En pratique clinique nous observons les voies empruntées par les analysants à l’Autre du transfert. Elles n’aboutissent pas forcément à la construction du sinthome, tel que Joyce a pu le faire, lui, sans analyste. Freud fut médecin avant d’être psychanalyste, il était donc logique qu’il tente de réduire les souffrances, tant psychiques que physiques.
« ce que nous appelons le corps, ce n’est que ce reste que j’appelle l’objet petit a » Lacan, Séminaire XX p.12)
I / LE CORPS
1 / Chez un sujet psychotique
Le cas clinique
D. est en cure avec moi depuis plus de vingt ans, pris dans la trajectoire d’un vécu psychotique. Enfant, il a été impressionné par la peau manquante du pénis du père, qui habituellement s’exhibait nu à la maison. Cette marque sur le corps du père n’est pas symbolisable pour lui, et renvoie au fait que celui-ci a christianisé son nom au moment de l’arrivée en France, pour cacher sa judéité.
L’angoisse de morcellement est constamment présente, comme manifestation de l’angoisse psychotique, pour lui, le sphincter anal a valeur de bouchon empêchant l’éviscération, il n’en méconnaît pas la fonction de coupure notée par Lacan dans le Séminaire X (p.82).
L’analyste refuse, par une intervention, «Lavez-vous !! » de cautionner son mode de jouir marqué par le a anal, se traduisant par une odeur nauséabonde envahissant le bureau à chaque séance.
L’effet est un don, une pièce de 1 FRANC, extraite de ses excréments, dans la cuvette des WC, puis nettoyée, brillante, devenue objet agalmatique. Pris dans le transfert, il inclue les signifiants véhiculés par mon nom CW= WC. Dans le transfert il n’a d’amour que l’amour du nom.
La construction du sinthome
Ce moment crucial, marqué par le don de « la pièce détachée », lui permet de s’y prendre autrement pour suppléer au lâchage du corps.
Pris Il reconstruit l’alphabet, par un jeu d’homophonie, essayant de faire trou dans le langage, pour s’abriter de la volonté de jouissance de l’Autre.
Pour illustrer sa trouvaille, il me fait le récit d’une scène au cours de laquelle il a pu me dit-il, se libérer d’un accès de tachycardie (d’angoisse car il n’a pas de pathologie cardiaque) en décomposant le mot CŒUR à l’aide de son alphabet singulier.
C = ces ; O =œuf = testicules « les couilles ressemblent au cœur » ; E=air ; U= du ; R=cœur
Le transfert est du côté de la lettre, dans une tentative de mettre une barre sur l’objet a.
Bien que le S1 soit en rapport avec la jouissance, il segmente, non plus son corps, ni le pénis du père, mais le langage, la « non-fonction de a, le livre à la métonymie pure » dit Lacan (Séminaire XX p. 388) « L’important, n’est pas ce que je dis, mais le message codé qui est dedans … vous ne réalisez pas bien parce que vous n’êtes pas psychotique …j’ai tout mon alphabet, par exemple SALOPE, est-elle sale , Non, elle baise, S.A.L.E. =EST-CE A ELLE ? Et HOP ! ! Elle passe à l’action. J’ai donc décomposé lettre par lettre, et ça m’a donné un orgasme fort ! »
« L’exemple le plus pur du signifiant, c’est la lettre, une lettre typographique » dit Lacan en 1960 dans son « Discours aux catholiques » (p.23). Il poursuit « un sens ne naît d’un jeu de lettres ou de mots qu’en tant qu’il se propose comme modification de leur emploi déjà reçu. Cela implique d’abord que toute signification qu’acquiert ce jeu, participe des significations auxquelles il a déjà été lié, si étrangères entre elles que soient les réalités intéressées à cette réitération. Dimension que j’appelle la métonymie, qui fait la poésie de tout réalisme. Cela implique, d’autre part, que toute signification nouvelle ne s’engendre que de la substitution d’un signifiant à un autre, dimension de la métaphore par où la réalité se charge de poésie. »
Si Joyce, en tant qu’artificer a la voix d’un fils, voix porteuse d’un certain savoir-faire sur le signifiant, le savoir-faire de D. demeure très incertain. Avec son nouvel alphabet sa sinthomisation consiste à nommer les choses à sa manière pour constituer un objet qui le représente en tant que sujet, et qui a plus valeur de communication.
