© Keith Haring – Untitled
Tout d’abord, quoi de plus psychanalytique que ce thème de l’amour que nous allons aborder cette année.
L’amour est bien au commencement de l’histoire de la psychanalyse, et c’est en cela que s’origine la question du transfert comme l’un de ses quatre concepts fondamentaux à partir duquel Freud, d’une part, et Lacan de l’autre vont aborder les éléments liés à la technique, mais aussi au dispositif de la cure.
Nonobstant le fait que ce thème soit en continuité avec celui de l’année passée sur la haine, l’amour pose d’emblée la question de la hainamoration comme les deux faces d’une même bande de Moëbius comme nous l’avions déjà évoqué l’an passé.
La psychanalyse est un outil parfaitement approprié d’analyse de l’amour dont la thèse Freudienne principale est que tout amour est par essence narcissique.
Mais c’est aussi l’outil de la cure par excellence dans ce qu’il a de plus radical stimulant une sorte d’idéalisation qu’il ne faut pourtant pas confondre avec un quelconque ‘souverain bien’ et ce, d’autant que la psychanalyse ne lègue à personne une éthique de l’amour .
Il y a derrière tout amour en analyse l’idée que c’est toujours au nom de quelqu’un d’autre qu’on peut s’aimer et non pas en son nom propre.
Mais l’affaire se corse un peu, puisque les psychanalystes ont surtout retenu que l’amour dont il est question dans le transfert est au fond un vrai amour (echte liebe) amour authentique, sans lire jusqu’au bout cette remarque de Freud dans le texte sur les réflexions sur l’amour de transfert « qu’il se manifeste de façon si peu normale, s’explique du fait que les autres états amoureux en dehors de la cure analytique rappellent plutôt les phénomènes psychiques anormaux que normaux». Il faut donc entendre que le soi-disant ‘amour authentique’ dont il est question dans le transfert relève plus d’une passion pathologique qu’autre chose et surtout, surtout d’une souffrance que le sujet s’impose à lui-même …
Ce qui tout de suite devrait attirer notre attention sur le fait que cet amour de cure n’est donc pas souhaitable si ce n’est pour des raisons toutes expérimentales d’un praticable nécessaire à d’autres fins .
En tout cas, il est assez clair que l’embarras dans lequel se trouvent certains analystes face à cet ‘amour authentique’ tient non seulement à la question de savoir qui est aimé par le patient mais également par son caractère ‘anormal et passionnel’, ‘pathologique‘ donc (leidenschaft) par conséquent.
Sur la première question ‘à qui s’adresse cet amour ‘?
La réponse est très simple que j’emprunte à Freud, « l’amour de la patiente est déterminé par la situation analytique et non par les avantages personnels dont il (le psychanalyste) peut se targuer ».
C’est un déterminant de la direction de la cure ; « Ce qu’il est ainsi donné à l’Autre de combler qui est proprement ce qu’il n’a pas, puisqu’à lui aussi l’être manque, est ce qui s’appelle l’amour, mais c’est aussi la haine de l’ignorance ».
Voilà donc le point le plus fondamental à mon sens, point qui pourtant ne s’acquière comme certitude côté analyste qu’avec l’aide du désir d’analyste à savoir qu’il n’est là, que pour maintenir une parenthèse vide en place et lieu de ses identifications.
Vous l’aurez compris, dès que l’analyste s’identifie un tant soit peu aux objets proposés par le patient, à l’amour qu’il lui adresse donc il donne corps à un amour du type de ceux que chacun peut développer hors cure .
Ce sera grâce à l’introduction du stade du miroir que Lacan modifiera un tant soit peu la proposition freudienne de l’amour en tant que narcissique, il y introduit une donnée de savoir sur l’amour et précise de quel autre il s’agit dans cette passion.
« Je m’aime moi même en tant que je me méconnais essentiellement. Je n’aime qu’un autre. Un autre avec un petit a initial ».
