique donc mais ne tient pas un discours politique : pourquoi ? Parce que la politique fait toujours trou dans le discours .Il y a bien un discours de l’analyste, de l’Université, de la science, de l’hystérique pourtant la politique pour Lacan n’est pas un discours car le politique pour lui c’est un acte.
une petite assertion sur la question du sens comme ce qui est toujours religieux, « la stabilité de la religion vient de ce que le sens est toujours religieux d’où mon obstination dans la voie des mathèmes » pour remarquer que lorsque Lacan fait cette déclaration Là ce n’est pas au titre de discours mais d’un acte puisque c’est dans le moment de la lettre de dissolution dans ou avec laquelle Lacan dissout son école.
Au fond ce qu’il faut retenir de ces derniers éléments c’est que sens et réel sont toujours requis dans la barbarie et le totalitarisme.

Robert Lévy
Fondateur de l’A.F

Œuvre de Chema Madoz, artiste
© Chema Madoz – http://www.chemamadoz.com

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Demande d’analyse, demande de jouir.
Je me suis posé la question de savoir si les modalités actuelles de jouissance avaient apporté des changements dans la clinique analytique.
Si Freud s’est intéressé à la question du désir, Lacan nous a amené du côté de la jouissance. Pour ce faire, j’ai travaillé, en particulier le séminaire XVI : « D’un autre à l’autre », ainsi que les séminaires XVII, XVIII et « Radiophonie », pour en extraire ma lecture du plus-de-jouir.
Je suis parti de la lecture d’un livre : La jouissance , dialogue entre Adèle Van Reeth et le philosophe Jean-Luc Nancy ; publié à partir de l’émission « les nouveaux chemins de la connaissance » de France Culture.
Jean-Luc Nancy, bon lecteur de Lacan, a écrit en 1973 avec Philippe Lacoue-Labarthe « Le Titre de la lettre (une lecture de Lacan) » ; Lacan saluera lui-même la qualité de ce travail de « déconstruction ». Il pose un certain nombre de questions passionnantes, j’en ai sélectionné 3, qui se rapportent au thème de ce congrès :
– « Le capitalisme va insérer les sujets individuels dans le circuit d’une nouvelle jouissance : non plus la jouissance de l’excès, mais celle de l’accumulation et de l’investissement. C’est une jouissance qui ne peut plus porter ce nom. » ;
– « L’excès perd de son sens : la propriété ne s’oppose plus à l’excès car elle devient l’excès et de ce fait, lui ôte son sens. (…). L’excès prend un sens numérique : il s’agit de posséder la plus grande quantité possible. » ;
– « La jouissance profiteuse ne joue pas : elle est dans l’angoisse de la satisfaction, elle est dans l’addiction. » ;
Une question ressort, de ce que Nancy appelle jouissance « qui ne peut plus porter ce nom », qu’il définit non comme une jouissance de l’excès mais comme celle de l’accumulation. La question se pose de savoir si cette accumulation qui ne serait plus un excès ne serait pas finalement une jouissance sans fin, une jouissance telle que le sujet ne trouve pas comment s’en protéger ; et ne serait pas plutôt une entrave à la jouissance, cause de malaise.

Ces questions sont bien en rapport avec ce que nous avons travaillé cette année, alors comment les articuler avec le malaise de la civilisation? Une façon d’entrer dans cette réflexion peut se faire par la question des demandes, et en particulier à travers les signifiants que j’ai pu recueillir. Reprendre ces signifiants m’a paru intéressant à double titre. Tout d’abord ces signifiants sont des témoins des modes de jouissance ou de non-jouissance des sujets, et ensuite parce qu’ils se retrouvent tout au long des cures, et en particulier des fins de cures.
Pour ce travail, je me suis posé la question de savoir comment ont été formulées les demandes. Pour ce faire, j’ai relu environ 110 dossiers, qui constituent ma file active. J’ai repris les notes faites lors des 1ères séances, car c’est le lieu où la demande vient se formuler. Ceci ne concerne que les sujets avec lesquels un travail et un transfert se sont installés. Il n’est pas question de faire des statistiques, je me fie entièrement à ma subjectivité.
J’ai donc repris toutes mes notes des cures en cours (en me limitant au 1èr entretien), que ce soit de cures analytiques classiques avec 2 ou 3 séances par semaine, l’analysant étant sur le divan ; de ceux qui viennent dans une démarche au départ médicale (j’avais jusque très récemment une plaque de psychiatre) qui reste sanctionnée par une feuille de soins, autrement dit de maladie, ce qui induit un remboursement partiel ou total des séances ; jusqu’à ceux qui viennent de temps en temps.
Une surprise fut de constater le nombre, bien plus important que ce que j’imaginais, d’authentiques demandes d’analyse. D’emblée les signifiants sont énoncés, plus ou moins articulés, et que je retrouve encore dans le travail aujourd’hui. Parmi ces sujets, et cela m’a aussi étonné, beaucoup ont déjà vu 1, 2 voire 3 psychiatres ou autre psyquelquechose ; et ont souvent fait un petit bout de chemin ou pas. Metz étant une petite ville, je connais la plu-part de mes confrères psychiatres et certains des psyquelquechose. Il s’agit très souvent de bons psychiatres, qui prennent soin (oui nous sommes dans le soin) d’écouter leurs patients sans nécessairement les faire taire avec des drogues psychotropes, et qui parfois viennent travailler dans notre association psychanalytique messine (A Propos). Ce que disent ces patients peut se résumer à ne pas avoir été entendu, ou à avoir été confronté plus ou moins rapide-ment à des limites dans le travail, aux limites du psy à qui ils s’étaient adressés. Cela m’a permis de redécouvrir cette évidence qu’une demande d’analyse ne peut se faire qu’à un psychanalyste. La nature de la demande est celle qui peut être accueillie par celui qui la reçoit. Un comportementaliste entendra une demande d’éradication de la phobie détectée, un synaptologue (ceux que j’appelle psychiatres vétérinaires) une pathologie, insupportable, à guérir, à étouffer ou à faire taire. C’est le psychanalyste qui crée la demande d’analyse en tant que telle. Lacan le dit quand il énonce que la résistance vient du psychanalyste. Ainsi, il y a bien des demandes d’analyse, qui ne sont plus comme il y a 20 ou 30 ans, des demandes formalisées en tant que telles. Je ne me souviens pas d’avoir reçu ces dernières années (excepté il y a 15 jours) un sujet demandant explicitement une analyse, sauf un paranoïaque, qu’un analyste m’avait adressé pour une prescription, sans m’en avertir. Deux ont formulé une demande de savoir ; les autres sont venus, il me semble, avec une demande concernant leur jouissance. Je vais donner quelques exemples de ce que j’ai recueilli :

