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PARANOÏAS ET HAINE

Les images illustrant cet article sont extraites du film de Jean Luc Godard « le livre d’images »

LA FOLIE

Longtemps, on a voulu assimiler la folie à une maladie, comme si elle était vraisemblable en son principe aux autres maladies. Mais cette idée, fort ancienne, n’a pas pu s’imposer. La folie n’a jamais cessé d’apparaître en liaison avec celle de la raison. La folie est « l’autre » de la raison, mais l’autre dont le rapport à celle-ci, varie avec les époques. La folie peut être un autre qui conteste la raison à l’intérieur d’elle-même.

Elle peut être encore ce visage de ténèbres, cette certitude de mort, cette bête du désir, que la raison s’efforce de vaincre mais sur lesquels il n’y a pas de victoire définitive. Il y a donc une vérité de la folie, vérité tragique et d’avertissement. De là, l’extrême ambiguïté qui caractérise l’attitude de toutes les sociétés et de toutes les cultures vis-à-vis des fous. On les chasse, ou on les exhibe comme l’image de ce qui menace chacun ; ou encore on leur donne la parole là où elle est retirée à tous les autres : les bouffons des princes et des rois. (1)

RECONNAITRE LE FOU

Une minorité de fous est considérée comme relevant d’une thérapeutique médicale, par retour à une tradition ancienne. La reconnaissance de la folie reste toujours liée à son diagnostic par la médecine, d’où le développement d’institutions au Caire dès le XIIe siècle, voire au VIIe siècle, puis en Europe, selon l’usage de la tradition, pour protéger les individus de lui-même et éventuellement de ses proches. Au XVIIIe siècle, la philosophie des lumières va s’efforcer d’atténuer le divorce entre la tradition médicale et juridique, et la sensibilité sociale qui a vu dans le fou un sujet de droit, mais un sujet dont le droit, ne pouvant être revendiqué et défendu par lui-même, devra l’être par un autre légalement désigné à cet effet. Ainsi que l’écrit Foucault, « Ce que Pinel et ses contemporains éprouveront comme une découverte à la fois de la philanthropie et de la science n’est au fond que la réconciliation de la conscience partagée du XVIIIe siècle ».

LA THÉRAPEUTIQUE DE LA FOLIE

Trois moments essentiels se ramènent à toute thérapeutique de la folie et cela jusqu’au XIXe siècle. Par une foule de techniques plus ou moins brutales, il faut d’abord réveiller le malade, le secouer, l’arracher à lui-même. On s’efforce aussi de transposer son délire dans le réel pour en faire éclater l’absurdité ou les contradictions, ou encore pour le corriger de l’intérieur. Par exemple, on feint d’extraire du corps d’une malade le serpent qu’elle prétend avoir dans le ventre. Enfin on ramène le malade à une vie simple, naturelle, menée de préférence à la campagne. Mais, en vérité, toute thérapeutique est sous-tendue par la relation directe et étroite du médecin et de son patient et c’est celle-ci qui en mesure l’efficacité réelle. C’est elle, bien qu’elle soit parfois obstinément méconnue, qui soutient toute cure réelle en attendant d’être ouvertement reconnue et d’être une source, avec la psychanalyse et les diverses formes de psychothérapies, du renouvellement de la psychiatrie moderne.

LA FOLIE ET LE PROGRÈS

Si au XVIIIe siècle, le médecin, en matière de folie, tend progressivement à se substituer au policier, son activité est surtout de diagnostic, il ne pénètre que rarement à l’intérieur des asiles. On craint que la folie ne soit un phénomène en crue sensible. On en donne des explications socio-économiques ; on incrimine le relâchement des mœurs, la littérature, la vie malsaine des villes. Les sauvages ne sont pas fous et les laboureurs le sont moins que les artisans. Le progrès inocule la folie. Le milieu prend ainsi le relais de l’animalité et de l’imagination, anciennes responsables.