Par conséquent, une tromperie dont le psychanalyste possède le savoir, mais n’en réduit pas forcément la conséquence idéalisante qui est toujours de mise dans ce que l’on appelle ‘amour de transfert’ et qui sera le problème principal non seulement pour terminer une analyse mais aussi et surtout pour tout ce qui sera du registre du transfert de travail…
En ce sens, il ne peut y avoir de symétrie entre le psychanalyste et l’analysant puisque l’un, l’analyste, est un supposé savoir pour le patient ; il est supposé savoir donc que l’amour que lui porte ce dernier est du ressort de la ‘tromperie ‘.
Ainsi, le discours sur la responsabilité du patient me semble devoir être ici interrogé, en tout cas, le temps que quelque chose de cette ‘tromperie’ puisse s’élaborer, ce qui n’est pas toujours le cas.
L’amour ne règle donc pas la question du manque à être, c’est à dire celle du désir. En effet, ‘l’amour n’a jamais fait sortir quiconque de soi-même’ et dès lors la question est la suivante
‘ Comment il peut y avoir un amour pour un autre ‘.
Par conséquent, non seulement l’analyste refuse l’échange amoureux mais dans ce refus lié au dispositif lui-même, il crée ce ‘désir d’autre chose’, désir que Lacan appelle désir de l’analyste qui a pour effet un ‘agalma de savoir’.
Il faut ici préciser qu’il ne s’agit pas seulement de se préserver de l’amour côté analyste au sens sexuel du terme car les amours de type maternels ou paternels sont tout autant à interroger. Néanmoins, il ne s’agit pas pour autant de ‘neutralité’ dans ce désir d’analyste et surtout pas ‘bienveillante’ …
Interroger ce désir cela pourra se faire à l’occasion des supervisions, supervisions dont on peut également se demander, si on fait l’hypothèse d’une analyse de contrôle, de quel amour il s’agit dans ce type de transfert ?
Je pense et j’espère que nous aurons l’occasion cette année de travailler cette question sur laquelle peu de choses l’ont été, en tout cas dans notre association.
Et je pense ici tout particulièrement au ‘trait du cas‘ qui ne prend pas la question par le même angle, mais mériterait également d’être réinterrogé sous le même angle à savoir de quel transfert s’agit-il dans ce dispositif ?
Un point donc que l’on peut déjà extraire de ces premières remarques sur l’amour sous transfert : celui dont il s’agit ici ne peut être que sans identification côté analyste.
Mais dire que l’amour sous transfert se distingue des autres formes d’amour par le fait qu’il est produit par la situation analytique et non par les caractéristiques de l’analyste ne suffit pas car il faut ajouter que cet amour a également pour caractéristique d’être exacerbé d’une part par la résistance à laquelle il faut ajouter un troisième élément ; d’être un déni de réalité.
C’est ici que va se mesurer la capacité de l’analyste à maintenir le cap dans la tourmente qu’est toujours le déroulement d’une analyse.
C’est à dire que la parole de l’analyste est située dans le registre d’une extra-territorialité, écho de la question de l’abstinence évoquée par Freud, qui conduit la sexualité de l’analysant(e) vers un champ qui excède la question du corps et du sexe, la question donc des satisfactions immédiates et substitutives, tellement désastreuses si elles se produisent au lieu de l’analyse.
Ne pas se prendre pour celui qu’on aime serait donc le credo du psychanalyste mais aussi ne pas croire que c’est en l’interprétant à l’analysant que ça arrangera les choses …
« Car si l’amour c’est donner ce qu’on n’a pas, il est bien vrai que le sujet peut attendre qu’on le lui donne, puisque le psychanalyste n’a rien d’autre à lui donner. Mais même ce rien il ne le lui donne pas et cela vaut mieux. »
D’ailleurs que s’agirait-il « d’arranger », si ce n’est ce que l’amour en tant qu’épisode de langage ‘qui met en scène l’absence de l’objet aimé -quelles qu’en soient la cause et la durée -et tend à transformer cette absence en épreuve d’abandon ‘.