2 / Chez un sujet névrosé
Le cas clinique
Dans Pour introduire le narcissisme 1914 p. 90, Freud écrit : « J’ai déjà dit une fois que j’inclinais à ranger l’hypochondrie à côté de la neurasthénie et de la névrose d’angoisse, comme troisième névrose actuelle. L’on ne va vraisemblablement pas trop loin en se représentant qu’un petit élément d’hypochondrie participe régulièrement aussi à la formation des autres névroses. Le plus bel exemple en est bien la névrose d’angoisse et l’hystérie qui se construit sur elle. »
: « … elle /l’hypochondrie / dépendrait donc de la libido du moi de même que les autres (hystérie et névrose obsessionnelle) dépendrait de la libido d’objet ; l’angoisse hypochondriaque serait, de la part de la libido du moi, le pendant de l’angoisse névrotique. »
P. vent me consulter, adressé par un membre de sa famille, cardiologue, pour des crises d’angoisse sévères relatives au fonctionnement des organes de son corps, le moindre mal de tête devient l’expression d’une tumeur au cerveau, une tension au bras gauche, d’un infarctus, un mal au ventre, un cancer du côlon … L’angoisse est si insupportable, qu’il doit quitter son travail pour se rendre aux urgences de la clinique la plus proche en ambulance ou bien quelque fois, pris de panique, il appelle les pompiers. Les médecins urgentistes lui ont dit de prendre du magnésium, du chocolat, des bananes, et de voir un psy ! ! Son jeu avec les mots d’esprit, son accès à la métaphore l’inscrivent dans la névrose hystérique.
Les troubles ont commencé il y a trente ans, il avait alors 10 ans, à l’occasion d’une punition collective au CM2 consistant à rester debout quelques temps.
Pour que le malaise ne se reproduise pas il a mis un frein aux activités sportives que pourtant il aimait bien, judo et vélo … il s’est mis à la guitare. « C’est moins dangereux ! » dit-il.
Avec la complaisance de sa mère, il manquait facilement l’école pour cause de malaise, et a fortiori quelques mois du fait d’une fracture de la jambe.
A l’âge de 14 ans, la veille de l’entrée au lycée, un homme, connaissance de la famille, est mort dans son lit à l’âge de 30 ans. Il a pensé à une tumeur au cerveau … et la phobie des maladies s’est installée.
Puis se sont ajoutés des malaises de type spasmophile, comme son père, allant jusqu’à la tétanie.
Le rapport au corps, dit Lacan dans le Séminaire Le Sinthome (p. 148) « n’est un rapport simple chez aucun homme – outre que le corps a des trous. C’est, au dire de Freud, ce qui aurait dû mettre l’homme sur la voie de ces trous abstraits qui concernent l’énonciation de quoi que ce soit.
Il a consulté un psychiatre pendant 2 ou 3 ans, en cours de traitement celui-ci est mort dans un accident de montagne Il a poursuivi les entretiens psychothérapeutiques avec un autre psychiatre pendant quelques années, du fait de l’aggravation des troubles : agoraphobie, crises d’angoisse, envie de vomir. Ce qui a eu pour conséquence la mise en place d’un traitement médicamenteux réponse plus ou moins satisfaisante pour lutter contre le réel du corps, mais il en est dépendant : anxiolytique et anti-dépresseur, qu’il continue de prendre, depuis 20 ans. Il est même allé jusqu’à Montpellier pour consulter un Professeur de psychiatrie, une Eminence !
Ses troubles ne l’ont pas empêché de poursuivre assidûment des études d’économie jusqu’au Master 2, il dirige le service financier d’une entreprise, assume très bien ce poste à haute responsabilité, et se sent apprécié de ses collègues et de la direction générale.
Sa mère est morte il y a 5 ans de la récidive d’un cancer de l’utérus. Son père, veuf, s’est mis à fumer, à dépenser de l’argent et à fréquenter des personnes peu recommandables, selon lui, (la secrétaire de l’entreprise qu’il a vendue). Mon patient a coupé les ponts avec lui pendant quelques années, en cours de cure, il renoue quelques liens.
La construction du sinthome
A l’occasion de son anniversaire (45 ans), il me fit part de son découragement en constatant l’état de mollesse de ses muscles. Il se sent mou sans tonus. Entre temps, à l’occasion d’une de ses rares visites, son père, lui propose un vélo, dont il n’a plus l’usage, et qui pourrait peut-être l’intéresser. Après hésitations, avec l’appui de mon intervention favorable, il finit par accepter. Au cours de la première balade, il tombe en descente, se fait mal et le vélo est hors d’usage. J’interviens pour lui dire, que malgré l’incident, cette expérience démontre que le corps peut exister dans des registres autres que celui de la maladie.
