Œuvres © Marie-Pierre Valat
Ce titre vient paraphraser le titre d’un livre de Paul Ricœur: « Soi-même comme un autre (1)», paru en 1990. Ce philosophe a fait un travail remarquable où il développe deux questions qui ont particulièrement retenu notre attention concernant le champ analytique. D’une part, il travaille le corps propre en rapport avec la chair. La chair, pour lui, permet de distinguer le corps propre d’un corps, finalement quelconque, parmi les corps. Et d’autre part, il montre les limites de la phénoménologie de Husserl qui « a pensé seulement l’autre que moi comme un autre moi, et jamais le soi comme un autre (2) ». Ce passage de l’autre comme un autre moi à celui du soi comme un autre correspond tout à fait à celui de la formation du moi selon Freud, puis au passage articulé par Lacan, dès le stade du miroir. On sait que Ricœur a longtemps suivi le séminaire de Lacan, et cela a certainement produit des effets sur sa pensée. On peut remarquer que de penser: soi-même comme un autre renvoie à cette phrase que Rimbaud a écrite le 13 mai 1871 dans une lettre à Georges Izambard. Il est intéressant de connaître une plus grande partie de cette lettre: « Je veux être poète, et je travaille à me rendre Voyant : vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n’est pas du tout ma faute. C’est faux de dire : Je pense : on devrait dire on me pense. Pardon du jeu de mots. Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et Nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu’ils ignorent tout à fait ! ». Quand Rimbaud dit que c’est faux de dire « je pense » et « qu’on devrait dire on me pense », on ne peut s’empêcher d’en référer à Lacan qui a enseigné que le sujet de l’inconscient est justement parlé par un discours qui lui vient de l’Autre.
En effet, Freud a développé la formation du moi par l’identification, qui est pour lui la première relation à un autre, ce qu’il appelle un objet. L’identification s’effectue en suivant le principe du plaisir. Si un objet (un autre) procure du plaisir, le moi va s’identifier à celui-ci et s’il procure du déplaisir, il sera rejeté dans le monde extérieur, ce qui n’est pas le moi, mais l’étranger. Ainsi, ce qui procure du plaisir sera reconnu comme partie intégrante du moi. Le moi se reconnaît par son propre plaisir et par ce mécanisme identificatoire. De cette façon, le moi percevra l’autre comme un autre moi, et ce qui n’est pas assimilable au moi sera rejeté. Nous retrouvons, là, la phénoménologie de Husserl. Freud et Husserl était non seulement contemporains, mais ils ont eu le même professeur de philosophie, à savoir Franz Brentano. La conséquence de cette manière de penser est par exemple le narcissisme des petites différences. Freud en parle dans le texte : « Le tabou de la virginité » paru en 1918. Il écrit : « ce sont justement les petites différences, alors qu’il y a par ailleurs ressemblance, qui fondent les sentiments d’étrangeté et d’hostilité entre eux. Il serait tentant de poursuivre cette idée et de faire dériver de ce « narcissisme des petites différences » l’hostilité que nous voyons, dans toutes les relations humaines, combattre avec succès les sentiments d’une commune appartenance et terrasser le commandement de l’universel amour entre les hommes (3)». Il a poursuivi cette question dans «Le malaise dans la civilisation». L’idéologie nazie repose sur le narcissisme des petites différences. L’ennemi est extérieur et se reconnaît par ces petites différences. Cela nous permet de poser un premier jalon sur la question de la différence, centrale dans le thème du séminaire de cette année. Ce premier jalon peut être illustré par l’histoire du Schibboleth. Dans le livre des juges de l’ancien testament, la prononciation de ce mot ne pouvait se faire correctement que par un groupe précis. S’il n’était pas prononcé correctement, la mort était prononcée pour cette personne.
