Avec cette question posée nous remarquons que nous trouvons trois des signifiants majeurs qui ont structuré les institutions dédiées au soin psychique de l’enfant telles qu’elles ont été inventées et ont pour un certain nombre fonctionné jusqu’à aujourd’hui : psychanalyse, politique et éducation.
Politique en effet, car ces lieux n’auraient pas trouvé leurs places concrètes sans un travail dans la Cité au sens politique de soutenir des idées et les mettre en œuvre. Ceci pour remarquer que nous sommes, peut-être, devant la disparition possible de ces institutions pour autant que si la psychanalyse recule, sa place ne peut pas être prise par la science, par exemple. Mon propos sera de parler et si possible ensuite de discuter de la relation intrinsèque entre psychanalyse et éducation. D’autre part, la psychanalyse avec l’enfant est peut-être fondamentalement un dialogue de nature politique entre un analyste et une famille dans la Cité. La question de la haine reçoit par là une coloration fondamentalement politique, comme l’argument de la journée le laisse entendre.
Il y a en psychanalyse avec l’enfant un débat sur la question même de la cure analytique – y a –t-il ou non une cure analytique avec l’enfant ? Y a-t-il une logique et une temporalité appréhendables dans un cadre formant celui de l’analyse avec un enfant ?
Comment cela se présenterait ? La cure définie comme élaboration du transfert sur l’analyste des figures inconscientes refoulées de son histoire ne semble pas transposable simplement dans un contexte où l’inconscient en formation peut être encore sans refoulement installé.
Mélanie Klein a imposée une idée qui parcourt le champ de la psychanalyse avec l’enfant, que l’on connaisse son œuvre ou non. C’est l’idée d’un travail dans le hic et nunc de la construction de l’inconscient, là où se charrient les pulsions, permettant que le tout petit déjà ait en lui une scène où se déploient des conflits inconscients qui s’exposent dans le jeu de l’enfant, qui peuvent être interprétés et élaborés.
Winnicott, passé sur le divan de Mélanie Klein, a singulièrement développé une direction de la cure de l’enfant dont l’impact consiste aussi à réaménager l’inconscient de celui-ci. Mais son exploration considérait l’enfant dans sa réalité de petit sujet social dans l’univers des grands, le rôle des parents (des sujets que sont les parents) faisant partie de la structure de l’enfant. Ce qui en tant que tel interdit un fantasme thérapeutique de l’Autre Scène où l’analyste en chair et en os œuvrerait en faisant et en défaisant le monde ou plus modestement, mais cela revient au même, accèderait aux pulsions de l’enfant à partir de l’expression et de l’activité de celui-ci.
Une figure peut-être plus terne, Anna Freud, contestait la joute kleinienne avec les forces telluriques de l’inconscient en lui opposant la nécessité d’une éducation. Il fallait installer une autorité de l’analyste en confrontant l’enfant si nécessaire à la limitation de son pouvoir face à l’adulte, en instaurant dans la terminologie de la psychologie du moi à laquelle souscrivait Anna Freud, une alliance avec le moi de l’enfant. Tandis que Mélanie Klein entrait en cure avec l’enfant en se plaçant avec lui sur la scène de son activité fantasmatique et affirmait que les parents n’étaient nullement nécessaires à l’analyse d’un enfant, Anna Freud faisait une alliance avec les parents dans un objectif d’éducation qui devait précéder l’abord de l’inconscient du patient-enfant.
Nous nous souvenons que la reconnaissance de Lacan allait vers Mélanie Klein qu’il trouvait plus proche que sa rivale Anna Freud d’une expérience authentique de l’inconscient. Lacan ne pratiquait pas la psychanalyse avec l’enfant mais sa reconnaissance de Mélanie Klein comme analyste, à l’inverse d’Anna Freud considérée comme employée au refoulement au service d’une normativation sociale, en ce temps de combat du lacanisme contre l’égo-psychologie du moment, a eu des effets sur ses élèves et l’ensemble des analystes issus du champ lacanien.
L’éducation a eu du mal à se défaire d’une image que rien ne rapproche de la psychanalyse, qui n’a rien à faire avec elle. Le fameux aphorisme freudien des trois métiers impossibles : gouverner, éduquer, psychanalyser ne se trouveraient articulées qu’à l’endroit de l’impossible.
