Che vuoi – revue de psychanalyse – l’argent – n° 24
J’ai construit cette note de lecture, à partir de ce remarquable travail de réflexion analytique de Jacques Sédat, sur la question de la dette symbolique après deux moments différents d’évocation sur ce sujet, par le théâtre et par une conférence.*
Le Don ? de Marcel Mauss, dans son essai :
– le don entraîne obligation, l’obligation de rendre des présents. Il est à la fois cadeau et poison. en grec pharmakon (poison et remède). Le don comme remède est fondamentalement ambivalent. Dans les sociétés endogamiques, Mauss dit qu’il n ‘ y a de la culture, de fait humain que parce qu’il y a échange. L’échange volontaire et les dons sont faits pour obliger l’autre à donner, et à rendre. Triple obligation chez les humains (différence avec les animaux) : donner, recevoir, rendre.
Dans son livre Patrick Declerck, met en lumière ceux qui refusent le don, les naufragés volontaires, les exilés, se sont mis définitivement hors de toute communauté, à côté de la société. Ils préfèrent rester seuls dans la rue avec leur chien, plutôt que de demander quelque chose à la société. Ca pose une question radicale : par rapport à une économie gestionnaire, une économie distributive. Comment une allocation universelle de citoyenneté pourrait-elle régler la question du rapport du sujet au social ? Les SDF en sont un phénomène révélateur. Declerck montre bien que l’économique, l’argent seul ne règle pas la question du vivre ensemble. Les naufragés sont dans le refus de recevoir. « Je ne veux rien de la société, je ne lui dois rien ».
Dans certaines sociétés indiennes d’Amérique, décrites par M. Mauss, (le potlatch), il s’agit ni de donner, ni de rendre, mais de détruire ses richesses propres de façon ostentatoire. Est victorieuse la tribu qui détruit le plus. Le fait humain se définit par des échanges de trois sortes : des échanges de paroles (sphère du politique), échanges de biens (sphère économique) et échanges de femmes (sphère privée, famille. Mauss signale qu’il n’existe pas de société qui n’ait à réguler la violence, la violence interne de l’homme et la violence entre les hommes. Autrement dit la société humaine est là pour nous obliger à perdre. A perdre des paroles, c’est notre violence originaire, à perdre des femmes, à renoncer à l’inceste, à perdre des biens, à échanger et à partager.
L’essai de Georges Bataille, « La part maudite », montre que toute société est fondée non pas sur la consommation mais sur la « consumation ». Ainsi, il n’y a pas de société qui puisse s’autoréguler par l’économique, par la gestion de l’argent. G. Bataille prétend que le politique n’a pas pour but de répartir les richesses mais de gérer la violence interne à l’homme et à la vie entre les hommes. Au coeur de l’argent il y a autre chose que l’économie en tant que justice distributive et en tant que répartition des richesses. Il y a dans l’intime une forme de violence qui est un appel au politique.
On ne peut plus dire aujourd’hui comme Victor Hugo : « ouvrir une école, c’est fermer une prison », ou comme Auguste Comte : » Il faut substituer au gouvernement des hommes l’administration des choses. » Le projet scientiste de politique positive avait pour visée l’abolition de la sphère politique : comme si la violence interne à l’homme et à la relation de l’homme à l’homme pouvait être éradiquée par la gestion des choses, c’est-à-dire par l’économie. La critique la plus radicale du marxisme porte sur son « économisme ». Il vise lui aussi à abolir la sphère du politique conçu comme une superstructure, il croit à l’autorégulation de la société par l’économie.
Quels peuvent être le sens du don et la finalité de la dette ?
En allemand le terme qui désigne la dette est lui aussi ambivalent, Schuld signifie à la fois la dette et la faute. Quoi qu’il en soit de ses fautes, l’humain est en dette à l’égard de l’origine. Autrement dit, pour tout humain, il y a une dette inaugurale, une dette fondamentale, une dette de vie, et cette dette se règle souvent par des sacrifices, parce que c’est une dette impayable et qu’on voudrait tenter de la payer au prix fort.