Ainsi l’amour de transfert, si il est correctement travaillé est donc une structure de la jouissance produite par l’effet d’une perte qui fait passer le sexuel dans le discours de la métaphore. C’est la position de l’analyste qui produit ici une opération symbolique qui creuse l’espace d’un entre-deux des signifiants, et cette opération est entièrement liée aux effets de l’interprétation analytique, donc de la position de l’analyste au lieu de la parole.
C’est dire si la question de l’amour nous invite forcément à poser la question de l’autre. L’amour s’adresse-t-il d’ailleurs à un petit autre, à un grand autre ?
Quoi qu’il en soit l’amour, ou l’état amoureux, c’est le stade suprême de la fragilité, toujours quasi traumatique puisqu’il réactualise des situations de pertes, d’abandon et d’absence originaires.
On pourrait dire à la limite, qu’être aimé c’est toujours faire et refaire l’épreuve de l’abandon. Voire même construire dans un fantasme l’idée par exemple que : bien que jalouse, elle pourrait trouver séduisant que son partenaire l’ait trompée …
Par conséquent, l’amour c’est toujours l’heure des comptes sur la question de l’être qui ne peut que questionner sans cesse le sujet dans son rapport au fantasme. Soit le sujet aimé, soit le sujet qui aime.
En effet, aimer et être aimé sont deux positions subjectives très différentes dont nous aurons l’occasion de développer les pistes cette année.
De même, faudra-t-il préciser si aimer et avoir le souci de l’autre sont deux états différents ?
C’est d’ailleurs, un peu ce que les religions ont essayé de distinguer en construisant des mythes qui vont quasiment tous vers la moralisation de l’amour en posant la nécessité d’une certaine forme d’empathie ou de sympathie à l’égard de l’autre supposé le préserver contre ce qui est sans aucun doute au fondement de l’amour : la haine. C’est pourquoi ‘Tu aimeras ton prochain comme toi-même‘ est le seul vrai commandement évangélique, qui annonce un mensonge et une vérité. En effet, aimer son prochain c’est toujours s’aimer soi-même comme Freud l’annonce très vite mais aussi aimer son prochain, c’est faire l’impasse sur la haine de l’autre qui ici n’a pas lieu de s’énoncer.
En effet, comment pourrait-on ne pas d’abord éprouver de la haine envers cet objet qui s’absente ; et qui s’éprouvera dès lors comme l’imposition d’un amour dictatorial : je t’aime puisque tu es mon objet. Je te détruis donc pour les mêmes raisons et la frontière n’est jamais très éloignée entre un amour qui consume l’autre et la haine de l’autre qui le ravale à son état d’objet.
Ainsi, je désire cet objet, donc je crois qu’il est bon mais je sais en même temps, je sais d’expérience, que je ne peux pas l’obtenir, au mieux, je peux m’en rapprocher …
En effet, quand nous désirons quelqu’un mais qu’il se refuse à nous, nous nous mettons à haïr cet objet et/ou à l’aimer.
Nous savons combien les êtres les plus aimés sont ceux qui ne donnent rien …
Mais nous touchons également ici à ce que nous ne manquerons pas de développer cette année qui concerne ce que l’on pourrait appeler ‘les amours pathologiques’.
En effet, comment aime-t-on en névrosé, aime-t-on différemment en pervers, ou encore en psychotique ? Quelles en sont les différences ?
La situation paradigmatique de ces questions serait sans doute celle de l’érotomanie d’un côté et de la mélancolie de l’autre ; sans oublier l’amour dont témoignent tous les pédophiles à l’égard de leur objet …
Ce sera sans doute l’occasion de différencier l’amour de la passion, des passions de l’être et de nous demander alors que serait une rencontre amoureuse réussie ?