Lacan, dès 1936, lors du congrès psychanalytique de Marienbad, où Freud était présent, développe avec le stade du miroir, une position différente. Pour lui, le moi (il dit déjà le « je ») est « situé, dès avant sa détermination sociale, dans une ligne de fiction (4)». C’est-à-dire que pour Lacan le moi ne se forme pas comme l’affirme Freud par introjection de l’image à laquelle il s’identifie, mais le moi se forme à l’extérieur sur l’image d’un autre. Cet autre est une fiction, car il s’agit de son image perçue comme unifiée et anticipant sur une autonomie que l’enfant ne possède pas encore. Ainsi, le moi se forme à l’extérieur, et cette première identification est la matrice sur laquelle se feront les identifications suivantes. On peut entendre que, dès le départ, la fondation structurante du moi se produit sur l’image d’un autre. Dès lors, l’identification est un mécanisme qui tend à rendre le moi propre semblable, identique à l’autre pris comme modèle. C’est d’abord comme un autre que l’enfant se voit et s’appréhende. Lacan ajoute à ce qu’a avancé Freud, comme le fait remarquer Paul Ricœur, que le moi est d’abord un autre. Pour reprendre la formulation de Ricœur : « Soi- même comme un autre ». C’est ce que l’on voit dans les systèmes totalitaires actuels, où l’ennemi est intérieur, qui en est l’illustration. (Confère Poutine, qui qualifie les Ukrainiens de Nazis, en tant qu’ennemis intérieurs). L’autre est en nous-même. Cela vient singulièrement compliquer la question de la différence, qui ne peut plus se réduire à une petite différence que l’on pourrait déterminer.
Pour développer cette question complexe, nous nous sommes amusés à écrire une petite saynète sur le mode d’un dialogue à bâtons rompus. Car quoi de mieux qu’un dialogue pour représenter la question de l’autre et de la différence.
Clémentine et Saumonette reviennent à A Propos, et dans leurs échanges nous avons repris des paroles entendues sur notre divan, dans la vie de tous les jours et parfois inventées. Clémentine et Saumonette sont installées à une terrasse et voient un homme tomber en marchant dans la rue.
Clémentine et Saumonette:
– C: (en riant) Saumonette, tu as vu cet homme comme il est tombé en plein dans une flaque d’eau ?
– S: (aussi en riant) C’est très drôle. Et en plus il est tout sale et tout mouillé.
– C: Heureusement que cela ne m’est pas arrivée ; j’aurais été bien embêtée avec ma petite robe jaune.
– S: Ce qui arrive à d’autres nous fait rire tant qu’on ne s’imagine pas à leur place.
– C: En regardant les infos, ce qui arrive à d’autres gens ne me touche pas du tout, comme s’il s’agissait d’autres, complètement étrangers et parfois je me sens bouleversée, comme si cela m’arrivait à moi, comme si ces autres-là étaient moi. Là je me dis que ça pourrait m’arriver aussi à moi.
– S: Oui, il y a des fois où des gens me ressemblent et alors, comme toi, je me sens pleine d’émotions et je me mets à leur place. Comme pour ces femmes ukrainiennes. Et quand j’entends parler des Rohinga, je ne me reconnais absolument pas en elles, je ne suis pas du tout concernée.
– C: Alors parlons un peu de nous, c’est plus rassurant.
– S: Dis-moi, ton couple ça va ? Vous continuez à vous disputer tout le temps ?
– C: Oui, pas plus tard que hier soir je me suis engueulée avec mon compagnon, Pâris, qu’on surnomme Poupou, depuis qu’il arrive toujours deuxième à tous ses examens. Et tu sais ce qu’il m’a dit?
– S: Non ?
– C: Il m’a dit que j’étais égoïste, que je ne pensais qu’à moi et qu’il m’arrivait souvent de faire comme s’il n’était pas là. Tu te rends compte, quel culot ! Alors que c’est exactement ce que lui fait. Ça m’a vénère, tu ne peux pas imaginer.
– S: Ah si je peux comprendre ! Ma mère est la même. Elle me rend toujours responsable de ce qu’elle ne supporte pas chez elle.
– C: Oui, mon Poupou se voit en moi, il voit chez moi les défauts qu’il ne voit pas en lui-même. Alors, pour avoir le dernier mot, je l’ai appelé Poupoutine.
– S: Bravo, bien fait. Ça me fait penser à un truc que j’ai vu dans Elle.
– C: Dans ta mère?
– S: Non, je voulais dire dans un article que j’ai lu. Ça parlait de quelque chose qui s’appelle le transitivisme.
– C: Le transitivisme ?
– S: C’est quand un petit enfant bat un autre enfant et pleure en disant qu’il a été battu.
– C: Alors ça veut dire que mon mec et ta mère sont encore des enfants ?
– S: Je dirais plutôt que comme des enfants, ils se pensent eux-mêmes comme l’autre.