-« j’ai des états d’âme gênants ;
-j’agace mon entourage qui dit que je parle trop ;
-j’ai des problèmes de poids et ma mère est violente avec moi ;
-j’ai des nausées, ça ne marche plus trop avec ma copine, j’ai des relations sexuelles à contrecœur, suis-je homosexuel ?
-je suis submergé de questions ;
-je suis accroc à un homme, comment décrocher ? ;
-je n’ai pas d’enfant, je materne mon compagnon, est-ce qu’en en prenant moins il en prend plus ?
-je n’arrive pas à m’épanouir ; je voulais être gardien de la paix ;
-j’ai une force en moi qui m’oblige à m’inquiéter ;
-je viens pour avant c’est ?
-je ne suis pas bien, il faut trouver quelque chose qui ne va pas ;
-je suis tombé dans la longue maladie ;
-je ne veux plus des psychiatres de l’hôpital. »
On perçoit bien dans ces extraits les excès de jouissance et les demandes qui en découlent. Les signifiants sont donnés, à bon entendeur ? Alors, bien entendus et adressés, il y a là de véritables demandes d’analyse.

Ainsi les signifiants de la demande sont présents tout au long de la cure, et comme tels portent des signifiés qui évoluent au long du travail. Dans les extraits que je viens de lire, reviennent des signifiants, en rapport avec les modes de jouissance que propose la société actuelle : « accroc, trop, prendre plus ou prendre moins, submerger ». Ce sont des signifiants comptables, et on peut facilement saisir l’adéquation de ces signifiants, que tous nous entendons, avec l’idéologie dominante qui est l’application de la comptabilité à presque tous les domaines de la vie actuelle. Que ce soit par exemple dans ce qui concerne le monde de la santé : on nous demande aujourd’hui de penser suivant un mode comptable : j’ai assisté récemment à une soutenance de thèse de pharmacie, où la pharmacienne du centre de cancérologie parlait du coût des traitements chimiothérapiques contre le cancer et concluait en disant : « jusqu’où ira-t-on ? » ; c’est dire que non seulement la vie a une valeur comptable, mais surtout que c’est un nombre, une valeur comptable qui va décider d’arrêter une vie ou de lui permettre de se poursuivre ! Ce n’est plus une décision prise par un ou des sujets, c’est le chiffre, le nombre qui va le faire. Je prends encore 2 exemples, le 1er est celui des réseaux sociaux : la valeur d’un discours, d’une parole, voire même d’un sujet dépend d’un nombre, d’une comptabilité : des abonnés ou amis, des lectures ou visions, des « j’aime », des re-tweets, etc. Le second exemple : un enseignant en arts plastiques témoignait, lors du séminaire à Metz, que ses élèves, collégiens, disaient en classe n’importe quoi, ce qu’ils leur passent par la tête. Ce n’est pas une expérience d’association libre, mais il s’agit de se rendre intéressant en disant des conneries, sur le modèle des télés-réalités, dans une monstration dont le seul but est d’être populaire, d’accumuler des signes comptables les valorisant, au mépris de leur intelligence, dans un conformisme à une valeur comptable qui est aujourd’hui devenu une instance surmoïque. Ce qu’on dit ou ne dit pas est jaugé à l’aune de la popularité. Ce qui a changé là, c’est le « que vont dire les gens ? » auquel se substitue le « combien vont ai-mer ? ». C’est sur cette question comptable, que je reviendrai tout à l’heure. Pas plus tard qu’hier, en écoutant une patiente dire : « mon compagnon ne supporte pas que je compte », je me suis dit : ah, enfin elle se compte comme sujet, y-a de l’un ; que nenni ! Elle compte tout ce qu’elle lui donne, tenant là un bilan comptable de son amour.

