Quand je lis l’argument de l’Association, je pense immédiatement à l’autiste, et je me demande s’il ne serait pas la réalisation du rêve des détracteurs de la psychanalyse. Si les détracteurs affirment que l’inconscient n’existe pas, que les individus n’ont pas de réminiscences mais de mauvais souvenirs à éradiquer, on pourrait avoir l’impression que l’autiste peut très bien être cadré dans ce nouvel individu rêvé : on dit de lui qu’il n’a pas de refoulement, pas de réminiscences, pas de désir.
L’autiste est ainsi un “sujet” (disons-le comme ça, pour le moment) très façonné, très conforme, très cadré, si l’on peut dire, à la contemporanéité. Il pourrait très bien y survivre.
Si l’autiste a un fonctionnement subjectif particulier, s’agirait-t-il alors d’un sujet qui ne souffre vraiment pas de réminiscences. Alors, les détracteurs finissent-ils par avoir raison ? Existerait-il des êtres qui, selon eux, ne seraient plus que d’êtres d’émotions, hors langage, sans division, en un mot, sans sujet ?
Ma proposition de travail est donc :
D’examiner l’appareil psychique de l’autiste. En a- t- il droit à un?
D’examiner les conséquences de cet examen pour le propos de l’Association, où il s’agit de penser la disparition du sujet freudien dans le monde contemporain.
Que pouvons dire sur notre pratique avec nos patients à la lumière de ce que nous enseigne le sujet autiste ?
Voyons d’abord ce qui nous ferait penser que cet individu autiste est très conforme au rêve contemporain de voir matérialisé l’automate de la fin du XIX siècle, celui de Hoffmann, de Freud, (Olivia de l’Unheimlich), et du début du XXème, que l’on voit chez Scorcese (L’invention de Hugo Cabret)
En 1999, j’ai écrit : « la société moderne voit chez l’autiste la dénonciation de sa défaillance, la dénonciation de sa façon d’établir la relation avec ses petits ».
Presque vingt ans après, je me vois obligée de revoir ce commentaire. La scène a beaucoup changé : l’autisme, de nos jours, ne dénonce plus rien et ne choque plus personne : on a créé la fierté autiste, et l’effort des associations de parents d’autistes s’oriente vers l’affirmation d’une identité autiste, une façon d’être.
La culture contemporaine les a absorbés.
Avec les autistes surgit une nouvelle façon d’être dans le monde, qui ne peut même pas se définir en tant qu’une nouvelle forme de subjectivation, puisque le sujet, dans le sens psychanalytique du terme – sujet de l’inconscient, sujet du désir, enfant oedipien – est absent. Ce nouveau mode d’être autiste va de pair avec les nouvelles formes de désubjectivation , montrés par exemple par des auteurs tels que Dufour (2005), dans « l’Art de réduire les têtes ».
Pour cet auteur, le sujet post-moderne est une nouvelle forme d’assubjectivation, un succédané de la logique capitaliste. Ce sujet post-moderne s’est installé suite à la destruction du sujet critique (kantien) et le sujet névrotique (freudien). Pour Dufour, le sujet post-moderne n’a eu que son corps consommé par le capitalisme ; c’est son esprit qui maintenant en est consommé. Ce à quoi on assiste aujourd’hui c’est à la reduction des esprits et la réduction des têtes.
Or, notre autiste subit également une réduction dans sa robotisation. Le comportementalisme se conforme bien à cette réduction qui mène à l’effacement du sujet.
Dufour rapproche ce sujet naisssant à un psychotique parce qu’il est le fruit d’une déssymbolisation – ou d’un changement dans le symbolique. Mais ce mouvement rapproche le sujet moderne plutôt de l’autiste que du psychotique. C’est l’autiste qui opère avec le signe plutot qu’avec le signifiant.
L’autiste vit bien avec ce que Dufour appelle le déni de la différence sexuelle et du complexe d’Œdipe, une notion qui organise cette différence. Car l’enfant autiste « nie » l’Œdipe, parce qu’il se trouve en deçà.
Cet enfant a également un bon rapport à la réproduction en laboratoire, ainsi qu’un manque d’intérêt pour la sexualité croissante parmi les jeunes, puisque l’enfant autiste non pulsionalisé ne deviendra pas un adulte intéressé au plaisir partagé.