Cette intervention banale, non calculée, a des effets inédits, inattendus.
Il répond : «Au point où j’en suis, c’est le sport ou la mort ! »
A partir de ce moment crucial, les plaintes hypochondriaques vont décroître, au fur et à mesure de l’engagement de son corps dans une activité sportive, dans l’agieren, qui n’est pas une reproduction de l’identique, mais une production nouvelle, de l’ordre de l’inédit.
Au nom de sa formule «le sport ou la mort » ce que j’entends comme un support pour mettre en acte une cession de jouissance, il va construire son corps en commençant par le muscler dans une salle de sport trois fois par semaine, il fait aussi du vélo avec les « vélos-bleu » de notre ville .Il vient me consulter en tenue de sportif, pris dans le transfert, littéralement on entend les deux syllabes, trans et faire, soulignait Robert Lévy lors du congrès de 2011, il s’agit de faire une construction, une création pour tenter de mettre une barre sur le a. Il construit son corps, en s’appuyant sur une pratique sportive qui fixe sa jouissance.
En vacances pendant quelques semaines au Brésil, il rechute, se précipitant à l’hôpital pour un check up. L’année suivante, les vacances s’écouleront sans incidents, en rentrant il m’annonce sa décision de mettre un terme à nos entretiens, je suis d’accord, il est venu à la séance suivante, la dernière, avec un bouquet de fleurs.
II / LE DEVELOPPEMENT THEORIQUE
La possibilité de mise à l’écart de l’objet a
« Fou … ce n’est pas un privilège … chez la plupart le symbolique, l’imaginaire et le réel sont embrouillés. » (Lacan Séminaire XXIII p. 87)
Chaque sujet entretient un rapport singulier avec l’objet a, au fur et à mesure de l’avancée dans la cure analytique, ce rapport se précise par les matériaux apportés, remémorations, rêves. L’analyste constate que, quelle que soit la structure, la possibilité de mise à l’écart de l’objet a comme réel, varie avec chaque analysant. Le sujet est-il outillé pour céder sur sa jouissance, tant l’attraction exercée sur lui, par cet objet a est forte ?
« Il est quand même difficile de dire que nous ne pouvons rien faire tourner autour de ce pivot d l’objet a, quand il s’agit de la psychose. » (Lacan Lettres de L’EFP n°7, mai 1970, pp135-137).La jouissance, dans la psychose, n’est à l’inverse de la névrose, pas extraite du champ de la réalité du sujet, ou celui de son corps, pas plus qu’elle n’est concentrée en l’objet a.
L’objet a est anxiogène, condensateur de jouissance, chez le sujet névrosé, il apparaît sur le mode de l’intrusion. Il n’est pas spécularisable, et donc soustrait à l’imaginaire, ce manque protège le sujet névrosé, appareillé pour en extraire la jouissance.
« Si tout d’un coup, ça ne manque pas, c’est à ce moment- là que commence l’angoisse » (Lacan Sém. XI)
Du symptôme au sinthome
Le patient vient rencontrer un analyste pour lui présenter un symptôme, c’est le motif de sa plainte, il est de l’ordre du réel, et donne l’illusion qu’il y a du rapport sexuel qu’il tente d’écrire. Il avance sur un trajet qu’il présente à l’analyste, l’Autre du transfert. Le travail analytique va transformer le symptôme déchiffrable en un sinthome hors sens.
L’analyste, se référant au dernier enseignement de Lacan, constate la défaillance ou la rupture du lien RSI chez le parlêtre devenu son analysant. Le transfert établi, il s’agit de faire une construction, une création pour tenter de mettre une barre sur le a.
Cette création, c’est le sinthome, du côté du fait qu’il n’y a pas de rapport qui puisse s’écrire concernant la jouissance sexuelle pour tout parlêtre. En cela il participe donc de la contingence et l’applique au symbolique même.
Le déterminisme :
Dès 1955, reprenant Freud, évoque le déterminisme de l’expérience analytique, selon les deux modalités du nécessaire et du contingent : « Il y a un rapport étroit entre l’existence du hasard et le fondement du déterminisme. (Sém.II p.340),
La règle des associations libres donne au patient névrosé l’illusion d’associer, « par hasard », il croit abolir le hasard. Mais il est sous l’empire du signifiant pour inscrire ce signifiant dans ses déterminations et s’y inscrire lui-même comme sujet.