Alors quelles incidences sur les cures ?
Avant d’en arriver là, il me semble utile de revenir rapidement sur la théorie que nous a proposée Lacan. Il amène le concept de plus-de-jouir en 1968/69 dans le séminaire : « D’un Autre à l’autre ». Et c’est à partir de là, qu’il va développer les 4 discours, l’année suivante lors du séminaire : « L’envers de la psychanalyse ». Ce dont il s’agit consiste en ce qu’il nomme l’objet a : le plus-de-jouir. Le plus-de-jouir est dit-il : « autre chose que la jouissance. Le plus-de jouir est ce qui répond, non pas à la jouissance, mais à la perte de jouissance ». Le plus-de-jouir constitue ce par quoi, quelque chose de la jouissance apparaît dans le discours de l’analysant. Il est à noter que c’est sur cette question que, Lacan, à ce moment là, reprend la dialectique de la frustration. Il ajoute : « Ce qui est nouveau, c’est qu’il ait un discours qui l’articule, cette renonciation (à la jouissance), et qui y fait apparaître ce que j’appellerai la fonction du plus-de-jouir. C’est là l’essence du discours analytique » . Et il continue : « Le plus-de-jouir est fonction de la renonciation à la jouissance sous l’effet du discours. C’est ce qui donne sa place à l’objet a. (…) Ainsi, le plus-de-jouir est-il ce qui permet d’isoler la fonction de l’objet a » .