En effet, bon nombre des patients que nous recevons viennent pour interroger cette question face à leurs échecs répétitifs de l’amour ou encore à leur insatisfaction par rapport à l’être aimé qui ne donne jamais exactement ce que l’on attend ou encore de leur propre difficulté à aimer. C’est ici, comme je l’ai déjà souligné, que la question du fantasme touche toujours aux fondements du sujet. En effet, comment entendre ces choix d’amours douloureux et répétitifs, si ce n’est dans une reprise d’un des trois temps de ce fameux article de Freud. Un enfant est battu dans lequel un des temps consiste à remarquer que la petite fille qui assiste à la scène du père qui bat son frère considère qu’ ‘il est battu par son père, puisqu’il l’aime’.
Bien entendu, ça ne s’arrête pas là, car certains sujets pris dans ce fantasme initiatique ne peuvent qu’envier se trouver à la place du frère battu pour être aimé par le père et feront toute leur vie ce qu’il faut pour reproduire ce fantasme à leur insu.
Mais alors, c’est à chaque récit une question qui se pose à l’analyste : aurions-nous une théorie de l’amour qui convienne? Ou encore : que pouvons-nous dire face à ces échecs qui souvent manifestent une certaine forme de jouissance ? Serions-nous des ‘évaluateurs ‘ du bien aimer ?
En d’autres termes, si l’amour est tromperie, une tromperie serait-elle meilleure qu’une autre ?
Mais il ne faut pas méconnaitre non plus, tout le champ des questions inhérentes à la psychanalyse avec les enfants dans lequel la dimension de ce qu’on appelle l’amour des parents est tout aussi prenante et ce, dans les deux sens.
Nous savons combien les parents se sentent souvent frustrés qu’il n’y ait pas de retour sur investissement ‘avec tout ce que j’ai fait pour lui‘.
A l’opposé, le syndrome des adolescents qui n’en finissent pas de vivre chez leurs parents semble également interroger le type d’amour qu’ils ont reçu ; et tout autant ce syndrome ‘du nid vide’ qui angoisse tant certains parents à l’idée du départ de leur progéniture.
Mais également le sentiment quasiment dépressif de ces beaux pères et belles mères dans les familles recomposées qui ne comprennent décidément pas pourquoi face au grand investissement dont ils témoignent à l’égard de leurs beaux enfants, ils ne se sentent décidément pas rémunérés en amour réciproque… Ou encore, l’incompréhension du partenaire père ou mère de ces enfants pris dans les familles recomposées qui ne comprend pas pourquoi son nouveau ou sa nouvelle partenaire ne peut pas avoir la même proximité d’amour que lui ou elle.
J’avais développé à une certaine époque l’idée que pour aimer un enfant, il fallait d’abord l’avoir investi fantastiquement, qu’il s’inscrive donc tout d’abord dans le fantasme du parent concerné.
Force est de constater que pour ce qui concerne les ‘beaux-parents‘, il n’y a pas en général de fantasme à propos de l’enfant du conjoint recomposé. Il y a beaucoup plus souvent un fantasme de réparation d’une famille parfaite, qui forcément exacerbe le non investissement d’amour des enfants de ces familles envers leurs beaux parents pour qui ils sont la preuve inverse ; c’est-à-dire celle de l’imperfection qui a conduit à la séparation de leurs propres parents …
Comment donc expliquer à ces parents que dans ce cas on ne peut rien en attendre ; est-ce acceptable pour quiconque ? Toute la question du fantasme lié à la question de l’amour sera donc notre fil conducteur pour répondre à ces questions.
Ce qui nous conduit tout directement aux interrogations suivantes :
Peut-on parler de pathologies précoces du manque d’amour ?
Existe-t-il un niveau d’amour minimal à partir duquel un enfant trouve à se développer ou encore l’excès d’amour n’est-il pas de nature à réduire tout accès au symbolique ?
Comme nous le rappelle Lacan, « c’est l’enfant que l’on nourrit avec le plus d’amour qui refuse la nourriture et joue de son refus comme d’un désir (anorexie mentale). Confins où l’on saisit comme nulle part que la haine rend la monnaie de l’amour, mais où c’est l’ignorance qui n’est pas pardonnée »
C’est peut-être ici que les distinctions sont nécessaires entre ce qu’il en est de l’amour, du désir, et de la pulsion.