Quelques postions psychiques face à cette dette impayable :
Rappel du texte de Freud consacré à Dostoïevski « Le joueur » et la mise à mort du père, et sur le récit de Stefan Zweig, « 24 heures dans la vie d’une femme ». Que vise le joueur ? Il ne vise pas à gagner, il cherche à perdre. Il cherche même à se ruiner parce que dans le jeu, il est à la recherche d’un point d’arrêt qui fasse limite par rapport à l’impossibilité d’acquitter, sur le plan symbolique, cette dette de vie. Le joueur se situe donc dans une position sacrificielle : chercher sa propre ruine, faute de pouvoir gérer la dette. Mais la perte de richesse n’est qu’une forme illusoire de payer sa dette (suicides ostensibles à la sortie des casinos des enfants gâtés des bonnes familles de la Belle Epoque).
Une seconde forme de joueurs est apparue aujourd’hui : ceux qui mettent en jeu leur vie dans des situations extrêmes et dans le risque où le corps est mis à mal. David Le Breton sociologue et Gérard Szwec psychanalyste l’éclairent dans leurs travaux dans une mise en jeu du corps dans une situation limite, de façon quasi sacrificielle, pour avoir enfin le sentiment d’exister. On existe que si le corps est mis à mal. Il s’agit dans ces conditions d’exister pour personne, mais seulement pour soi. C’est pour cela qu’il faut des marques du corps, afin de vérifier que je suis vraiment existant.
Troisième figure de position sacrificielle face à la dette : Colonel Lawrence dans la Matrice. Il devient un simple soldat, car il renonce à sa position de colonel, il veut entrer dans l’anonymat d’un matricule. Récit de Raymond Queneau. Que vise t-il ? « Nous commençons a être une unité, non plus de individus.. le besoin d’un maître criait très fort en nous.. Nous étions dociles au caporal Abner. J’ai voulou m’assurer que tout exercice, toute exhibition délibérée du corps est une prostitution; nos formes créées ne sont que des accidents, jusqu’à ce que, par le plaisir ou la peine que nous y prenons, elles deviennent notre faute. » Cet appel à une désubjectivation radicale, cette horreur de l’individuation, cette volonté de se fondre, dans l’anonymat d’un groupe pour y retrouver force et puissance, c’est sur quoi Freud porte notre attention.
Le Grand Autre chez Freud :
Il parle de cet autre inoubliable que nul n’arrivera plus tard à égaler, figure de la mère toute-puissante dont nous sommes totalement dépendants. Dans son texte ultime, analyse finie, analyse infinie, il marque encore sa défiance à l’égard de l’analyste, dans la mesure où il pourrait prendre la figure d’un maître ou d’un modèle. Dans l’homme Moïse enfin, voici comment il décrit le grand homme : » Nous savons qu’il existe dans la masse humaine le fort besoin d’une autorité que l’on puisse admirer, devant laquelle on s’incline, par laquelle on est dominé, et même éventuellement maltraité. La psychologie de l’individu nous a appris d’où vient ce besoin de la masse. C’est la nostalgie du père. » plûtot une aspiration à ne faire qu’un avec l’autre, pour éviter d’être soi, pour éviter d’être seul, pour éviter d’être sujet.( meilleure traduction que nostalgie).
Lacan revient sur cette position sacrificielle :
en réfléchissant sur l’holocauste et le nazisme. 1964, son séminaire, il écrit : « Je tiens qu’aucun sens de l’histoire fondée sur des prémisses hégéliano-marxistes n’est capable de rendre compte de cette résurgence, par quoi il s’avère que l’offrande à des dieux obscurs d’un objet de sacrifice est quelque chose à quoi peu de sujets peuvent ne pas succomber dans une monstrueuse capture. » Cette offrande est en même temps un message resté sans réponse, ce qui conduit le sujet à une position sacrificielle par rapport à la dette de vie impayée.
Definir le sens du masochisme :
dans le masochisme, je veux éviter d’être aimé comme un objet extérieur. « Je veux être traité comme un petit enfant en détresse (ou plutôt en absence d’appui) et dépendant. » dira Freud. Retrouver un lien pour faire deux, faire un avec deux, afin d’éviter l’aléatoire de toute relation et d’entrer ainsi dans le temps et la temporalité. Dans la culture nous sommes donc confrontés à une double logique, celle d’implication totale, de retrouver l’autre, que cet autre soi le groupe, la foule, un parti ou une idéologie, où je peux me mettre à l’abri de moi-même. Et d’autre part, une logique d’imputaiton, de mise en cause radicale de l’autre, comme causation absolue de mon malheur, sans que j’y sois pour quelque chose. C’est la plainte du mélancolique qu’évoque Freud, mélancolisaton du lien à l’autre qu’on a incorporé.