Lacan : « … aucun coup de dé dans le signifiant n’y abolira jamais le hasard, pour la raison [ …] qu’aucun hasard n’existe qu’en une détermination de langage, et ce sous quelque aspect qu’on le conjugue, d’automatisme ou de rencontre. » (Ecrits, p. 892)
Il revient au sujet et avec l’analyste de répondre de cette détermination de langage.
L’incalculable, le hasard, la contingence.
Ce que nous ne pouvons pas calculer laisse libre cours au hasard qui relève du réel Le hasard « ce qui ne cesse pas de s’écrire » est dès lors le nom d’une cause première, dont on ne sait pas à l’avance si elle peut être interrogée par le symbolique.
L’idée de hasard appartient à l’expérience courante de la vie, qui nous fait éprouver le caractère inattendu d’évènements. az-zahr , est un mot d’origine orientale qui veut dire le dé, le jeu de dé ?
Contingence, du latin contingens, contingere . Tangere en est la racine latine et le supin tactum = toucher, se rencontrer contingere passe de se rencontrer à, arriver par hasard. Qui peut se produire, se rencontrer ou non, et s’oppose à nécessaire
La contingence désigne les évènements non nécessaires, pouvant survenir ou non, être ou n’être pas, et soumis au hasard.
La fonction phallique
En Logique, la contingence est un des quatre modes de la logique modale d’Aristote : « beaucoup de choses existent et arrivent par l’action de la fortune et par celle du hasard », reprise par Lacan dans le Séminaire XX : le nécessaire, le contingent, le possible et l’impossible. Selon ces modes, il envisage la fonction phallique : – comme nécessaire, elle « ne cesse pas de s’écrire » et se répète par le symptôme. (Sém. XX p. 86) – comme contingente, car peut «cesser de ne pas s’écrire » dans ce qui s’énonce, comme cause de désir, au cours de l’expérience analytique.
Ce qui est contingent, c’est « ce qui cesse de ne pas s’écrire ». Ce qui fait dire à Lacan «De ce fait, l’apparente nécessité de la fonction phallique se découvre n’être que contingence. » (Sém. XX p.87).
L’interprétation
Dans l’analyse le sujet s’engage dans le procès du nécessaire, il présente ses symptômes dans un discours où l’élément littéral n’a de cesse de se reconduire dans son activité de chiffrage par l’automatisme de répétition, l’automaton, proche de l’arbitraire, dit Lacan ( Sém. XI), jusqu’à accéder à une contingence qui peut « cesser de ne pas s’écrire ».
L’analyste, essaie d’intervenir à propos, selon son rapport au kairos et à la tuchê. Le kairos, est le temps de l’occasion opportune, l’instant T, qui se rapporte à un moment de rupture, à un basculement décisif. Exemple : « Lavez vous ! » dans le cas clinique de psychose développé précédemment.
La tuchê est la rencontre du réel, c’est l’incalculable, proche du hasard Zufall dit Lacan (Sém. XI)
L’important est de conduire la cure de telle sorte de donner une chance à l’analysant de produire une invention.
« La psychanalyse est un « art » de l’interprétation » écrit Feud en 1923 (Psychanalyse et théorie de la libido)
Quand l’interprétation, qui cesse de ne pas s’écrire, fait coupure, dans le déroulement du discours qui, lui, ne cesse pas de s’écrire, quelque chose se passe du côté de la construction du sinthome. Il s’agit de la transformation d’un symptôme déchiffrable en un sinthome hors sens.
L’interprétation est un dire qui fait nœud, sous peine d’être un bla-bla-bla sans rapport au réel. Elle cesse de ne pas s’écrire.
CONCLUSION
« Le contingent peut s’articuler au hasard à condition que celui-ci s’inscrive dans cet ordre de répétition qui interroge son propre mouvement. Le contingent serait alors le dernier mouvement d’onde de ce qui a été déclenché par le hasard dans le symbolique. » ( Joseph ATTIE LM n°161 p. 18)
La construction sinthomatique a donc bien une part d incalculable du côté de la contingence qui peut ou pas s’articuler au hasard.
L’aboutissement n’est pas forcément un sinthome stricto sensu, à la Joyce, mais un appareillage de la jouissance est possible, qu’il soit fluctuant, variable, ou stable, c’est alors la fin de la cure.
Lacan dit à la fin du Séminaire Le Sinthome que « le psychanalyste ne peut pas se concevoir autrement que comme un sinthome. Ce n’est pas la psychanalyse qui est un sinthome, c’est le psychanalyste. »
Carol WATTERS
Psychiatre Psychanalyste à Nice