– C: Je ne comprends pas bien ce que tu dis : se penser soi-même comme un autre. On ne peut pas être un autre puisqu’on a une identité que pour soi.
– S: Tu as raison, Clémentine. Avec mon identité, je sais bien que je ne peux pas être un ou une autre. En tant que femme, je suis aussi une femme comme toi. Là, on est pareilles.
– C: C’est vrai, mais je suis aussi une autre femme que toi. Une autre femme pareille que toi.
– S: Oui, ben, c’est pas comme les hommes, c’est tous les mêmes.
– C: Et toutes les femmes ne sont pas sages comme toi Saumonette. D’ailleurs, je n’ai pas bien compris quand tu m’as dit que tu n’arrivais pas à tomber enceinte parce que ton corps ne le voulait pas.
– S: Ça tombe bien que tu en parles. Attention : je peux t’annoncer que je vais devenir maman.
– C: Génial, enfin tu y es arrivée. Alors est-ce que ton corps a changé d’avis ou tu as changé de corps?
– S: Tu peux le dire, il y a quelques semaines, une de mes patientes me disait qu’elle voulait un enfant. Elle m’a expliquée qu’elle souhaitait que ce soit elle qu’on appelle maman et pas sa mère. C’est incroyable comme elles se détestent toutes les deux.
– C: Mais tu parles de son corps ou du tien? D’autant plus que tu dis toujours que tu ne veux surtout pas ressembler à ta mère.
– S: Attends, j’y arrive justement. Le soir après cette consultation, j’ai rêvé que je devenais mère sans ressembler à ma mère. Dans ce rêve, la sage- femme qui m’accouchait n’était ni moi ni ma mère mais c’était un homme.
C’était mon compagnon Dominique qui était sage-femme comme moi et ma mère dans le rêve.
– C: Ah, je pensais que Dominique était plombier puisqu’il avait débouché les toilettes quand vous étiez venus manger à la maison ?
– S: Non, bien qu’il s’occupe de gens bouchés. Il vend des prothèses auditives.
– C: Eh donc ton rêve a débouché sur une grossesse ? Ton corps s’est ouvert ?
– S: Ça aussi tu peux le dire. Mon corps ne voulait rien entendre de mon désir de maternité. J’en étais venue à le penser comme un corps étranger. Il ressemblait plus à ma mère qu’à moi. Ce corps ce n’était pas moi !
– C: Tu ne peux pas dire que ce corps, ce n’était pas toi, ce n’est pas le corps d’une autre ?
– S: Si, justement, c’est ce que je pensais. Mais après ce rêve d’accouchement, ce corps étranger m’est apparu différent.
– C: Qu’est-ce qui était différent ? Parce que c’est étrange de dire que ton corps propre est un corps étranger.
– S: Je ne sais pas vraiment. Mais de voir mon corps de mère différent du corps de ma mère, m’a permis de l’habiter, de me l’approprier, de penser que c’était ma chair. Même si souvent, encore, je ne m’y reconnais pas.
– C: Ah oui, mon père Hector m’a racontée que hier matin, alors qu’il avait passé une mauvaise nuit, en se regardant dans le miroir, il s’est demandé qui était ce vieil homme en face de lui.
– S: C’est quelque chose que je connais. Il m’arrive en me regardant dans le miroir de voir un double de moi-même. Il faut que je cligne deux fois des yeux pour comprendre que c’est moi que je vois en ce miroir. C’est pourquoi j’ai enlevé tous les miroirs de chez moi, sauf un petit grossissant pour me maquiller.
– C: C’est comme mon fils Achille qui est toujours si tendu, au point que mon père Hector le surnomme : tendon d’Achille. L’autre jour, il s’est regardé dans le miroir en disant : kiké. Ça veut dire: qui c’est ? Alors je lui ai dit : mais c’est toi Achille, ce n’est pas quelqu’un d’autre. Alors il a souri et après, il était tout détendu. Il est devenu quelqu’un d’autre. Depuis, il s’amuse à imiter les autres quand il les voit dans le miroir. Il va même jusqu’à reproduire les expressions du visage. Quand c’est avec moi, il me ressemble et quand c’est avec son père Pâris, il lui ressemble à son tour et reprend son regard de tueur. C’est à mourir de rire.
– S: Ah oui, Achille a changé à ce point ! Mais il appelle toujours son biberon Thétis?