L’autiste est aussi en accord avec les temps de suppression du sujet effectués par la Science et la par la Médécine modernes. D’où vient sou goût pour la machine, les ventilateurs, les ordinateurs ? Parce que, dans la machine, le sujet n’y est pas. Il a été supprimé. La machine ne demande rien. Bien au contraire, elle se repète toujours de la même façon sans jamais surprendre, sauf en cas de panne. L’autiste fera tout le temps un évitement actif de toute situation ou il y aurait un trait de sujet dans l’autre : il va refuser, en bouchant ses oreilles, non pas la voix des autres, mais le timbre de leurs voix, qui porte le trait de sujet et son énonciation insupportable.
L’autiste ne supporte pas l’énonciation. Dans « Un monde sans limites », de J.-P. Lebrun (2004), la Science d’aujourd’hui ne se soutient que des énoncés, visant à faire disparaître l’énonciation . Pour Lebrun, le dit a pour but d’effacer le dire, et le savoir, ce qui est valable pour tous, a pour but d’effacer la vérité singulière. De ce fait, dans la suppression de l’énonciation l’autiste converge aussi avec le discours des Sciences.
Néanmoins, tout ce raisonnment s’appuie sur quelques traits de l’autiste qui n’ont pas été examinés à fond. En plus, il est défini par ce qu’il n’est pas par rapport à l’appareil psychique du sujet de l’inconscient, tel qu’il a été conçu par Freud et Lacan.
Mais on sait déjà que nous reconnaissons, chez l’autiste, um fonctionnement subjectif, même si ce n’est pas celui que nous connaissons à partir des structures cliniques connues et théorisées.
Voilà ce qu’il faut examiner maintenant: ce fonctionnement subjectif, premièrement, et ensuite, s’il est conforme aux rêves des détracteurs.
On va donc rentrer dans le domaine de la clinique. On met à part les raisonnements dits de grandes surfaces, de grandes portées.
Premier problème: quand on est dans la clinique, l’autiste, l’abstraction, n’existe plus. On voit des autistes, de différents autistes.
Je vais m’appuyer sur Maleval (2009), Ferreira et Vorcaro (2017) , Bernardino (2017) et Gondar (2001).
On peut postuler que les différents autistes sont le résultat des différentes présentations d’un seul fonctionnement psychique, voué au travail d’un autotraitement. Ces différentes présentations existent à cause d’une « simultaneité de modes de fonctionnement qui correspondent à des niveaux de développement hétérogènes” ( Maleval, 2009, p.64). Même hétérogènes, ils ont une base commune, celle d’une structure autistique ou d’un fonctionnement subjectif propre à l’autisme , qui peut même être présent dans d’autres structures selon les Lefort.
Ceci dit, l’admission d’un fonctionnement subjectif spécifique ne laisse pas de côté une vision carentielle de ce fonctionnement. Par rapport à ce qui est établi théoriquement comme étant les élements responsables de la constitution subjective, le fonctionnement autistique est plutôt un non-fonctionnement. Voyons ce qui est dit à propos des « grands manques dans ce fonctionnement », pour réflechir ensuite sur la présence ou l’absence d’un appareil psychique soutenant ce fonctionnement ou ce non-fonctionnement.
1. Du point de vue du pulsionnel :
Selon Laznik, le non-établissement du troisième temps du circuit pulsionnel definit très clairement la strucuture autistique. Selon cet auteur, le troisième temps de la construction de la pulsion peut être saisi quand le nourrisson se fait, lui-même, l’objet d’un autre, ce fameux nouveau sujet – la mère, par exemple. (…) Il s’agit d’une forme assez active de se faire l’objet de l’autre » (Laznik, 2007, p. 52-53).