Sans doute que la haine peut ici répondre à l’excès d’amour, bien que nous ne puissions réduire la question anorexique à la dimension amour –haine, même si c’est à nouveau l’occasion de montrer combien l’idée de l’enjeu d’une même et seule pulsion ‘hainamorante‘ se révèle ici bien pratique, et ce d’autant plus que ça permet de résoudre cet énigmatique concept d’ambivalence qui n’a quasiment plus de raison d’être… Il faut alors chercher pour l’anorexique , et Lacan le signale également , du côté du religieux .
En effet, la dimension de la ‘purification’ par le jeûne est souvent un discours tenu par ces sujets, le plus souvent des femmes, sur leur corps… Ce n’est sans doute pas l’effet du hasard, si la haine de l’autre repose sur son « impureté », signifiant que l’on retrouve chez l’anorexique retourné contre elle-même.
Nous savons également que dans la sphère du tout-petit, une idée traine depuis longtemps chez les éducateurs mais pas seulement, selon laquelle l’amour serait un mode de guérison… Autant de résistance à affronter les motifs inconscients bien souvent haineux à l’égard de l’autre. J’y inclue ici volontiers cette haine primaire maternelle si difficile à formuler.
D’ailleurs, tous les moyens sont bons pour contrer la bivalence pulsionnelle, c’est pourquoi nous sommes aux prises aujourd’hui avec cette nouvelle forme d’amour religieux qui s’appelle « la bienveillance ». C’est le retour du religieux, nous devons être bienveillants, au travail, à l’école, à la maison, et pourquoi pas dans la relation dite thérapeutique …
Autant de noms d’évitement de la question principale : comment aimer et être aimé sans souffrance, ou sans haine ?
Il y a sans doute dans notre actualité quelques bonnes raisons de penser que les liens sociaux tendent à changer entre les hommes et les femmes dans cette tendance très actuelle à utiliser de plus en plus les réseaux sociaux pour se rencontrer.
Un nouveau mode de rencontre qui permettrait dans ces grands supermarchés de l’amour d’éviter justement l’amour pour réduire la rencontre à n’être plus qu’un mode de consommation des corps : cela fonctionne-t-il, ou la disparité des demandes reste-t-elle présente ? Ou encore, ces nouveaux types de liens sociaux permettent-t-ils de pousser jusqu’au bout ce fait que l’on peut aimer quelqu’un sans le désirer et désirer quelqu’un sans l’aimer ? Il y a souvent derrière cette soi-disant réalisation de notre modernité, un acte de maltraitance que le sujet s’inflige à soi-même pour éviter la confrontation avec la douleur, le manque, l’attente que produit l’amour.
Un exemple de cette jeune femme qui chaque vendredi rentre avec un inconnu qu’elle ne reverra jamais avec lequel elle passera la nuit sans aucune protection évidemment. C’est l’inverse de cette publicité connue ‘je le vaux bien’ qui est à l’œuvre pour elle à savoir « je ne vaux rien ».
C’est un sujet qui conduit bon nombre de personnes à venir nous consulter. C’est dans la demande que se nouent pour Lacan le désir et l’amour. La demande parce qu’elle passe par le langage, « annule la particularité de tout ce qui peut être accordé en le transmuant en preuve d’amour », extraits des Ecrits.
Mais comment se départir de cette émotion douloureuse que dépeint la tradition littéraire depuis par exemple Les hauts du Hurlevent d’Emily Brontë en passant par Emma Bovary avec Flaubert ; cette dernière croyant avoir trouvé son héros romantique en la personne de Rodolphe Boulanger qui la quittera après trois ans d’amour clandestin le jour où ils devaient s’enfuir pour refaire leur vie. Quant à Heathcliff et Catherine de Bronte, ils s’aimeront toute leur vie ce qui n’empêchera pas Catherine d’épouser Edgar Lindon …
Comment donc imaginer a contrario que les souffrances amoureuses cesseraient dès lors que l’on aurait trouvé l’âme sœur. Car comme le dit la chanson « les histoires d’amour finissent mal en général ». J’en veux pour preuve le fait qu’un peu plus de 50% des couples se séparent dans les grandes villes.