– C: Oui, je ne sais pas de qui il tient cette imagination. Peut-être de ma mère Marine. C’est sûrement pour ça que mon père a toujours dit qu’elle était sa nymphette.
– S: On va payer l’addition. On fait moitié-moitié, comme ça, il n’y a pas de différence.
– C: Tu as raison, je souffre toujours de la différence que mes parents font entre ma soeur Hélène et moi.
– S: C’est normal, vous êtes si différentes toutes les deux.
– C: Ce n’est pas ce que je voulais dire. Ils ont toujours pensé qu’elle était mieux que moi, plus belle, plus intelligente. En plus, ils disent que j’ai le pied grec, et que je suis la seule de toute la famille à avoir le deuxième orteil plus long que les autres.
– S: Et tu penses que c’est à cause de cette petite différence qu’ils t’aiment moins que ta soeur ?
– C: Oui, j’ai beau leur dire qu’une différence ce n’est pas avoir quelque chose en moins. Enfin, tu connais ma mère Marine !
– S: Moi, je trouve tes pieds très beaux parce qu’ils ne ressemblent à aucun autre.
– C: Merci, mais tu sais combien c’est difficile de ne pas ressembler aux autres.
– S: Oui, justement. On dit que je ressemble à tout le monde, autant dire que je ne ressemble à rien, à personne.
– C: Pourquoi tu dis ça ?
– S: Les gens ne me reconnaissent jamais. Je le vois tout de suite dans les yeux étonnés des gens que je n’ai pas vus depuis longtemps. Alors, je leur dis : je suis Saumonette, et si ce sont des amis de mes parents, je dis que je suis la fille de Paul et Virginie, et si ce sont des amis de mon copain, je leur dis que je suis la compagne de Colin.
– C: Oui,Saumonette. Pourtant je pense que tu as beaucoup de différences quand on te connaît bien.
– S: Je ne sais pas si je me connais bien. Mais, finalement, je me pense moi-même comme une autre.
Cette saynète est faite pour illustrer les difficultés, dans le quotidien de chacun, dans la clinique comme pour la théorie psychanalytique de différencier ce qu’il en est de moi et de l’autre. Ajoutons une très courte vignette clinique, à propos d’une parole que nous entendons bien souvent. Une femme d’une cinquantaine d’années dit: « Maintenant, je vais penser à moi ». Il s’agit d’une parole que l’on entend bien souvent dans nos cabinets et qui demande à chaque fois une écoute singulière et nouvelle. Pour cette femme, cela a surgit après un long travail. Elle a passé sa vie à servir les autres, dans une aliénation à une image idéale. Servir était sa raison d’être. Après un drame familial épouvantable, la mort d’un enfant, tout cette construction a volé en éclats et cela lui a permis de mettre au jour, non pas un autre enfant, car elle a pu faire le deuil de cet enfant, dont on sait qu’il s’agit d’un deuil des plus difficiles, mais, elle a pu détricoter tout ce qui avait dirigé sa vie jusqu’alors. Cela a pour conséquence, pour elle, non pas un renforcement narcissique, ce qui serait certainement arrivé si elle n’avait pas effectué ce deuil, mais au contraire une ouverture et une attention désaliénée de ses représentations narcissique à son entourage. Pour le dire autrement, elle peut prêter une présence aux autres sans cette référence, cette nécessité constante à devoir préserver son image, c’est-à-dire son identité sociale. Elle peut penser à elle, sans se demander ce que vont penser les autres, et finalement penser à elle comme à un autre.