Si la dynamique pulsionnelle ne s’est pas établie, on assiste à l’apparition de ce que Rabinovitch (1989) appelle des impulsions. Des mouvements vers l’objet orientés par l’envie d’une satisfaction immédiate. Ce type de mouvement peut être saisi dans certains types de sujet contemporains, comme le compulsif décrit par Gondar, pour qui « le sujet contemporain pourrait être décrit comme un sujet compulsif, sans pour autant le situer dans une structure clinique définie. Sujet ? En ce qui concerne les compulsions, ce serait peut-être mieux de parler à propos d’actes auxquels il n’y a pas de sujet associé, à même de d’en assumer la responsabilité ou de s’engager face à leurs conséquences » (Gondar, 2001, p.27).
Mais notre sujet autiste a une réponse particulière au manque de dynamique pulsionnelle: l’animation par le moyen du corps de l’autre. Si son corps n’est pas animé par la pulsion, il se sert du corps de l’autre pour avoir un peu cette animation. Voilà pourquoi il prend la main de sa mère pour atteindre un objet quelconque. Voilà pourquoi la communication assistée a des résultats. L’autre lui sert à animer ce qui n’est pas animé chez lui, faute d’élan pulsionnel.
Alors, une première constatation :
Il s’agit d’une réponse où l’autre est cherché. Un autre sans énonciation, mais une quête de l’autre, tout au moins.
2. Pas de refoulement et d’identification primaire
L’absence du refoulement a comme conséquence la non constitution de l’identification primordiale, ce qui empêche l’opération de l’aliénation à l’Autre du langage. S’il n’y a pas d’aliénation, le lien avec le langage ne pourra pas s’établir. Dans l’autisme, ce nouage au langage ne s’établit pas, il n’y a pas de perte d’objet en tant que purement corporel, ni de remise de celui-ci à l’Autre. (Bernardino, 2017).
L’autiste souffre donc d’une “afection intrinsèque de l’énonciation” (p. 108), comme le dit Maleval (2009, p. 92). Il dit encore que les autistes sont entrés dans le monde des signes.
3. Pas de corps :
Plus exactement, on peut dire que chez l’autiste il n’y a pas de nouage entre corps et langage. La libido ne revêt pas son corps de cette lamelle dont parle Lacan. L’organe du langage, construit par l’autre sur le corps du bébé, se fait seulement de son côté code, qui sert à la communication instrumentale, mais pas au rapport avec l’autre guidé par la quête du désir de l’Autre.
« On peut dire que l’autiste n’a pas pu construire une enveloppe corporelle, ayant des contours et des bords, puisque le stade du miroir ne s’est pas constitué convenablement ». (Vorcaro et Ferreira, 2017).
Son corps n’est organisé que par le schéma corporel. Les crises, qui désorganisent le corps, montrent la fragilité de cette organisation.
N’ayant pas eu d’extraction de l’objet, l’enfant répond souvent par des auto-mutilations, qui sont des tentatives de trouer le corps de façon réelle.
Face à ce manque de l’image du corps, l’autiste invente. On assiste à ces inventions comme celle de Joey, mais aussi les serpents d’un enfant qui noue des morceaux de tissu, ou la machine à embrasser de Temple Grendin.
Il crée aussi des doubles, que Maleval conçoit comme étant une tentative d’établir des bords pour le corps. « Au début étant produite pour protéger le sujet du monde extérieur vécu comme cahotique (l’Autre réel, menaçant), à partir de la défense de l’imutabilité, la construction d’un bord présente des potentialités autothérapeutiques exceptionnelles » (Bernardino, 2017).
L’ image du double a la fonction d’une “structure privilégiée pour sortir de la solitude (…) sur laquelle il peut s’appuyer” (Maleval, p. 110).
Encore une fois, on constate la présence d’un autre, qui remplit une fonction d’image réelle, mais qui est là de toute façon.
L’établissement du double comme réponse au manque du miroir est alors un fonctionnement plein, semblable à celui d’un indien étudié par Viveiros de Castro (Musée Branly, 200.). Ces indiens m’ont appris que ce qu’ils sont, en tant que corps, en tant qu’image du corps, en tant que Moi corporel, dépend du rapport qu’ils maintiennent à l’autre. S’il s’agit d’un rapport de prédateur, l’indien habite un corps de jaguar, il est un jaguar. S’il s’agit d’un rapport où au contraire il est le chassé, il devient autre chose. Ne sont-ils pas, tous les deux, autiste et indien, en rapport à un autre type de miroir ?