Y a-t-il encore une solution à la dette ?
La psychanalyse n’est pas un système de représentations lié à des matrices religieuses ou culturelles, même si parfois, à lire certaines écritures, elle semble devenue la caisse de résonance de positions, idéologiques ou religieuses ou une courroie de transmission de certains idéaux. C’est pourquoi, par rapport à l’intime, je qualifierai la psychanalyse d’espace extraterritorial d’énonciation. L’espace analytique, celui de la séance, n’est pas un lieu où l’on reçoit des énoncés, mais c’est un lieu où l’on peut énoncer dans le privé sa propre construction de sujet et où cette construction peut venir au jour. Pour le dire autrement, dans le transfert pouvoir rencontrer une « tierce personne » le témoin de l’histoire racontée. Afin qu’il puisse le mettre à la place de l’analyste, lui faire endosser cette place, d’où lui, ce patient puisse se faire entendre. L’analysant paie pour que l’analyste supporte ses transferts, et l’analyste se fait payer pour n’être pas lui-même, ni le docteur psy, ni le psychanalyste mais une autre personne dans le transfert. (Ne pas prendre à la lettre la place que l’on nous fait endosser pour raconter son histoire ..) Freud aura mis 20 ans pour réussir à endosser cette place. La règle fondamentale d’association libre ne suffit pas à elle seule. Il manque une certaine position de l’analyste pour permettre que la règle fondamentale (laisser surgir les pensées qui viennent), soit efficiente.
Comment l’analyste va procéder ? » Il faudra que suivant les besoins du patient, se déplacer, osciller d’une position psychique à une autre, éviter toute spéculation, toute rumination mentale. » écrit Freud dans les conseils au médecin. Osciller est une position psychique qui s’oppose à celle qui était la sienne auparavant, soit une position « intellectuelle de pensée », où l’analyste est là, in propria persona, avec son propre système de pensée.
Dans l’analyse la parole a de ce fait une dimension performative, c’est un acte puisqu’elle assigne à l’autre une position psychique. C’est la parole qui a cette possibilité, comme toutes les paroles qui nous ont marqués dans notre enfance, d’assigner à l’autre à une place psychique d’où l’analysant peut être entendu. L’analyste est mis par la parole de l’analysant dans une position psychique et non plus dans une position intellectuelle de savoir, le transfert n’est plus un transfert sur l’objet-analyste, mais un déplacement de représentations. Les représentations passées de l’analysant se transfèrent sur l’analyste qui n’en est que le support. Il faut que l’analyste soit cet « homme sans qualités », qui n’est là que pour représenter les absents de l’histoire du sujet.
Ce que vise l’analysant dans la névrose de transfert, c’est à tenter en même temps (et là, on retrouve la question de la dette, de la culpabilité et du masochisme) de ne faire qu’un avec le médecin.C’est évidemment la solution de se confondre avec lui, le masochiste qui consiste à préférer le lien, le lien secret et discret à la relation. Pour que Freud découvre cela, il a fallu qu’il analyse sa fille Anna et qu’il écrive en 1919, Un enfant est battu. C’est à partir des fantasmes de fustigation qu’il a pu penser ce que vise le masochiste : être un enfant dépendant ne vivant qu’à l’appui de l’Autre.
Dans le chapitre : Malaise dans la culture il définit le sentiment inconscient de culpabilité, cette dette impayable à l’égard de ceux qui vous ont donné la vie, comme le fait de ne pas oser se séparer, c’est-à-dire de maintenir un « moi en indivision avec l’objet externe ». Sortir de l’indivision constitue la seule issue anthropologique à la dette. C’est ce qui permet de produire de l’intime et du sujet, un sujet distinct du groupe. Ce qui permet d’entrer dans l’échange de façon nouvelle en pouvant enfin compter avec soi, donc avec l’ Autre.
Chantal Cazzadori
Psychanalyste
* »Ce qui a motivé mon désir d’écriture sur le sujet de la Dette réelle et Symbolique ?
– L’intéressante pièce réalisée par Marc Toupence, d’après le roman incantatoire de Torgny Lindgren, adaptée pour la première fois au théâtre par la compagnie du théâtre du Pilier de Belfort :
– L’écoute d’un exposé original et bienvenu, sur l’argent et la psychanalyse (le paiement des séances), présente par Catherine Delarue, psychanalyste à Paris, membre de l’association Analyse Freudienne, en mars 2014. » Accéder au site de l’association.