Dans son livre, Figures de l’infantile, Leandro de Lajonquière nous démontre à l’inverse une thèse qui associe éducation et psychanalyse. Son travail vise à désencombrer l’idée d’éducation des illusions pédagogiques diverses et variées dans lesquelles l’adulte fictionne un enfant imaginaire, objet d’une éducation qui lui sera ajustée en fonction de ses avantages et de ses faiblesses naturelles, sous le regard de la science. L’éducation de Leandro est plutôt négative, elle consiste simplement – et c’est d’une simplicité lumineuse – dans la parole adressée à l’enfant de la part des vieux. Ce qui est intéressant est que cette simplicité ne renvoie pas l’éducation hors du champ analytique. Entre parents et enfants, l’impossible du rapport, l’impossibilité de résorber la différence entre les générations, est pensable avec la psychanalyse. Celle-ci nous apprend que l’étrangeté de l’enfant pour l’adulte et inversement, celle de l’adulte pour l’enfant, n’est pas résorbable. L’enfant est d’ailleurs un étranger-familier dont la subjectivité est reconnaissable à ce prix justement, de ne pouvoir être simplement familier. Selon Leandro, une métaphore dédouble ce réel de la différence entre les générations, la métaphore éducative. Nous pouvons méditer ce terme de métaphore éducative. L’éducation ne serait-elle pas en tant que telle une métaphore ? La fonction de la métaphore ne serait-elle pas le moyen ainsi que le résultat de l’éducation ? Mais elle est aussi le résultat de nombre de cures d’enfant ou de consultations analytiques avec l’enfant, comme le souligne R. Levy dans son travail sur l’infantile en psychanalyse. Si le traitement permet de mettre, ou de remettre en route la fonction de la métaphore là où elle n’existait pas, la construction de la métaphore devient dans l’éducation le processus même de la construction psychique de l’enfant. Je me rappelle le passage au moment ou avant la parution de ce travail de Robert Levy d’un éminent analyste de l’Institut dans un débat à Analyse Freudienne, qui énonçait qu’il était bien trop choqué par l’idée que l’objectif d’un traitement analytique puisse être de refouler pour pouvoir discuter cette théorie. Il y avait et il y a toujours du subversif dans la déconstruction de l’idée d’un enfant qui serait naturellement déjà porteur de son inconscient à quelques différences près, comme l’adulte.
Par le biais de la fonction de la métaphore, éducation et psychanalyse se rejoindraient-elles dans leur moteur et leurs effets ? Mais pourtant, tout les sépare, le lieu de l’éducation est la famille et l’espace social, la psychanalyse se déroule dans l’intimité du cabinet. La psychanalyse réparerait-elle ce que l’éducation n’a pas réussi à faire ?
Robert Levy et Leandro de Lajoncquière se rejoignent sur une dimension majeure autant en psychanalyse avec l’enfant que dans l’éducation. Leurs travaux y convergent : c’est l’absence de consistance de ces majuscules, Psychanalyse et Éducation, c’est l’inexistence de savoirs qui se présentent comme un tout pour les incarner au delà de ce qui rend pensables les manifestations d’un sujet dans le champ de la parole et du langage. Nous savions avec Lacan que la psychanalyse avec un grand P n’existe pas, tout comme la Femme, le cosmonaute et bien entendu le rapport sexuel (sans faire une liste des apparitions du « il n’y a pas » chez Lacan). Nous savons maintenant que l’Éducation n’existe pas non plus avec un E majuscule, l’éducation aussi n’existe qu’en creux, comme éducation qui, à un moment ou un autre, se fait, sans pour autant posséder une nature spécifique ou pouvoir se dire positivement, comme les mots Sciences de l’Éducation le laisse entendre. L’éducation, fondée sur le non-rapport entre les générations, impose que le rendez-vous avec l’enfant y soit manqué, ce qui ne signifie pas que l’éducation ne se fait pas. Leandro dit : « “parler avec l’enfant“ est fonction de la reconnaissance de la part du vieux de sa propre implication subjective dans l’éducation […] que le rendez-vous manqué avec le petit être réalimente. » La différence entre les générations est un non-rapport, condamnant le rendez-vous entre les parents et leur enfant à être manqué, tout comme le non-rapport sexuel impose dans chaque analyse l’essentiel ratage de la rencontre, l’infinité des malentendus du début à la fin du parcours analysant permettant de l’entrevoir.
Ainsi, la psychanalyse peut prétendre avoir quelque chose à dire non pas sur comment éduquer, mais sur ce que c’est qu’un sujet dans l’éducation. Et ce faisant, sans pouvoir lui indiquer ce qu’il doit faire, aider l’éducateur à écouter le sujet, à considérer sa responsabilité au regard de celui-ci. L’éducation dans ce sens est sûrement loin d’un : comment l’adulte raisonnable obtient l’obéissance du moi de l’enfant, comme semblait le souhaiter Anna Freud avant tout travail avec l’inconscient de cet enfant. Mais l’éducation est indissociable du travail analytique car le réel de l’enfant n’est pas ou bien du côté inconscient-psychanalyse ou bien du côté réalité-éducation, mais dans l’entrelacement dans le champ de la parole et du langage de ce qui d’un côté ou de l’autre échappe à ce champ. Le psychanalyste avec l’enfant est un éducateur dès lors que nous nous accordons sur le fait que l’éducation n’a pas d’autre objet que… le sujet lui-même. Et c’est toute la valeur du travail de Leandro que de ne pas laisser persister de doute là-dessus.