L’image du corps est le fruit du lien pulsionnel avec l’autre maternel. S’il n’y a pas d’image du corps alors il n’y a pas de rapport aux semblables. Les autres, ils ne les voient pas, c’est ce qu’on dit. Ce sont des objects comme les autres objects. Kanner (1943/1995) le décrit:
« Il semble se suffire à lui. Il ne montre pas d’affection quand on le câline. Il est indifférent aux allées et venues des personnes et ne paraît jamais content de voir son père, sa mère ou son camarade de jeu » (p. 6).
Lisons ce qu’écrit pourtant Higashida (2014): « La vérité c’est qu’on aime beaucoup la compagnie des gens. Mais comme ça dégénère presque toujours, on finit par s’habituer à la solitude sans même la remarquer. Quand j’entends quelqu’un décréter que je préfère rester seul, alors oui, je me sens désespérément seul. Comme si on me traitait en paria” (p.55).
Sans rapport aux autres, mais désirant l’avoir. Pas de liens, mais un mouvement vers l’Autre.
4. Pas de transfert.
On ne peut pas repérer, chez l’autiste, un transfert à l’analyste.
Le transfert, au sens freudien, ne peut pas être mis en place. S’il n’y a pas d’extraction de l’objet, on ne peut pas dire que l’analyste occupe la place de l’objet. Si on peut dire qu’il y aurait un certain type de supposition de savoir, celui-ci ne pourrait pas être lié au savoir inconscient. Toutefois, si le transfert peut être quand même repéré dans certaines cures, il lui faut un appui réel. Ou c’est le corps de l’analyste, ou c’est sa photo, par exemple. Ce qui me fait penser que les comportementalistes ne sont pas tellement déroutés. Ils ont une expérience, mais pas une théorie.
Y a-t-il un sujet chez l’autiste ? Le moi-réel
Pour tout ce qui vient d’être dit, le sujet, dans le sens freudien, et même lacanien, ne peut pas exister chez l’autiste. Mais une autre formation pourrait se soutenir pour lui, pas celle d’un sujet, mais celle d’un moi que Freud avait déjà avancé : le moi réel.
La notion de moi-réel Lacan l’a empruntée de Freud en travaillant à partir d’une autre visée. Chez Freud, en La Pulsion et ses destins (1973), il affirme qu’il existe un autre moi qui au début se trouve à l’origine de la vie animique. Le monde extérieur n’a aucun intérêt pour lui. Dans ce premier temps, le sujet coincide avec ce qui lui est plaisant, et le monde extérieur avec ce qui lui est indifférent. Freud l’appelle le moi-réel. Ce n’est que dans un deuxième temps qui se trouve la différentiation d’un moi-plaisir, où le sujet coincide avec ce qui est plaisant et le monde extérieur avec ce qui est déplaisant.
Lacan (1959-60), lit la formule de Freud à sa façon, tout d’abord en disant que ce moi-réel n’es pas pulsionalisé ni auto érotique. Il le conçoit effectivement comme étant le Système Nerveux Central, dans la mesure où il fonctionne non pas comme un système de relations, mais comme un système voué à assurer une certaine homéostase des tensions intérieures.
Il me semble que cette lecture va à l’encontre de ce que nous voyons dans la clinique de l’autisme. Je me souviens d’un fragment d’un cas, pensé à partir de cette formulation. Un garçon autiste, de diz ans, présentait un trait découvert par sa mère et également perçu dans notre clinique, sans savoir comment la mère faisait avec, soit le suivant : dans les moments d’angoisse, elle posait simultanément ses mains sur sa tête et sur les pointes des pieds. Et il se calmait. Nous étions surpris de constater que, en discutant avec un groupe de psychologues qui travaillent dans des hôpitaux, un d’entre eux a dit que ces gestes sont habituellement réalisés par les infirmières travaillant dans les hôpitaux, avec les nouveaux nés. Quand ils pleurent, les infirmières savent qu’ils se calment avec ces gestes.
Il me semble que nous parlons ici justement d’un moment où il s’agit de procurer cette homéostasie des tensions intérieures d’une façon primitive qui se montre chez l’enfant autiste, car il ne peut pas avoir ce corps noué à d’autres fonctions, ou dans une construction pulsionnelle. Dès lors, nous pouvons dire qu’il s’agit d’un fonctionnement au niveau d’un moi-réel, qui se lie alors à une idée de Système Nerveux, d’homéostasie des tensions intérieures.