LA FOLIE ET LA SCIENCE

L’époque de la dissociation positiviste, sur le plan de la science, va défendre avec acharnement un idéal immuable, exactement contenu dans le double sens de l’expression pathologie mentale. Il n’y a pas d’autre explication ni d’autre cause aux désordres de la conduite, de l’affectivité ou de la pensée que les lésions ou les altérations de la matière cérébrale. A la limite, la psychiatrie se confondra avec la neurologie. L’idéal du savoir sera de faire coïncider la carte des maladies dites mentales avec celle des perturbations et troubles organiques. La conception positiviste en psychiatrie, incapable de reconnaître la réalité du lien entre médecin et malade – lequel par conséquent, une fois forgé, sera utilisé dans la relation thérapeutique, « sauvagement », quelquefois à peu près sans que le praticien en ait conscience – , cette conception est tout autant incapable de reconnaître une vraie maladie dans une paralysie hystérique ou dans tout autre trouble où l’absence de support organique est par trop manifeste, elle est acculée à cette extrémité quasiment inavouable : le psychiatre, dans la mesure où il peut traiter et guérir, ne traite et ne guérit que de fausses maladies.

PATHOLOGIE MENTALE ET CULPABILITÉ

La psychiatrie du XIXè siècle, sans bannir toute idée de culpabilité à propos de la folie, tend à dissiper cette ambiguïté, qu’on appellerait mieux collusion, sur les rapports de la folie et de la faute. Il n’y a pas de maladie quand il n’y a pas moyen, au moins, de supposer un substrat organique ; et les hystériques – l’unanimité s’est faite là-dessus – sont des « imaginaires ». Mais néanmoins, ils (ou elles) se prennent à leur propre jeu, à leur propre comédie. La faute est ici moins claire et d’un autre ordre, mais elle existe puisque ces faux malades cherchent à tromper chacun et eux-mêmes.
Les incessantes discussions sur la folie criminelle et sur la dégénérescence posent les mêmes problèmes. La folie criminelle est celle d’un individu apparemment sain, qui commet soudain un acte criminel qu’aucune raison (profit, passion, ou égarement antérieur) ne peut expliquer. Cet acte n’est pas raisonnable mais il n’est pas non plus déterminé puisqu’il est sans cause. On ne peut davantage juger le sujet irresponsable, car l’irresponsabilité postule l’intrusion d’une cause déterminante qui ôte l’usage de la volonté : or, cette cause n’existe pas. Folle et coupable, telle est la folie criminelle.
Quant à la dégénérescence, si elle est soumise à un strict déterminisme, il n’y a guère d’occasions de reconnaître en elle le visage ou les signes d’innocence.
L’avènement et les découvertes du freudisme ont définitivement compromis la notion de folie, comme avaient aussi entrepris de le faire certains de ses contemporains, qui furent plus ou moins ses adversaires et amis, tels Kraepelin et Bleuler, quand bien même ils fussent demeurés en partie, le premier surtout, tributaires des idées positivistes. Le terme de folie n’a plus et n’a peut-être jamais eu de portée valable que dans la mesure où il vise une réalité sociale, celle de l’existence de ceux qu’on nomme fous. Mais le terme perd tout contenu désignable, tant sur le plan phénoménologique que clinique, dès lors qu’on s’est attaché à une compréhension intrinsèque du sens et des structures des comportements psychopathologiques.
Longtemps, il n’y avait pas d’autre base au savoir de la folie que cette réalité sociale. La compréhension des fous n’a eu d’autre moyen que la comparaison de leur conduite avec celle des « normaux ».
Mais ce terme, celui de la normalité, n’a de signification que sociale.
Il n’y a sans doute pas d’autre réponse que celle de FREUD. Est pathologique la conduite de celui qui ne peut aimer ou qui ne peut travailler. Il entendait par là, pour l’amour, l’incapacité d’établir des rapports affectifs et sexuels comportant quelque stabilité et quelque satisfaction ; pour le travail, l’incapacité de fournir des prestations proportionnées aux talents du sujet et au niveau de son milieu intellectuel et social. (1)