De son côté, un enfant analysant parcourt un morceau d’éducation comme en témoignent les effets thérapeutiques imputables sur les symptômes sur lesquels les parents ont tenté vainement d’intervenir. Un éducateur digne de ce nom, en écoutant la parole de l’enfant, fait résonner avec ses réponses la temporalité d’avant, pendant et après le refoulement qui organise l’inconscient, lieu de production d’un sujet. Or, si éduquer un enfant, c’est parler avec lui quand on est un vieux, comme le soutient Leandro, sans essayer d’occulter le non-rapport entre les générations à coups de discours plus ou moins experts ni aucun discours savant destiné à masquer l’inadéquation foncière entre les moyens et les fins de l’éducation, nous sommes devant une politique de l’éducation qui s’oppose à l’ambiance générale du discours sur l’enfant qui cherche et prétend trouver l’adéquation, la proportion entre les moyens et les fins, le rapport entre l’adulte et l’enfant.
Il est peut-être temps de dire un mot sur l’analyste en fonction. Il y a quelques semaines à Lyon, en écoutant un exposé de R. Levy sur l’autorité, je me suis arrêtée sur cette idée, simple et allant de soi d’ailleurs, qu’il soulignait comme condition de la possibilité d’une autorité de la parole : que le sujet qui l’énonce soit lui-même assujetti à une loi qui fait du langage quelque chose de respectable. C’est une dimension que l’analyste essaie de faire jouer avec les parents pour permettre à ceux-ci de trouver ou de retrouver une autorité reconnaissable, eux-mêmes se reconnaissant dans une relation subjective aux principes qu’ils invoquent. C’est alors ni plus ni moins soutenir une politique de l’éducation, une conception de l’efficience de la parole dans le champ éducatif avec comme enjeu la transmission d’une conception du sujet. Il m’a semblé alors que souvent, ça ne marche pas comme ça, que ça ne marche pas du tout, souvent les patients restent non réceptifs à une conception du sujet ou plutôt à la transmission à laquelle je m’essaie. Le relation reste quelque fois anonyme, objective ou le redevient, quels que soient mes efforts. Je peux alors avoir envie de revêtir le rôle du professionnel qui prend en charge l’enfant sur la demande des parents, qui cependant me paraît être un positionnement sur l’idéal parental et soumis à celui-ci, pour au moins, si rien d’autre n’est possible, essayer quelque chose. Je rate systématiquement mes essais de thérapeute dans ces cas et reviens très vite à demander, à insister pour travailler avec les parents. Peut-être parce que j’ai l’impression d’une certaine tromperie dont je me sens responsable devant l’enfant. Je me sens déguisée en thérapeute si je travaille avec l’enfant dans l’idée de résoudre avec lui un symptôme ou un problème posé ou supposé pour lequel lui et moi, l’enfant et moi avons reçu le mandat ou la permission de nous en occuper tous les deux. Quand à la demande de l’enfant, quand il en a une, dans les cas où les parents restent en position de prescripteurs-demandeurs d’un soin qui ne les implique pas subjectivement, elle me semble souvent aller dans le sens du statut-quo chez ses parents et ne le mobiliser que dans le cadre des effets qu’il en subit… C’est mon point de vue, il est sans doute discutable et nous pourrons le discuter.