Ceci pourrait correspondre à ce que nous trouvons chez cet autiste, qui peut aussi être pensé comme un fonctionnement où le circuit pulsionnel n’a pas été complété, et donc il n’y a pas d’érogénéisation, il n’y a pas d’Eros, il n’y a pas d’Autre. Il n’y a pas d’entrée dans le champ de la parole, néanmoins il y a ce fonctionnement qui oriente – à partir de l’idée d’homéostasie – cette déambulation de l’enfant dans le monde des objets et donc dans le monde des connaissances.
Ce système moi-réel, moi-plaisir, qui peut être compris comme ce qui reste, quand le montage de l’étage du miroir ne s’est pas installé, correspond, dans la métaphore du miroir, au vase, et c’est non pulsionnel, non sexuel, non relationnel.
Si le moi-réel est le Système Nerveux, nous pouvons dire également que c’est lui qui soutient le développement du schéma corporel. Nous savons que l’autiste, même sans avoir d’image corporelle, il a un schéma corporel, ce que lui permet de marcher, de se détourner adroitement des objets, etc. L’autiste connaît bien ce montage corporel, mais il s’agit d’un schema réel, auquel n’a pas été nouée cette image narcissique, imaginaire, offerte en tant que don par l’agent maternel.
De ma liste des réponses créées par l’autiste pour faire face à ce qui n’a pas été mis en place on voit se profiler une nouvelle créature, soumise à un autre type de fonctionnement psychique, que nous ne connaissons pas très bien, faute de ne l’apprivoiser si ce n’est par le langage ou par l’appareil psychique que nous connaissons ou qui nous cadre.
La théorie nous dit, pourtant : pas de pulsion, d’énonciation, pas de langage, pas de corps, pas de refoulement, pas de réminiscences. Pas de sujet.
Alors, continuons notre examen.
Les réminiscences.
Il ne souffre pas de réminiscences, il ne les a pas, dit la théorie. Il ne les rumine pas comme l’obsessionnel, il ne les refoule pas comme l’hystérique. Il les vit dans le présent.
Mais il a une mémoire. Il peut remémorer. Il a des souvenirs, comme le dit encore Higashida (2014) : « Depuis longtemps j’ai constaté que les autistes répètent des questions comme des perroquets. Au lieu de répondre, nous disons la même chose à celui qui a posé la question […]. Remettre la question est une façon de tamiser nos souvenirs à la quête de pistes sur ce que la personne veut savoir » (p. 33).
Ils ont sûrement une mémoire, qui peut être évoquée comme le fait n’importe quel garçon ou fille. La petite autiste arrête un petit moment quand elle dessine les lettres d’un mot qu’elle a appris par cœur, lève les yeux en quête de son registre de mémoire, le rencontre et continue à dessiner son nom.
Il oublie plus qu’il ne se souvient.
Ce qu’il sait aujourd’hui, c’est en substitution à ce qu’il savait hier, un savoir qu’il efface apparemment. (le nom de la soeur, par exemple. Ou la chambre qu’il a visitée, et qu’il a tellement aimé. Ou le tchau, qui disparaît pour ressurgir un an après).
Pour le névrosé, je cite l’argument de l’Association, « les réminiscences dont il continue de souffrir, quoiqu’on y fasse, sont bien celles qui ont été construites à partir des évènements traumatiques dont les signifiants ont été refoulés mais qui font inlassablement retour dans le symptôme ».
Pour l’autiste il n’y a pas de fonctionnement signifiant ni de refoulement donc ni de symptôme.
Il a une mémoire qui ne dure pas, faute d’enregistrement signifiant. Les signes, ils sont courts, ils ne s’enchaînent pas.
Mais :
Parfois, on voir surgir un fonctionnement qui se montre de façon pleine et réalisée à certains moments. Ce sont des manifestations d’une subjectivité pleine et réalisée, comme le dit Rey-Flaud cité par Maleval. (p. 79). Elle ne se soutient pas parce que “prendre la parole éveille une angoisse insupportable” (p. 98), mais les possibilités d’une réponse subjective sont là, inscrites quelque part.