Il y a aujourd’hui une grande contestation et critique par rapport à l’idée que les malheurs de l’amour ne soient que le résultat de l’histoire psychique de l’individu ; au profit de la thèse selon laquelle ce sont l’ensemble des tensions et des contradictions sociales et culturelles qui structurent désormais les moi et autres identités modernes.
Cette thèse est également soutenue par un discours féministe militant qui prône que l’amour romantique non seulement dissimule une ségrégation de classe et une ségrégation sexuelle mais de plus les rend possibles.
Ainsi Ti Grace Atkinson affirme que l’amour romantique est le pivot psychologique de la persécution des femmes.
Néanmoins, Eva ILLOUZ fait très justement remarquer que « la prédominance culturelle de l’amour semble avoir été associée au déclin et non au renforcement du pouvoir des hommes dans la famille et à l’émergence de rapports de genre plus égalitaires et symétriques ».
Donc à vouloir ramener tout amour au Patriarcat, on échoue à comprendre l’emprise extraordinaire de l’idéal amoureux chez les hommes et les femmes modernes …
Eva ILLOUZ quant à elle propose de traiter de l’amour à l’époque moderne comme Marx traita les marchandises à savoir que « l’amour est produit par des rapports sociaux concrets ; que l’amour circule dans un marché fait d’acteurs en situation de concurrence, et inégaux ». Elle ajoute que « certaines personnes disposent d’une plus grande capacité à définir les conditions dans lesquelles elles sont aimées que d’autres ».
On note ici que le discours sociologique réduit la question amoureuse à un certain type de rapports de force pour expliquer que la plupart des causes de la souffrance amoureuse ont avoir avec la modernité c’est-à-dire avec l’organisation sociale du moment.
Au fond, c’est une façon d’espérer à nouveau qu’il y aurait du rapport sexuel possible, faire enfin ‘tout ‘avec l’autre, pour autant que nous pourrions modifier les équilibres des forces sociales en présence.
Force est de constater qu’il n’y a que la psychanalyse, le discours psychanalytique plus exactement qui ne promet rien si ce n’est qu’il n’y a pas de rapport sexuel qui puisse s’écrire ; qu’il n’y a pas de moitié qui puisse faire tout avec l’autre (moitié) et par conséquent que la cure est le seul dispositif dans lequel on puisse ‘faire avec ‘ ce symptôme qui définit le parlêtre.
Ce n’est d’ailleurs pas très « bancable », comme on dit, sur le marché actuel.
Pourtant, même si Eva Illouz envisage le concept d’amour en sociologue, c’est-à-dire comme un microcosme privilégié permettant de comprendre les processus de notre modernité, il y a quelque chose à retenir de son propos.
En effet, elle remarque que ‘l’ancien’ c’est-à-dire la religion, la communauté, l’ordre s’oppose maintenant au ‘nouveau’, accéléré par la dissolution des liens communautaires, les revendications égalitaires et une incertitude croissante identitaire.
Par conséquent, comment aimer dès lors, en l’absence de Dieu qui fera de nous des êtres moraux ?
Elle pose à mon sens cette question fondamentale en reprenant Max WEBER : « Si l’individu plus tôt que Dieu se retrouve au centre de la moralité, qu’adviendra-t-il de l’éthique de l’amour fraternel ? ».
C’est non seulement toute la question du lien social qui se trouve ici reposée, mais également celle de la chute des idéaux dans le domaine amoureux de la chevalerie, de la galanterie, et toute l’éthique de la défense du faible.
Notons bien sûr que dans cette occurrence, c’était bien la faiblesse des femmes qui se trouvait intégrée dans un système culturel où elles étaient reconnues et transfigurées dans cette ‘faiblesse féminine’ digne d’être aimée ; c’est pourquoi, cette infériorité sociale pouvait donc être compensée par un amour et une dévotion absolue des hommes.