Il ne s’agit surtout pas d’expliquer aux familles une quelconque conception mais de la transmettre, même si parfois au cours de la consultation, qui n’est certes pas faite pour établir une vérité mais pour écouter les enfants et leurs parents, des moments permettent d’exprimer un avis sur une question et donc énoncer une conception. Mais ce qui est énoncé ne compte pas beaucoup, ce qui est important est ce qui est entendu. L’enjeu même de la consultation réside dans ce passage, dans cette transmission. Dans le fil du travail de Robert Levy sur l’infantile en psychanalyse, un écart peut être attendu grâce au transfert et au désir d’analyste, entre ce qui ne va pas chez l’enfant, son symptôme et une certaine place que ce symptôme occupe pour l’un, l’autre ou les deux parents. S’attachant au cas des enfants qui peinent à entrer dans la métaphore et donc dans le refoulement, il identifie cette place du symptôme de l’enfant comme celle d’un sinthome pour l’un, l’autre ou les deux parents. Dans ce cas, la structure tient sur le symptôme de l’enfant, aussi bien peut-être le couple parental lui-même (avec à la clé une séparation possible) que la préservation d’un effondrement peut-être grave de l’un des parents. Pourtant, désigner devant l’enfant à ses parents cette place qu’occupe pour eux le symptôme (de leur enfant), peut permettre ces guérisons en quelques séances qui confèrent à la psychanalyse avec l’enfant son aspect quelque fois magique. Ce qui est suggéré sans être détaillé par R. Levy dans son livre d’une grande densité théorique, est que ce moment de la déliaison du symptôme de l’enfant de la place qu’il occupe dans l’économie parentale peut prendre des formes cliniquement très variées et très simples, presqu’inaperçues. Ce peut être ce qu’on fait tous les jours dans une consultation en écoutant les parents à une place décalée de celle où serait identifié de façon trop immédiate le problème de leur enfant.
Je n’ai pas rencontré avec constance le succès dans les consultations analytiques familiales, ces consultations qui ont la réputation de pouvoir être féroces. Pourtant, si j’ai un désir de travailler en psychanalyse avec l’enfant, les parents sont toujours dans le paysage, plus que cela, ils sont dans la consultation jusqu’à épuisement de ce qu’ils peuvent y apporter. Leur demande fréquente de me laisser leur enfant pour que je m’en occupe me semble le plus souvent fallacieuse, sans mauvaise intention bien sûr. Rappeler alors que l’idée de responsabilité ne peut pas être attribué à un enfant au même sens qu’à un adulte renvoie à la différence occultée entre les générations. Car c’est cela que signifient ces demandes parentales. C’est l’enfant qui porte la responsabilité de ses soins. Il suffit alors souvent d’une ou de quelques séances pour que des choses soient exprimées.
La psychanalyse a un avenir dans le champ de l’enfance et de l’éducation. Les psychanalystes et les éducateurs qui ont fait une analyse ont quelque chose à dire sur la question du sujet au cours de cette période de la vie qu’on appelle l’enfance. Lorsque je demande « où est le père », la mère d’une petite fille de 4 ans répond : « le père, il n’existe pas ». Ne sachant comment me tirer de là, je dis à la petite fille que je vais expliquer à sa maman comment on fabrique les bébés. Elle me répond aussitôt qu’on doit pour cela manger quelque chose et elle se met à dessiner des pommes, beaucoup de pommes. La mère a devant moi des gestes précipités et finalement brusques en touchant sa fille. Elle se plaint d’une tyrannie de la fillette. La question si elle pense que sa fille peut avoir peur que sa mère soit violente avec elle lui permet de dire oui. L’enfant ne tient pas à revenir me voir, mais la mère demande un rendez-vous pour elle-même. Souligner l’incompatibilité entre la violence envers l’enfant et une place de sujet pour cet enfant, c’est soutenir une dimension politique. Elle peut se faire par une question adressée à la mère comme sujet, ce qui en fait autre chose qu’une affirmation autorisée par les sciences.
Une conception du sujet est donc en jeu dans les échanges au cours de la consultation analytique. L’analyste la soutient par diverses interventions, dont des énoncés positifs, des opinions, tout un éventail de registres pour autant que le semblant ainsi produit ne déborde pas dans une consistance trop solide, n’entraine pas une adhésion au détriment de l’écoute. Une dimension en creux, passagère, qui s’entend plus qu’elle ne se dit, marque la place du sujet. On peut dire aussi que l’objectif de la consultation est que la vie (pour nous l’ordre du signifiant) fasse son travail entre les générations condamnées au non-rapport. Ainsi, éducation et psychanalyse avec l’enfant se rejoignent dans une question qui est moins celle d’un quelconque dispositif de cure ou d’éducation que celle d’une conception du sujet dont il s’agit de faire cas, à commencer par sa propre implication dans sa parole.
Dans ces conditions la haine de l’enfant ne peut pas être abordée séparément (celle qui concernerait la haine émanant de l’enfant sans la haine de l’enfant au sens objectif d’haïr l’enfant) dans le champ de la parole et du langage où nous travaillons. L’hainamoration entre alors en jeu comme passion et comme pulsion fondamentale du sujet, à écouter dans cette configuration structurale de la consultation analytique familiale.
Anna Konrad
Psychanalyste à PARIS
intervention du samedi 16 mars 2019
demi-journée d’Etude d’Analyse Freudienne
sur le thème de l’année :
« Au-delà de la haine… des violences inédites? »