C’est encore Maleval qui dit :
« Cependant, – je cite – le sujet autiste s’efforce de ne pas s’engager dans le monde des signifiants. (…) L’autiste n’est pas indemne de la prise dans le signifiant, mais celle-ci lui est insupportable » (p. 102).
L’autiste peut énoncer, même si cela lui est insupportable.
Si l’on parle d’une subjectivité pleine quelque part, il peut y avoir du désir aussi. On peut même essayer de trouver des bouts de désir qu’on puisse tirer. Des petites inflexions qui peuvent surgir, comme c’est le cas da la petite qui m’a corrigée.
Si le désir est présent, pouvons-nous parler alors de réminiscences ?
Prenons un très petit fragment clinique. L’enfant se rend compte de ma verrue : elle la touche et me demande si j’ai mal : « dói ? » me demande-t-elle. Elle venait de faire pareil avec son père, qui avait en fait une petite blessure sur sa joue.
Tout d’abord, c’est l’empathie qui voit le jour. Mais la vue de la soi-disant blessure se lie peut-être aussi à des expériences de douleur qu’elle a subies. Elle les a souvent subies. Peut-on affirmer que ce n’était pas une réminiscence, et que c’était simplement une remémoration ? Peut-on dire qu’une impression, un informe, qui n’est pas encore un trait, essaye de trouver sa forme ?
Si l’autiste a des traces d’un sujet, peut-on dire qu’il peut y avoir pour lui un sujet de l’inconscient ? A – t – il un inconscient ? On peut dire que oui, même s’il n’est pas structuré comme un langage, puisque les signes ne s’enchaînent pas pour faire place au sujet. Les marques qui sont empreintes sur le tableau magique flottent sans rapports les unes aux autres. Mais elles sont là, ce qui lui donne droit à un appareil psychique.
Pour résumer : l’autiste n’est pas indifférent ni à l’élan pulsionnel, ni au regard constitutif de l’autre (parce qu’il crée le double), il n’est pas indemmne de la prise dans le signifiant, il ne veut pas être seul, il a l’air de désirer, et il a un inconscient, même s’il n’est pas structuré comme un langage, il peut avoir des réminiscences, même s’il n’en souffre pas.
Pour conclure :
J’ai un peu l’impression que les autistes, face à notre production théorique verbeuse à propos d’eux, suivent leur parcours en ignorant nos efforts, et passant devant nous comme le ferait l’hystérique : en exhibant une belle indifférence, un des traits (peut-être le seul) qu’ils ont en commun avec les hystériques. Dans le scénario du monde, ils évoluent malgré nous.
D’un point de vue lacanocentrique, ce qui ne se constitue pas est donc un proto, un pseudo, une suppléance, un « à la place de ». Mais ce que l’autiste nous enseigne, c’est qu’il peut y avoir un autre fonctionnement, qui est un vrai fonctionnement, un appareil psychique à part entière, qui n’est pas « moins constitué », disons. Il n’est pas le sujet défini comme celui qui est représenté par le signifiant pour un autre signifiant, mais les sujets, il en existe d’autres. Une autre construction hors-langage, mais qui se soutient sans le type de rapport à l’Autre que nous connaissons.
Pour nos propos, nous voyons donc que son fonctionnement n’est pas tout à fait celui des sujets contemporains, même s’il s’adapte bien à cette allure contemporaine de suppression du sujet.