Le deal était le suivant : « la dépossession de leurs droits économiques et politiques en échange de la réassurance que les hommes par leur amour feraient d’elles, non seulement des êtres protégés mais également supérieurs aux hommes.
L’amour des hommes exerçait alors un attrait puissant sur les femmes puisque il leur promettait la dignité et le statut moral auquel elles n’avaient pas droit dans la société.
Et en effet, l’amour embellissait dès lors les inégalités du rapport de genre.
Elle nous fait encore remarquer, à juste titre, que l’hyper modernité bouleversa la culture amoureuse et l’économie de l’identité de genre lorsqu’elle appliqua à la sphère intime ces deux idéaux politiques qu’étaient désormais l’égalité de genre et la liberté sexuelle.
La conséquence en fut très rapidement de dépouiller l’amour de ses rituels de référence et de cette ‘aura’ mystique qui l’avaient jusqu’alors entourés…
Il est vrai que ce constat souligne combien l’amour avait exercé auparavant une grande séduction dans la mesure ou, tout en dissimulant il embellissait les inégalités profondes au cœur des rapports de genre.
Deux conséquences :
1/ L’amour devient profane
2/ La radicalisation de l’égalité et de la liberté à l’intérieur du lien amoureux implique une séparation radicale de la sexualité et du domaine des émotions, c’est-à-dire du domaine affectif.
Je crois que les réseaux sociaux tels que TINDER et autres sites de rencontre sont directement issus de ces conséquences.
On peut assurément soutenir que réinterpréter l’amour aujourd’hui c’est montrer comment le choix, la rationalité, l’intérêt et la compétition ont transformé les nouvelles modalités de rencontre …
La question se pose donc aujourd’hui : l’amour ne serait-il plus aliénant ? Est-ce à dire que notre hyper modernité aurait enfin eue raison de la dimension de ‘tromperie’ en désacralisant l’amour et permit que l’amour ne soit plus une souffrance?
Autant dire, que le fantasme à l’origine de tout amour aurait alors chuté, la structure sociale aurait-elle eu raison de la structure psychique ?
En tout cas, retenons pour l’instant que ces nouveaux modes de rencontre que sont les réseaux sociaux tentent, ou permettent parfois de dissocier sexualité et amour.
En effet, on peut y trouver un grand supermarché d’offres dans lesquelles certaines prônent une rencontre sans lendemain et d’autres continuent à chercher l’âme sœur.
L’inégalité des genres aurait-elle trouvée à se satisfaire dans ces réseaux ?
Rien n’est moins sûr et pour avoir écouté bon nombre de ses utilisateurs, je peux dire que l’on retrouve toutes les difficultés inhérentes à l’amour et bien entendu au fantasme qui le supporte…
Même si, et cela arrive parfois, une belle rencontre peut se produire dans un tel cadre …
Pourtant, l’inégalité des genres auquel Eva ILLOUZ fait si souvent allusion ne semble pas se résoudre pour autant et ce, malgré le fait que les réseaux sociaux rendent l’offre plus explicite pour certains : ‘du cul et rien d’autre’ !…
Cela n’implique pas pour autant, que tous et toutes soient attendus sur la même longueur d’ondes ; alors que pourtant, aujourd’hui en tout cas en France, le sexe et la sexualité ont acquis une autonomie propre par rapport aux normes morales et ont été incorporées aux manières de vivre et aux projets de vie individualisés …
Force est de constater en tout cas, qu’avec les réseaux sociaux, les patients que l’on reçoit montrent à quel point ils ne résolvent pas pour autant leurs répétitions propres c’est-à-dire l’aliénation à leur fantasme.
Certaines pensent trouver le partenaire de leur vie et certains satisfaire à jamais leur appétit sexuel. Bref, la rencontre semble tout aussi manquée quant aux idéaux engagés. Idéaux directement issus du fantasme de chacun.