Nous allons tenter de le faire entendre, en nous appuyant sur le livre passionnant de Paul Ricœur: « Soi-même comme un autre ». Il écrit: « C’est donc par convention que je réserverai le terme d’éthique pour la visée d’une vie accomplie et celui de morale pour l’articulation de cette visée dans des normes caractérisées à la fois par la prétention à l’universalité et par un effet de contrainte (5)». Ainsi, il soutient que l’éthique correspond à la visée d’une vie accomplie pour un sujet, ce que nous nommions: raison d’être, et que la morale correspond plutôt au moi-social, régi par la soumission à des normes et des contraintes sociales et psychiques (surmoi). Il fait correspondre l’estime de soi à l’éthique, et le respect de soi à la morale, à la déontologie. Cela l’amène à dire:
« 1) que l’estime de soi est plus fondamentale que le respect de soi;
2) que le respect de soi est l’aspect que revêt l’estime de soi sous le régime de la norme;
3) enfin, que les apories du devoir créent des situations où l’estime de soi n’apparaît pas seulement comme la source mais comme le recours du respect, lorsque aucune norme certaine n’offre plus de guide sûr pour l’exercice hic et nunc du respect (6)». Donc, son troisième point affirme que lorsqu’on ne peut plus se référer à une norme, c’est-à-dire au moi-social ou à l’image idéale, c’est l’estime de soi qui reste la référence. Cela peut ouvrir bien des réflexions sur la clinique du masochisme moral, ces situations où des sujets acceptent, voire demandent, à ne pas être respectés, ce que nous ne développerons pas ici. Mais dans le but de poursuivre, à propos de la vignette clinique, notre réflexion sur ce qui différencie le moi et l’autre, il avance ceci: « Ma thèse est que la sollicitude ne s’ajoute pas du dehors à l’estime de soi, mais qu’elle en déplie la dimension dialogale jusqu’ici passée sous silence. (..) telle que l’estime de soi et la sollicitude ne puissent se vivre et se penser l’une sans l’autre (7)». On ne peut pas être soi-même sans autre. Cette vision, plutôt optimiste du philosophe, peut être le résultat d’une cure analytique, comme le montre notre petite vignette clinique.
Ainsi, l’autre, ressortit à la fonction de l’image. C’est du semblable qu’il s’agit et de l’autre en tant qu’il y a de la différence. L’autre est une référence directe à ce que Freud a développé avec la fonction du moi, dès le début de ses recherches théoriques. Dans un premier temps, il met en place un premier tripode: conscient, préconscient et inconscient. A ce moment le moi est équivalent au système perception-conscience et la différence s’effectue essentiellement entre l’intérieur et l’extérieur. Nous avons vu dans ce qui précède à quel point, non seulement que c’est une question complexe mais aussi que de différencier le moi de l’autre conduit à des impasses. Cela amène deux conséquences: la première est que Freud a adopté comme paradigme de la différence celui de la différence des sexes. Cette notion a été sérieusement remise en question par les gender theory. Cela a été l’objet de notre travail de l’an dernier. Nous en avons fait un condensé dans un article: « La différence des sexes est un discours » qui sera bientôt sur le site d’A Propos. La seconde conséquence consiste en ce que Freud a mis en place un second tripode, appelé la deuxième topique, à partir des années 20, avec : le moi, le ça et le surmoi. Ainsi, on peut percevoir une difficulté logique sur la question de la différence dans le champ analytique: en effet, la question de la différence ressortit à une logique binaire, alors que la logique de l’inconscient est une logique ternaire, énoncée ici par la notion de tripode.
Avec cette deuxième topique, Freud avance, en ce qui concerne notre propos, que d’une part le moi est essentiellement inconscient, c’est-à-dire qu’il ne peut plus être réduit au système perception-conscience et d’autre part avec l’idéal du moi, il introduit l’idée du moi-social, avec en particulier le texte de « Psychologie des masses et analyse du moi ».
C’est précisément ce que reprendra Lacan avec le stade du miroir. L’identification avec l’image idéale du moi dans le miroir ne peut se faire sans une parole de l’Autre, et son regard, qui dit c’est toi, ce que l’enfant entend sous une forme inversée: c’est moi. On y retrouve cette dialectique: « moi, c’est toi ». Ce qui est cohérent avec le fait que le moi est un autre. Cela permet d’entendre que le moi-social, le comment il faut être, que va-t- on penser de moi etc. est une formation totalement imaginaire. Le stade du miroir donne toute son importance au symbolique, ici, par cette parole qui dit « c’est toi » accompagnée du regard de l’Autre.