Prenons ce que dit Gondar à propos des compulsions contemporaines, et lisons-là comme si l’auteur parlait de l’autiste. Je crois que ce qui est écrit nous sert à merveille :
« Il est peut-être nécessaire, tout d’abord, de mettre en question une catégorie très chère à la psychanalyse. Nous nous référons à la catégorie de sujet. Car celle-ci, en effet, ne nous permet pas d’avancer dans la compréhension et dans les pathologies contemporaines de l’acte. En gardant cette notion, que pourrions-nous faire d’autre sinon admettre que nous nous retrouvons face à des symptômes dans lesquels, curieusement, le sujet ne comparaît pas, le désir n’y comparaît, et où il n’y a pas d’ Autre? Dans ce cas, le psychanalyste serait sans issue, mis à mal pour cibler un traitement pour ces patients, ceux-ci ne pouvant pas être situés dans une structure clinique définie. Cependant, si les catégories cernées se substituent par des notions plus mobiles, processuelles – comme celles de modes de subjectivation, par exemple – ce qui se présentait comme une impasse devient le point de départ même du traitement. Autrement dit : admettre qu’il existe dans les compulsions, des étincelles de subjectivation – quelque chose de bien différent de postuler qu’il n’y a pas de sujet – implique l’admission d’un champ subjectif plus étendu et plastique, à partir duquel nous pouvons travailler, de façon processuelle, vers le désir – sans diminuer l’importance de notre engagement de psychanalystes. Plutôt que d’abandonner l’idée de sujet et de ses dérivés, il s’agit de les insérer dans un champ plus large, à même de cerner de diverses modulations possibles de subjectivation ». (Gondar, 2001, p.32-33)
Chez l’autiste, on trouve aussi des étincelles de sujet !
C’est, comme le disent Ferreira et Vorcaro, une poliphonie de voix, mais, je cite, “ils sont tous au travail pour faire avec le réel en jeu pour l’autisme, pour faire avec le désorde de jouissance d’un corps que, souvent, il n’habite pas”. Elles disent encore que ce faire avec est un vrai travail, et les autistes sont des travailleurs de l’inconscient. (p.65).
L’autiste ne souffre pas de réminiscences, mais il les a quand-même. Le sujet qu’il est nous dit que le rêve du robot n’est pas à la portée de l’humanité, soit-elle contemporaine ou post-contemporaine. On ne peut pas vivre sans l’autre prochain.
Pour notre clinique :
Tous ces propos peuvent avoir des retentissements pour notre clinique. Après les avoir écoutés, notre vieux névrosé étendu sur le divan ne peut plus être entendu de la même façon qu’avant : il doit être pris dans toute sa relativisation. En voilà un gain pour l’analyste. L’appareil psychique qu’il voit se déployer devant lui quand son patient lui parle n’est pas le seul modèle possible qui existe. Cela a pour effet, pour dire le minimum, l’adoption d’une position d’humilité.
Ce qui ne veut pas dire que nous devrions céder du sujet. Tout peut se transformer, e de nouvelles modes de subjectivation vont surgir, où il ne s’agira peut-être plus de souffrir de réminiscences. Mais la disparition du sujet pour que d’autres en jouissent, ou en profitent, alors non, parce qu’il s’agit là maintenant de tenir une position éthique et politique. On dit non à la disparition du sujet englouti par les objets, nié par une science lâche nourrie par des intérêts particuliers et par le souci des profits.
Maria Cristina KUPFER
Professeur des Universités en psychologie
Laboratoire LEPSI
Université de Sâo Paulo, Brésil
Références bibliographiques
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Catalogue de l’exposition « Qu’est-ce qu’un corps ? » au Musée du Quai Branly, 2006-2007. Éditions Flammarion/Musée du Quai Branly.
Dufour, D.-R. (2005). A arte de reduzir as cabeças. Rio de Janeiro, Companhia de Freud.
Ferreira, T.,Vorcaro, A. (2017). O tratamento psicanalítico de crianças autistas. Belo Horizonte, Autêntica.
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Gondar, J. (2001). Sobre as compulsões e o dispositivo psicanalítico. Ágora, v. IV, n. 2, p 25-35.
Higashida, N. (2014). O que me faz pular. Rio de Janeiro, Intrínseca.
Kanner (1943/1995). Les troubles autistiques du contact affectif. Arapi (association pour la recherche sur l’autisme), traduit par Martine Rosenberg. Spécial Kanner juin 1995. Disponible à :
http://www.resodys.org/IMG/pdf/kanner-scan.pdf
LACAN, J. (1959-60). L’éthique de la psychanalyse. Paris, Seuil, 1997.
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Maleval, J.-C (2009). L’autiste et sa voix. Paris, Seuil.
Rabinovich, D. (1989). Una clinica de la pulsion : las impulsiones. Buenos Aires, Manantial.