En effet, comment satisfaire le fantasme ? Puisque aimer, c’est d’une façon ou d’une autre, une façon de satisfaire son fantasme. Nous savons que la formule Lacanienne du fantasme ne laisse pas grand espoir puisque si le sujet est barré dans le désir de son objet, quelle place reste-t-il à une satisfaction partagée ?
Une satisfaction partagée supposerait que la barre du sujet soit la même en fonction d’un objet partagé entre deux sujets. C’est sans doute, l’exercice que met en jeu tout amour en sachant que chaque sujet concerné ne voit l’autre que dans la mesure où il, elle, le fait entrer dans son fantasme.
D’où la surprise, lorsque la magie des premières rencontres s’estompe pour laisser la place à des sujets différents …
Au fond, l’amour a pour fonction de réduire les différences dans un marché de dupes au cœur du fantasme de chacun.
Mais pourquoi ne pas rester dupe me direz-vous, puisqu’il faut bien reconnaitre qu’on est bien plus tranquille dans cette position ?
Malheureusement, je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de choix à ce niveau-là.
Le signifiant arrive à terme à ne plus assurer cette fonction de duperie inhérente à l’amour, c’est-à-dire au fantasme …
Dans quelles conditions alors cela se produit-il, c’est ce que nous aurons également à développer cette année …
Et pas seulement à propos de l’amour entre deux sujets, mais aussi dans ce qu’il est mal convenu d’appeler les ‘fins d’analyses’ ; puisque pour qu’il y ait ‘fin’ ce qui est un très mauvais terme ; il faut qu’il y ait eu un certain type de changement dans la construction du transfert c’est à dire dans le fantasme …
C’est pourquoi, on assiste à des analyses qui n’en finissent pas, mais ce n’est pas l’analyse qui n’en finit pas, puisque ce à quoi on peut s’attendre d’une analyse, c’est justement, que quelque chose du fantasme puisse se remanier, que les idéaux donc ne portent plus forcément sur les mêmes objets.
C’est pourquoi, lorsque ce remaniement ne s’opère pas, on assiste dans pas mal d’écoles et institutions analytiques à des prises en masse d’un amour sans fin pour le maître autour du même idéal que représente alors ce maître. En général, d’ailleurs il en jouit, et le plus souvent sous la forme de la servitude volontaire. C’est très exactement le principe Freudien de la Massenpsychologie qui s’applique ici. Rien à voir avec la psychanalyse mais avec l’organisation habituelle des foules fascinées par le ‘Führer’. Et en effet, ça fait fureur car quelle plus grande satisfaction que celle de sujets qui d’un seul homme idéalisent le maître ?
Sachant que le maître est toujours le maître de l’amour qui ordonne les places de chacun. Mais dire cela, n’est pas une critique du discours du maître puisqu’il est nécessaire au discours analytique, au contraire, c’est montrer la différence entre le discours du maître et l’amour indéfectible pour le maître qui ne sont pas à confondre comme c’est très souvent le cas, et en particulier, dans les institutions psychanalytiques dans lesquelles ‘une petite rallonge de transfert ‘ sous forme de transfert de travail est toujours bonne à prendre …
C’est la passe qui peut nous apporter quelque éclairage sur cette différence. C’est pourquoi on ne peut pas traiter du sujet de cette année : « l’amour au temps du … » sans reprendre les enjeux de la passe… En d’autres termes, sans dire quelque chose du passage de la place d’analysant à analyste, c’est-à-dire du passage de la position du trompé à celle de supposé savoir qui à mon sens est cela même qui produit l’institution analytique et sa nécessité …
C’est assurément ce que Lacan nous annonce dans sa lecture d’Antigone dans le séminaire de l’éthique ‘Osez-vous confronter à la vérité ‘ qui implique une profonde mise en cause de toute prise du sujet dans un modèle idéalisant.
Robert LEVY
Fondateur de l’association Analyse Freudienne
Psychanalyste à Paris
Séminaire 1 du 2 octobre 2019