Après ces réflexions sur le petit autre imaginaire, voyons ce qu’il en est du grand Autre, dont nous venons de voir qu’il permet d’articuler le symbolique à l’imaginaire. En effet, le regard renvoie à la pulsion scopique et donc à la question de l’objet, en particulier l’objet a. C’est Lacan qui va introduire cette différenciation entre le petit autre et le grand Autre. Pourquoi ? A quoi cela sert-il ? Cela lui permet, concernant notre propos, de discerner le moi, qu’il décrit comme une instance purement imaginaire, du sujet qui est un concept symbolique. Le sujet, dit-il, est ce qui est représenté par un signifiant pour un autre signifiant. C’est-à-dire que le sujet n’est pas représentable, pas plus qu’il n’est spéculaire. Comme un fantôme le sujet n’a pas d’image, en particulier dans le miroir. Finalement, toute cette partie, majeure d’après Freud, du moi inconscient peut être travaillée en s’appuyant sur le concept de sujet de l’inconscient. Cela veut dire que le sujet, tel qu’on en parle en psychanalyse, ne peut être comparé à un autre sujet, contrairement au moi. Alors, cela veut-il dire que ce sujet, singulier, pourrait être le paradigme de la différence, d’autant plus que cela n’est peut-être plus la différence des sexes? Nous y reviendrons. Notons toutefois, que les manifestations de l’inconscient nous apparaissent comme issues de l’extérieur, comme venant de l’Autre, et pas d’un semblable sauf dans la psychose et le délire. Ainsi, ce n’est qu’après ce que Lacan a nommé « rectification subjective », c’est-à-dire que le sujet accepte de se reconnaître dans ces manifestations de l’inconscient, que le travail de la cure peut prendre le tournant nécessaire à la prise en compte de l’inconscient.
Revenons brièvement à cette question de la différence des sexes. Telle que Freud en parlait, on ne peut plus soutenir qu’elle est le paradigme de la différence. Car, ce qu’il avance comme différence, peut être ramené d’une part à des présupposés, comme celui qu’une femme est ce qui n’a pas de pénis ou qu’est masculin l’activité et féminin la passivité. Et d’autre part que cette différence des sexes correspond, finalement, à une identification sociale, identification à une image idéale, à ce que nous avons tout à l’heure appelé le moi-social. Et que cela ne correspond en rien à ce que nous pouvons entendre et théoriser à partir de l’inconscient. Freud, lui-même, affirme à plusieurs reprises, que rien dans l’inconscient ne permet de déterminer ce qui est masculin, ni ce qui est féminin. Ce que Lacan vient confirmer en disant:« Il y a des normes sociales faute de toute norme sexuelle, voilà ce que dit Freud 8»
Mais, ce que Lacan a amené dans son œuvre, mérite de poursuivre notre réflexion. Reprenons deux éléments. Le premier consiste à dire qu’un homme est un homme parce qu’il y a des femmes et qu’il en va de même pour les femmes. Il dit dans le séminaire : « D’un discours qui ne serait pas du semblant »: L’identification sexuelle ne consiste pas à se croire homme ou femme, mais à tenir compte de ce qu’il y ait des femmes, pour le garçon, de ce qu’il y ait des hommes, pour la fille. (9)». L’intérêt de ce point est de sortir d’une logique d’exclusion. Comme évoquée plus tôt, celle qui énonce qu’une femme est ce qui n’est pas un homme, dans le discours du patriarcat. Mais ceci ne permet pas d’élaborer une différence qui ne repose pas sur la spécularité, sur l’image et son effet miroir. C’est l’impasse que nous avons tenté de montrer avec nos amies Clémentine et Saumonette. Nous ne pouvons toujours rien dire de ce qui fait différence. Le spéculaire, c’est-à-dire finalement, l’imaginaire ne nous permet pas d’avancer sur la question de la différence, dans notre champ.
Alors, y-a-t-il lieu d’aller voir ce qu’il se passe du côté du symbolique c’est-à-dire de l’Autre? Cela nous ramène à la question du sujet laissée en suspend tout à l’heure. Le sujet n’est, en effet, ni représentable, ni spécularisable, ni appréhendable. La seule chose que l’on puisse en dire est la définition donné par Lacan: un sujet est ce qui est représenté par un signifiant pour un autre signifiant. On ne peut pas en faire grand chose pour notre question de la différence. Mais, comme l’a fait remarquer hier soir, au séminaire parisien d’Analyse Freudienne, Robert Lévy, il y a une ouverture tout à fait intéressante dans la position de l’analyste dans le transfert analytique. En effet, ce qui différencie le transfert analytique du transfert dans les psychothérapies, est que l’analyste n’occupe pas une position spéculaire. C’est-à-dire que d’aucune façon il ne doit, dans le transfert, avoir une position en miroir, de comparaison possible entre lui et l’analysant, et qu’il ne s’agit certainement pas dans la cure d’un affrontement entre deux mois, comme cela se produit dans la série sur Arte: « En analyse ». Bien au contraire, sa fonction est d’introduire la différence, la différence pure, la différence absolue, dit Lacan. Il le dit à la fin de la dernière séance du séminaire XI: « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse »: « Le désir de l’analyste (..) est un désir d’obtenir la différence, absolue, celle qui intervient quand, confronté au signifiant primordial, le sujet vient pour la première fois en position de s’y assujettir (10)». Alors, la différence est-elle celle du rapport du sujet à ses signifiants? Et donc aussi à son rapport avec les signifiants homme et/ou femme? Cela permet de renouer la question de la différence à celle de la différence des sexes? Cela sera probablement un point qui sera abordé au cours de l’année.