Maintenant que le décor est planté, voici ma lecture du plus-de-jouir. Alors, partons de la question de la division du sujet. Le sujet est divisé par le signifiant, cela s’effectue par le discours, avec une perte, une chute qui est celle de l’objet a, du plus-de-jouir comme reste de la renonciation à la jouissance. Pour jouir, le sujet va récupérer cet objet a sur le plan imaginaire, par le fantasme : $<>a, qui donne consistance au rapport du sujet $ et de l’objet a. Cela permet au sujet de s’unifier comme sujet de tout discours : il dit Je. La cohérence du sujet en tant que moi, se fait au prix d’une perte de jouissance, par la production d’un plus-de-jouir ; comme étant produit par le discours, et se repère dans le cadre du transfert. Il apparaît là, combien cette affaire du plus-de-jouir touche à la question de l’identité. Ce prix est l’objet perdu ; ainsi, face au manque à jouir, le sujet ne récupère pas de la jouissance, mais de l’objet a, sous la forme du plus-de-jouir. Il s’agit là d’une opération métonymique ; cet aspect métonymique signifie que « ce plus-de-jouir est essentiellement un objet glissant, qu’il est impossible d’arrêter ce glissement en aucun point de la phrase » .
Cette jouissance à récupérer est ici un équivalent de la valeur, c’est-à-dire de ce quelque chose de signifié restant identique au fur et à mesure de son glissement sous les différents signifiants . Ainsi, la jouissance perdue ne se récupère pas ; à cette valeur est substituée métonymiquement un objet a, un rien, un objet qui fait marque pour le sujet ; fonction de trait unaire.
Lacan développe l’équivalence entre la plus-value et le plus-de-jouir. La jouissance du sujet en tant que sujet, qui n’est pas, ici, la jouissance sexuelle, n’est possible que par cette substitution métonymique de l’objet a à la perte de jouissance. Cette substitution permet la consistance imaginaire du moi, en zappant la division du sujet. Nous connaissons tous ce que Lacan a désigné comme objets a, ce qui va du sein à la déjection, et de la voix au regard. Le discours capitaliste a vendu une autre substitution métonymique à l’objet a, avec l’argent et donc la plus-value ; puis dans la logique du capitalisme et le développement des moyens de production, par les objets de consommation. Finalement que représente l’argent, au-delà de ce qui est nécessaire à notre subsistance (ce qui est la définition donnée par Marx de la plus-value) ? C’est le prix de la renonciation à la jouissance ! Mais là, il s’agit d’une fiction, d’un semblant.
L’accumulation capitaliste montre ses impasses, en effet, ce n’est plus par la production de biens que l’on engendre de la plus-value, ni même par l’accumulation ; c’est, je pense, comme l’a avancé, Robert Lévy, par le flux. L’univers du marketing est un puits de renseignements sur ce qu’il en est. Ce qui est présenté comme objet cause de désir, comme objet a, c’est le débit, il faut que ça débite de plus en plus. Prenez tous ces arguments de la publicité, sur le débit des flux internet ; on paye sur la taille, sur le débit internet. Le débit, le flux, est présenté comme une métonymie de l’objet cause du désir, et donc du plus-de-jouir. C’est le débit, plus précisément sa numérisation, qui va tenter de représenter la marque de la perte de jouissance, et qui ne marque rien ; c’est-à-dire qu’il n’y a pas de perte de jouissance, pas de production de plus-de-jouir. Ceci est mon hypothèse : le plus-de-jouir, dans le cadre de la jouissance sans fin, n’est pas aujourd’hui un plus-de-jouir comme tel. J’y reviendrai tout à l’heure.
Alors, en arrive-t-on à mettre en place une identité numérique? Cette boutade est une référence à ce terme que Lacan utilise dans le séminaire « D’un Autre à l’autre », pour différencier « le sujet absolu de la jouissance », du sujet qui s’engendre de ce 1, unaire, qui le marque, comme point-origine de l’identification. Je vais essayer d’amener quelques éléments pour avancer sur la question du flux. Plus précisément de savoir si ce nouveau mode de jouissance ne se révèle pas aboutir à une jouissance sans fin; à une accentuation actuelle du malaise.
Quel est l’effet du nombre ? Par exemple, le nombre de « j’aime » sur un blog, ou le nombre de followers. Partons du 1, que j’ai évoqué tout à l’heure. Le 1 du trait unaire, est celui qui institue le sujet dans la marque. Ce n’est que la chute du plus-de-jouir, du a, qui accroche le sujet, et qui entame le Je de pure jouissance. Comptons : 1+1= ? Je propose là, l’écriture 1+1= 1-a. L’être parlant se compte 2, comme maître de lui-même. Le flux consiste finalement à additionner des uns, le glissement métonymique permet de le faire à l’infini, une jouissance sans fin, sans que pour autant ne soit abolie la division du sujet ; sans perte de jouissance, telle que 1+1+1+1+… =1-a. Ce qu’il en est du flux, du nombre, consiste finalement à unifier un grand nombre, à masquer ce nombre sous la figure d’un un nouveau, qui comme le disait Coluche : si le nouvel Omo lave plus blanc, l’ancien lave moins blanc ? Le changement se situe, comme nous l’indique Lacan, dans le discours du maître : « Quelque chose a changé dans le discours du maître à partir d’un certain moment de l’histoire. (…) à partir d’un certain jour, le plus-de-jouir se compte, se comptabilise, se totalise. Là, commence ce que l’on appelle accumulation de capital. » Aujourd’hui, ce qui a changé dans le discours du maître, qui est devenu le discours des financiers, le plus-de-jouir ne se compte plus, il est devenu le mouvement des comptes. La plus-value est produite par les flux de capitaux.
Seulement cela coûte de plus en plus cher, et nourrit le malaise dans la civilisation. Actuellement, le plus-de-jouir ne se compte plus, il est devenu le nombre pour lui-même. L’accumulation de capital permet un accès à la jouissance, mais le plus-de-jouir, qui détermine le lieu où l’on peut repérer cette jouissance, est lui, ailleurs. Par exemple la spéculation : la plus-value se fait, en prenant un risque. Elle ne s’effectue plus par la spoliation du prolétaire, par une perte de jouissance en rapport avec le corps comme lieu de l’Autre, mais en rap-port avec un Autre qui n’est que numérique. L’Autre est réduit à une identité numérique, que l’on pourrait dire pure. Il n’y a pas de corps, pas de confrontation des corps ni de jouissance du corps de l’Autre.
Quelles conséquences pour le sujet ? Nous savons que : « La jouissance est le rapport de l’être parlant au corps. » Ainsi, le corps parlant n’est pas le corps naturel, biologique, mais le corps marqué par le langage, le signifiant, le trait unaire. C’est dire que le lieu de l’Autre est le corps car c’est là que s’inscrit la marque en tant que signifiant.
Cela entraine une difficulté supplémentaire pour le sujet à soutenir le champ de l’Autre, parce que là, en quelque sorte, l’Autre numérique est un autre. Ainsi, comment le sujet peut-il repérer son désir, comme désir de l’Autre ? Il se produit donc, des effets de désubjectivation. Ce que j’observe, c’est que la course au nombre le plus grand, ne se finit pas, il est problématique d’obtenir une satisfaction, une jouissance qui mette un point d’arrêt, une limite à cette course à la performance. (N’est-ce pas ce qu’il se passe dans les addictions ?). Le sujet va devoir trouver une articulation signifiante, une métaphore qui peut faire marque sur le corps, qui en tant que telle peut limiter ce glissement sans fin, et lui permettre une subjectivation. Le sujet a encore un peu plus de mal à insérer du manque, de l’objet petit a, du plus-de-jouir, en tant qu’il est ce qui sépare le corps et la jouissance. Cela est très bien montré dans le film de Martin Scorsese : « Le loup de Wall Street », où rien ne vient entamer dans sa représentation imaginaire le corps de Jordan Belfort incarné par Leonardo DiCaprio. Cela se voit bien dans cette scène où il s’imagine rentrer chez lui sans encombre, alors qu’en réalité, il casse tout sur son passage. Une solution que j’ai pu entendre dans ma clinique est celle de la jouissance masochiste. Le sujet va se prendre lui-même comme objet a. C’est ce que j’amène dans la vignette clinique dont je vous parlerai tout à l’heure. Lacan nous l’indique : « Nous connaissons cela, nous analystes, et nous le retrouvons ici. C’est ce qui s’appelle la jouissance masochiste, et c’est la forme la plus caractérisée, la plus subtile, que nous avons donnée de la fonction cause-du-désir.
La jouissance masochiste est une jouissance analogique. Le sujet y prend de façon analogique la position de perte, de déchet, représentée par a au niveau du plus-de-jouir. » Ceci me permet de répondre à une question d’Anna, sur le rapport entre la jouissance d’une part et le plaisir et la douleur, d’autre part. Pour Freud, la jouissance est masochiste dans son fond. La jouissance rabaisse le seuil nécessaire au maintien de la vie ; mais on peut tomber encore au-dessous, et c’est là que commence la douleur. Il y a ainsi, une pratique de la jouissance, masochiste dans son fond, qui n’a rien à voir avec la règle du plaisir .