QUELQUES RAPPELS SUR la cause de la PARANOÏA, SELON FREUD

Pour FREUD, dans ses premiers écrits (1896), la psychose paranoïaque fait l’objet d’une « formation délirante » dans la théorie du refoulement, comme mécanisme psychotique. Le rejet des pensées dérangeantes serait plus « énergique » que dans la névrose. C’est alors que la projection intervient chez le sujet paranoïaque, comme moyen de se défendre d’une représentation inconciliable avec le monde intérieur, en projetant son contenu dans le monde extérieur – véritable « retrait de croyance » qui enclenche un refoulement radical.
Il est vrai que, dans le cadre de la remise en cause de la réalité de la scène originaire, la psychose est alléguée, comme un cas où le souvenir inconscient ne jaillit pas, ce qui laisse soupçonner un mécanisme qualitativement différent (donc un effet intensif de rejet).
En 1907, Freud va étudier « Le délire et les rêves dans la Gradiva de Jensen », plus tard il va introduire officiellement (1914) la notion du narcissisme grâce à l’étude du cas Schreber, ce qui va remanier sa métapsychologie pour franchir un nouveau seuil. La schizophrénie et la paranoïa, caractérisées comme « paraphrénies », vont être baptisées « psychonévroses » et même « névroses narcissiques » – opposées aux « névroses de transfert » ou névroses proprement dites. Cela revient à en faire des maladies du narcissisme ou du moi, en symétrie des « maladies d’objet », que sont les névroses. Le retrait de la libido se fera à la fois des « personnes » et du « monde extérieur ». Deux théories freudiennes se font jour dans la psychose, la première est abordée comme formation inconsciente et la deuxième l’éclaire par la théorie de la libido. En effet, un processus de rétraction de la libido sur le moi est précisément le défi de la psychose à la théorie de la libido objectale. Le délire se construit comme tentative de combler ce « trou » entre libido du moi et libido d’objet, comme un effort – effectif mais désespéré – de revenir à l’objet et au monde extérieur.
En 1920, c’est le statut de la réalité – comme fonction, qui va permettre d’apporter une contribution à l’énigme de la psychose. La question centrale devient celle de la « perte de la réalité. Que conclure du trajet freudien de la psychose ?
D’une part, la contribution clinico-théorique est considérable à titres divers sur la paranoïa, la schizophrénie et la mélancolie. D’autre part, Freud ne systématise nulle part une « doctrine de la psychose ».(2)

Quelques descriptions psychiatriques des paranoïaques (3)

Un vain orgueil : le paranoïaque nous paraît vaniteux, son orgueil se manifeste par sa vacuité et la surestimation du Moi qu’il manifeste. De l’enfance, il a conservé, à l’issue de la lutte pour être le meilleur et le mieux aimé, la douloureuse constatation que d’autres lui sont préférés et, comme il lui faut trouver la raison d’une telle injustice, c’est dans la persécution qu’il la trouve.

Ne jamais désarmer de sa conviction orgueilleuse, comme trait majeur. Il est enfermé dans sa forteresse close et vaine, et nourrit de projets et de prétentions dont le caractère outré va d’emblée signer la folie.

Le contact avec la réalité n’est jamais perdu, et ce n’est pas sur la crédulité des autres que repose son identité mais sur une certitude interne qu’il lui faut au contraire leur opposer avec force.

Sa supériorité intellectuelle n’est pas nécessairement totalement imaginaire et c’est là où cette pathologie devient troublante. L’un des débats qui agita la psychiatrie allemande au XIXe siècle portait sur le fait de savoir si l’on ne devait pas séparer en deux entités différentes le groupe des pathologies de type affective, la manie et la mélancolie, et celui d’origine intellectuelle, les états délirants hallucinatoires ou non, correspondant plus ou moins à la paranoïa. Que dire en effet de Jean-Jacques Rousseau, de Tolstoï dont certaines pages semblent franchement délirantes ? Ce qui est pathologique n’est pas la souffrance d’être méconnu mais l’obligation interne de l’être, faute de quoi on ne serait plus rien du tout.

Incapacité de se trouver une place parmi les autres. Il lui est nécessaire de ne pas dévoiler son absence de savoir, d’où son autodidactisme. L’enfant qui souffre de se sentir différent de son milieu, rabroué et moqué pour cela, comme l’adolescent qui est persuadé que personne ne l’aime ni ne l’aimera jamais, peut se sortir de cette déréliction par un travail acharné et par un comportement résilient, au sens où l’entend Boris Cyrulnik, mais il peut aussi opérer un court-circuit et fuir dans des rêveries mégalomanes. C’est là où se joue précocement la bifurcation entre une issue sublimatoire et une issue pathologique qui peut aussi être l’enfoncement masochiste dans la dépression.
De même, la sensibilité souffrante, l’inadaptation de Mme Bovary à son milieu ne nous apparaît pas pathologique en soi ; ce qui l’est en revanche, c’est l’incapacité d’une action réelle qui la mènerait à rompre, à chercher à construire autre chose. Mais pour cela un minimum de confiance dans la réalité serait nécessaire ; or le paranoïaque hait la réalité car elle le met face à l’écart entre sa rêverie et ce qu’il peut en concrétiser. Puis, il va lui reprocher d’être perpétuellement décevante sans pour autant pouvoir se contenter de rêver sa vie.