Le second élément que Lacan a amené et qui a retenu notre attention est celui du tableau de la sexuation dans le séminaire XX: « Encore ». Nous n’allons pas déplier celui-ci, cela sera peut-être à l’occasion d’un autre séminaire. Il dit: qu’est femme un sujet pas tout dans la jouissance phallique. Cela nécessite un minimum d’explicitations. Tout d’abord, la jouissance phallique: elle est jouissance de l’organe mais aussi et surtout concernant notre propos, jouissance de l’objet. C’est-à-dire qu’elle est jouissance de l’autre, possession, domination de l’autre, de l’objet. C’est la base du patriarcat. Elle repose sur le spéculaire, sur l’image de l’autre, autre à dominer, éliminer, asservir etc. Elle détermine un mode de relation à l’autre pris comme semblable avec ou sans ses petites différences. Alors, s’il existe au moins un sujet pas tout pris dans la jouissance phallique, qu’il écrit La femme, qui n’existe pas, à entendre qu’il n’existe pas un ensemble, un groupe essentialisant les femmes; cela produit une différence qui cette fois n’est pas en miroir ou spéculaire, mais asymétrique. Qui ne consiste pas en un plus ou un moins. Lacan, avec le tableau de la sexuation, permet ainsi de sortir de cette logique spéculaire, de l’image et d’une différence qui serait nécessairement déficitaire. Car, les opérateurs que Lacan utilise: « au moins un » et « pas tous » ressortissent à la théorie des ensembles, pas à l’arithmétique, c’est une autre logique.
En guise de conclusion, nous allons énumérer un certains nombres de question en rapport avec la question de ce qui fait différence. Est-ce la différence des sexes, soit anatomique, avec les limites dont nous avons parlé, ou la différence de genre, donc dans l’identification à un signifiant femme ou homme? Est-ce la différence dans le mode de jouissance : toute phallique ou pas? Et selon quelles modalités? La différence s’exprime t-elle dans le symptôme comme le soutient Jacques-Alain Miller? La différence se situe t-elle dans le rapport singulier de chaque sujet à ses signifiants maîtres, ou à ses chaînes signifiantes? La différence est-elle à déterminer en fonction du rapport singulier de chaque sujet à la perte? C’est-à-dire à la castration et à la jouissance phallique? Ou pour le dire autrement au rapport de chaque sujet à ce qui constitue pour lui l’objet a?
Tout au long de cette année, nous allons certainement avancer sur ces questions.
Philippe Woloszko.
Psychiatre & psychanalyste à Metz
Metz le 13 octobre 2022.
1 Paul Ricœur. Soi-même comme un autre. Seuil. Points Essais. 1990.
2 Ibid. P 376.
3 S. Freud. Le tabou de la virginité. Dans Oeuvres Complètes.T XV. P.U.F. P86.
4 J. Lacan. Le stade du miroir comme formateur de la fonction du JE telle qu’elle nous est révélée
dans l’expérience psychanalytique. Dans: Ecrits. Le Seuil. Paris. 1966. P 94.
5 Paul Ricœur. Op. Cit. P 200.
6 Ibid. P 201.
7 Op. Cit. P 212.
8 J. Lacan. Déclaration à France Culture à propos du 28ème Congrès international de psychanalyse. Parue dans Le coq-héron, 1974, n°46/47, pp. 3-8. In pas-tout-Lacan. P 1534. Juillet 1973.
9 J. Lacan. Séminaire XVIII. D’un discours qui ne serait pas du semblant. Séance du 20 janvier 1971. Version Valas. P40.
10 J. Lacan. Le séminaire. Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Seuil.
Paris. 1973. P 248.