Un exemple clinique du plus-de-jouir, de la tentative de récupération de jouissance par une situation perverse qui se révèle masochiste. Un homme, que j’appellerais Ernie, au cours d’un travail avec une demande consécutive à un licenciement, va élaborer un scénario de récupération d’une jouissance. Un soir de nouvel an, il s’endort tôt après avoir trop bu. Le lendemain matin, sa femme lui raconte qu’elle a eu un rapport sexuel avec un autre homme. Il décide alors, ce que j’ai perçu comme tel, de récupérer une jouissance perdue ; en tentant de contrôler le désir de sa femme. Désormais, après l’accord de son épouse, c’est lui qui choisira l’homme qui honorera celle-ci, il assistera un peu activement à la scène, comptant ainsi garder la main et ainsi la maîtrise de la situation. C’est finalement la jouissance du maître qu’il se propose, imaginant commander à toutes les jouissances. L’arroseur sera arrosé, selon deux modalités. La première : l’acte s’est pour lui bien passé, sauf qu’après coup il surprend Mme, qui introduit l’invité à la douche, avoir un rapport « illicite » ; ce qui se reproduira au moins une autre fois. Cet autre homme reviendra à de nombreuses reprises. Cela amène ce patient, à une pratique d’échangisme, pendant laquelle il s’obstine à vouloir retrouver sa jouissance, en supposant maîtriser le désir de sa femme. La deuxième modalité se met en place progressivement ; où tout d’abord il ne peut désirer sa femme qu’en l’imaginant avec un autre homme que lui, puis par des angoisses, en allant dans des lieux d’échangisme. Il finit par renoncer à ces pratiques. Il n’en parle plus et termine le travail qu’il était venu effectuer. Il revient quelques années plus tard, encouragé par son urologue. Il a fait un accident vasculaire cérébral, et sa femme l’a quitté. Sa question est à nouveau, je dirais plutôt encore, de récupérer de la jouissance. Il n’arrive plus à produire d’érection avec une femme. En déniant ses érections matinales, il cherche une cause organique, on peut le dire ici, à cette impuissance, il évoque l’accident vasculaire et consulte un urologue pour en obtenir la confirmation.
Il apparaît clairement dans cet exemple, que le sujet ne récupère pas sa jouissance, mais sa perte. Cette perte de jouissance est une véritable plus-value, dans le sens du plus-de-jouir ; on pourrait dire qu’il capitalise son plus-de-jouir, qu’il capitalise sa perte. Il y a bien une jouissance masochiste chez ce sujet, qui le mène à sa perte ; il court après un objet a qui lui échappe, insaisissable, et irrémédiablement perdu pour lui.
Il ne s’agit pas dans la cure de soutenir son fantasme, mais plutôt de maintenir un écart entre son corps et sa jouissance, de maintenir, de produire de l’objet a, cause perdue, ici.
Je reçois un autre patient qui a également perdu une jouissance, pour laisser de la place à une jouissance masochiste. Il a conduit son épouse dans des clubs échangistes, pour dit-il ne plus voir sa femme comme la mère de ses enfants. Le succès a été complet. Elle est partie avec un homme rencontré dans un de ces lieux, et avec ses enfants. Depuis, elle lui procure d’importantes souffrances en l’empêchant de voir ses enfants et en le niant en tant que père.
Pour en terminer, à la question de savoir si le discours du capitaliste, et surtout si son équivalent actuel, le discours du financier, participent à une accentuation du malaise ? Les signifiants proposés suggèrent aux sujets des parcours qui les amènent dans des jouissances sans fin, qui ne permettent pas de satisfaction. Ce phénomène me semble cause de malaise et désubjectivant.
C’est cause de malaise dans le sens où, cela conduit à des jouissances qui ne procurent pas de satisfaction, qui mènent à des courses cherchant à accumuler de la jouissance où l’excès remplit le sujet sans que sa faim ne trouve satiété. Ce n’est plus de la faim, l’appétence a glissé vers ce qui apparaît comme un besoin, donc comme quelque chose qui semble devenu vital. Il n’y a pas, là, de frustration, en tant que la frustration introduit au dé-sir ; mais de la privation, telle que le manque n’est pas dans le sujet mais dans le réel. Peut-être cela va t-il dans le sens de ce que Robert Lévy a indiqué avec ce qu’il a appelé désujetisation, que j’ai entendu comme un phénomène radical de déshumanisation ; dans la cure, nous avons affaire à des sujets désubjectivés.
Ce qui est désubjectivant pour le sujet, me semble se situer du côté de la production de plus-de-jouir qui ne fait pas marque pour le sujet. C’est cette marque du plus-de jouir qui sépare par la perte qu’il produit, le corps parlant qui dit « je » du corps de la jouissance. Ce qui est l’effet du signifiant, tel qu’il fonde le sujet. (Le sujet est ce qu’un signifiant représente pour un autre signifiant).
Pour revenir à mon hypothèse, ce qui a changé dans un certain champ, c’est qu’il y a du malaise qui n’est pas lié à une perte de jouissance, mais je dirai à un excès d’excès de jouissance, qui vient emboliser la jouissance. Le sujet reste sur sa faim. Cette jouissance sans fin/faim vient mettre en échec la fonction du plus-de-jouir qui est je le rappelle : que la renonciation à la jouissance soit articulée par un discours. Or, le discours capitaliste, et en particulier celui du financier actuellement, est un discours qui tourne en boucle, sans fin, comme l’a montré Radjou, et qui propose les modes de jouissance qui sont mon propos. Ces modes de jouissance amènent à des jouissance qui ne procurent pas de satisfaction et donc nourris-sent le manque à jouir, ne marquent rien, il n’y a pas d’entame signifiante lors de ces jouissances, c’est le Réel qui vient en faire remarquer quelque chose par la mort, la justice comme dans le film de Scorsese, la déchéance du corps etc.

Dans ma clinique, y a t-il un changement de paradigme lié à cette question des flux, de l’accumulation ? Je ne le pense pas, je constate plutôt une accentuation de ces problématiques. Il me semble que je reçois plus souvent des sujets englués dans des systèmes fermés de jouissance désubjectivants : comme des addictions, des passions, des situations perverses, des haines racistes visant à éradiquer l’Autre. Certains sujets se laissent happer par les signifiants proposés et vont s’engouffrer dans une jouissance qui ne sera pas scandée par un plus-de-jouir, où il y a place pour une perte, pour un objet a. Là, le discours analytique trouve sa place.

Et je conclue, sur la question du plus-de-jouir, qui quand il est produit touche à l’identité, en citant Lacan, qui était prémonitoire  » Mais ce qu’il faut dire simplement, c’est qu’il n’y a aucun besoin de cette idéologie pour qu’un racisme se constitue, il y suffit d’un plus-de-jouir qui se reconnaisse comme tel. Quiconque s’intéresse un peu à ce qui peut advenir fera bien de se dire que toutes les formes de racisme, en tant qu’un plus-de-jouir suffit très bien à le supporter, voilà ce qui est maintenant à l’ordre du jour, voilà ce qui nous pend au nez pour les années à venir » .

Philippe Woloszko,
membre de l’A.F., Psychanalyste à Metz
Paris, le 5 octobre 2014.

Œuvre de Chema Madoz, artiste
© Chema Madoz – http://www.chemamadoz.com

Œuvre de Chema Madoz, artiste
© Chema Madoz – http://www.chemamadoz.com
La psychanalyse au risque de la dilution
La psychanalyse au risque de la dilution : « Dilution » n’est pas disparition. La psychanalyse disparaitra-t-elle ? Peut-être. Mais je ne suis pas certaine que cela dépende complètement des psychanalystes.
Dans un très joli texte intitulé « La saison de la psychanalyse », Jean-Bertrand Pontalis se demande si les jours de la psychanalyse sont comptés « si sa saison touche à sa fin ».
Les attaques et critiques que subit la psychanalyse ne semblent pas l’inquiéter autant que ce qu’il désigne comme « une crise de confiance qui gagne les psychanalystes eux-mêmes ».
L’expression « crise de confiance » ne me parait pas tout à fait adéquate pour décrire l’ampleur du problème. La confiance, ça se retrouve vite, ce qui ne manque pas d’arriver à Jean-Bertrand Pontalis qui termine son texte sur une note très optimiste.
Ce qui est en train d’arriver à la psychanalyse dans la période actuelle m’inquiète davantage que sa disparition. Cela me paraît plus grave qu’une simple disparition.
Lors de la dernière décennie, des modifications très importantes se sont produites dans le champ de la « santé mentale », dans ce que nous pourrions nommer « le soin psychique ». Ces modifications ont complètement changé la donne.
La thèse de Samuel Lézé intitulée « L’autorité des psychanalystes » est sur ce sujet très intéressante. Je n’entrerai pas dans les détails de sa démonstration mais la résumerai en disant qu’il montre comment la psychanalyse a été non seulement remise en cause depuis les années 2000 et surtout, comment elle a perdu sa position hégémonique et le caractère d’évidence découlant de cette position.
De nombreux facteurs, dont les effets se combinent, permettent d’en rendre compte : l’évolution économique, les changements idéologiques, le processus de normalisation dans le domaine de la santé, l’introduction des protocoles et des évaluations, l’orientation vers une harmonisation toujours plus grande (OMS) .
La psychologie cognitive s’est imposé sur le devant de la scène à l’université et le terme « clinique » ne renvoie plus immédiatement, comme auparavant, à « clinique psychanalytique ». Les remises en cause de la théorie et de la pratique psychanalytique par les cognitivistes et les comportementalistes ont coïncidé avec l’offensive visant à faire reconnaitre la profession de psychothérapeute et à faire de la psychanalyse une psychothérapie parmi les autres. Vous connaissez cette histoire.
La position hégémonique de la psychanalyse, du moins en France, entrainait certes des résistances fortes, mais ces résistances confirmaient la place importante de la psychanalyse.
Les temps changent…

Alors Dilution…
Le terme « dilution » évoque bien entendu immédiatement l’homéopathie et les critiques sur la théorie de « la mémoire de l’eau ». Vous savez qu’en homéopathie, la multiplication des dilutions aboutit à une solution dans laquelle la molécule originelle est totalement absente. Pour argumenter sur ses effets, ses partisans invoquent « la mémoire de l’eau » (l’eau garderait les propriétés des substances diluées même lorsqu’elles ont disparu complètement suite à des dilutions répétées). Cette théorie est très poétique mais aussi fort énigmatique.
C’est d’une dilution semblable dont la psychanalyse risque de faire les frais. Y retrouverons-nous ce qui fait la singularité de l’invention freudienne ?

La psychanalyse…une référence ?
C’est lors d’une réunion (à Montpellier) que j’ai commencé à mesurer les effets de cette dilution. Cette réunion avait été organisée par des pédopsychiatres libéraux qui souhaitaient faire part de leurs inquiétudes quant aux difficultés croissantes qu’ils rencontraient dans leur demande de prise en charge de leurs patients par les services hospitaliers. Antérieurement cette possibilité de travail et cette ouverture existaient, mais il n’en est plus de même depuis la conversion quasi générale des services hospitaliers de pédopsychiatrie aux thérapies comportementales et cognitives.
Cette réunion rassemblait des praticiens libéraux mais aussi des psychologues, psychiatres, orthophonistes, etc. du secteur public, qui sont en désaccord avec les nouvelles orientations et se sentent isolés. Plusieurs universitaires étaient aussi présents, les théories cognitivistes commençant aussi à envahir l’université.
Dans le texte appelant à cette réunion et lors de cette réunion, la psychanalyse était sans cesse convoquée comme La référence. La manière dont elle était ainsi extrêmement présente dans les discours ne pouvait pas ne pas interroger. Je vous cite quelques formulations : « La méthodologie d’inspiration psychanalytique que j’utilise », « Mon savoir-faire s’est construit en référence à la théorie psychanalytique ». « Je travaille avec la psychanalyse, je me réfère à la psychanalyse… ». Les enseignants affirmeront à un moment de la discussion que « la transmission des connaissances psychanalytiques se fait très bien à l’université »…
J’arrête là la liste de ces quelques propos entendus de la part de praticiens qui ne se présenteront pas comme psychanalystes, mais comme psychiatre, psychologue, orthophoniste, etc…
Seules quatre personnes dont je faisais partie se sont présentées en disant leur nom et « psychanalyste ». Je me suis demandé pourquoi nous avions ainsi tenu à faire entendre « psychanalystes »dans cette réunion où le terme « psychanalyse » circulait mais n’avait pas grande consistance. Après-coup, il m’a semblé qu’il y avait là quelque chose d’une affirmation et d’un positionnement politique.
Cette position n’est pas contradictoire avec la thèse sur la sorte d’imposture qu’il y a à se dire « psychanalyste ». Pour se présenter, Jean Allouch prend la précaution de dire : « j’exerce la psychanalyse ». Je me souviens d’un de nos collègues disant en réunion plénière, lors d’un séminaire de l’Inter-Associatif Européen de Psychanalyse : « il n’y a ici dans cette salle en ce moment aucun psychanalyste ». C’était vrai pour ce qu’il voulait ainsi démontrer. Mais actuellement l’abus de ce genre d’affirmations peut nuire fortement à la psychanalyse.

La psychanalyse…une spécialité ?
Je crois que la nécessité de faire exister « du psychanalyste » dans les discours qui se tenaient lors de cette réunion venait du fait que la manière de se référer à la psychanalyse ravalait celle-ci au rang d’une psychologie. Elle était une théorie qu’on pouvait opposer aux thérapies comportementales et cognitives certes, mais une théorie qui devenait alors le référentiel de l’acte. La psychanalyse est une pratique subversive qui ne peut être une technique parmi d’autres, une simple corde supplémentaire à son arc. Toujours à Montpellier (qu’en est-il sur Paris ?) dans une annonce, Madame X, médecin au CHU, se présente en ces termes : « spécialités : psychanalyse, pédopsychanalyse, transfert quantique, reprogrammation par mouvements oculaires ». Ça laisse rêveur…mais ça ne fait pas rêver…
Faire de la psychanalyse une spécialité, c’est la diluer dans le grand vase des psychothérapies. Or la psychanalyse n’est pas qu’une psychothérapie.

Nécessité des associations
Revenons à cette réunion et à ces quatre personnes qui se sont présentées comme psychanalystes. Leur point commun est d’être ou d’avoir été membre d’une association de psychanalyse, différente pour chacun de ces quatre psychanalystes. Je pense que de nos jours être membre d’une association ou pas n’est pas du tout indifférent.
La nécessité des associations de psychanalystes me parait actuellement presque absolue et doit être réaffirmée Dès le début du mouvement analytique, la création des associations a répondu au fait que l’invention freudienne, la psychanalyse, ne pouvait s’envisager sans l’existence d’une communauté d’expérience, sans des lieux dans lesquels les questions de transmission, de formation trouvaient place. Mais la création des associations a, dès l’origine, eue aussi comme but la défense de la psychanalyse.
M. Safouan, dans son dernier livre, fait apparaître le paradoxe qui en découle : les associations de psychanalyse créées au départ du mouvement freudien pour défendre la psychanalyse n’ont eu d’autres choix que l’institutionnalisation. Par là même elles ont non seulement manqué les buts qu’elles s’étaient données, mais ont aussi produit du dogmatisme. Les crises et les scissions peuvent ainsi être comprises comme les mouvements nécessaires pour à chaque fois « dé-s’institutionnaliser » la psychanalyse. Ce mouvement paradoxal traverse aussi bien le mouvement freudien que la saga lacanienne, pour reprendre l’expression de M. Safouan.
Pour des générations d’analystes et pour la nôtre (enfin la mienne), faire partie d’une association de psychanalyse était une chose importante, essentielle dans le travail de psychanalyse, à tout le moins une question inévitable. Certain(e)s pouvaient décider de ne pas en faire partie, mais c’était forcément à l’issue d’un débat, d’un questionnement. C’était dire « non », mais d’un non argumenté.
A l’heure actuelle, cela me semble beaucoup moins vrai. Faire partie d’une association semble une question annexe pour une grande partie des jeunes analystes qui sont attirés toujours davantage par des lieux qui se veulent « de formation », qui distribuent du savoir théorique, quand ce n’est pas des diplômes donnant accès au titre de psychothérapeute.
Or les associations de psychanalyse me paraissent d’autant plus nécessaires qu’elles sont les seuls lieux où peut se poser la question de « ce qu’est un psychanalyste », ou plutôt comme le formulait O. Grignon le seuls lieux où peut se mettre au travail la question de « en quoi il y a du psychanalyste dans une cure, une séance, etc. » La reprise de l’orientation donnée par Lacan sur cette question me paraît aujourd’hui essentielle pour ne pas laisser les choses se diluer toujours plus.
A l’heure où des pratiques pour le moins étranges sont nommées « psychanalyse », à l’heure où elle se trouve rangée dans le grand chapeau des psychothérapies, gommant ainsi le fait que la psychanalyse n’est pas qu’une psychothérapie, reprendre les questions du côté « du psychanalyste » me parait nécessaire. Et cela ne peut se faire que dans les associations de psychanalyse. Ne pas reculer devant le terme de « psychanalyste », sans être pour autant dupe de l’imposture permettra peut-être de continuer à faire exister de la psychanalyse.
La dilution actuelle de la psychanalyse dans le champ des psychothérapies amène les personnes désirant devenir psychanalyste à court-circuiter, à la fin de leur analyse, la question du passage à l’analyste et à se rabattre sur la position de « psychothérapeute ».
Pierre-Henri Castel dans un de ses textes fait cette remarque : il y a de jeunes psychanalystes qui disent n’avoir jamais reçu quelqu’un venant leur demander une psychanalyse.
On peut rire de cela… ou leur dire que dans des temps anciens nous avions quelques suspicions quant aux demandes dites « demandes d’analyses », surtout s’il s’agissait de demandes « d’analyses didactiques » ! Mais s’interroge Pierre-Henri Castel, « qu’est-ce que la psychanalyse, si personne, jamais, ne vient vous demander une psychanalyse ?» Lui répondrons-nous par une pirouette ?

Lacan questionne : « Qu’est-ce qui définit l’analyse ? » et il répond : « Je l’ai dit …. L’analyse c’est ce qu’on attend d’un psychanalyste… » . Et il ajoute, n’oublions pas de le préciser : « il faudrait évidemment essayer de comprendre ce que ça veut dire ».

Michèle Skierkowski – Cartels Constituants de l’Analyse Freudienne.
Intervention au congrès d’Analyse Freudienne – 4 et 5 octobre 2014

Œuvre de Chema Madoz, artiste
© Chema Madoz – http://www.chemamadoz.com