La susceptibilité : le susceptible prend pour lui des messages qui ne lui sont pas destinés. Le paranoïaque se situe au cœur de l’univers et ramène tout à lui.

Le sentiment de persécution : il est tellement typique de la paranoïa que les termes de « persécuté » et de « paranoïaque » sont dans l’usage courant, presque interchangeables. La plainte peut avoir un caractère en partie vraisemblable, par exemple, lorsque le patient évoque les conflits familiaux de son enfance, le fait qu’on lui ait préféré tel frère ou sœur, ou les critiques dont il est l’objet au sein de sa famille ou avec ses proches. Les persécutions financières comme les captations d’héritage ou des détournements divers peuvent aussi apparaître du domaine du possible de même que diverses vexations liées à la jalousie ou à l’envie, les dénigrements, les calomnies, etc. Les films de suspens comme ceux d’Hitchcock ou les romans d’énigme d’Agatha Christie nous font partager ce genre de fantasmes morbides, où tout le monde peut-être un assassin. Le crime conjugal, le crime familial constituent chez Agatha Christie, une mine inépuisable, et les maisons elles-mêmes en deviennent inquiétantes. Ce qui implique qu’il n’existe plus de zone de sécurité et surtout pas auprès de ceux en qui l’on aurait spontanément confiance.

La manie des procès

Le vécu du préjudice lié à la capacité de faire croître son objet à la dimension d’une « affaire » à laquelle il serait fait référence comme si elle était connue de tous, signe la dimension paranoïaque, délirante ou non, car ce qui est pathologique c’est d’abord l’intense jouissance masochiste qui l’accompagne. Il va de soi que lorsque l’internement quand il a lieu est perçu comme une persécution de plus, un succès de l’ennemi, et non comme une mesure de protection.

Le choix de la solitude

Soit absolue, soit en famille, les enfants étant alors vécus comme menacés eux aussi, par la persécution mais, le cas échéant, susceptibles de se joindre à la meute des persécuteurs si on ne les soustrait pas précocement à leur influence. L’entrée de la famille dans une secte peut constituer une possibilité.

L’idéalisation de la nature

Ce n’est pas le goût de la nature par lui-même qui est pathologique mais la méfiance généralisée qui peut concerner des objets apparemment inoffensifs comme un frigidaire, un four micro-ondes et tous les appareillages reposant sur des fonctionnements d’ondes et de substances invisibles, incontrôlables et donc possiblement maléfiques. Le vagabond paranoïaque peut aller jusqu’à pouvoir se passer de la Société, il va construite lui-même sa maison, faire les vêtements de sa famille, préférer les aliments crus ramassés dans les bois etc.
Inventeur de la catégorie nosographie de l’idéalisme passionné, Maurice Dide, médecin neurologue aliéniste et résistant français le décrit comme un idéalisme de la nature, une des formes, parmi les délires passionnels, du délire de revendication caractéristique de certaines personnalités paranoïaques.

La prétention de l’autodidacte

Plus typique est encore l’autodidactisme lorsque celui-ci est librement choisi et non imposé par des circonstances défavorables.
L’autodidacte témoigne tout à la fois de son refus de devoir quelque chose à un maître et de la méfiance à l’égard de ce que ce dernier pourrait lui inculquer. L’élément qui domine dans l’auto didactisme est très certainement la prétention à pouvoir juger de tout qui va de pair avec la revendication d’avoir une intelligence supérieure. Parmi les nombreux autodidactes célèbres, soit qui ont réellement existé comme Jean-Jacques Rousseau, soit qui sont des fictions littéraires comme celle de Bouvard et Pécuchet de Flaubert, (L’histoire nous raconte comment deux retraités d’intelligence primaire veulent absorber tout le savoir humain contenu dans une bibliothèque).
L’autodidactisme peut se combiner avec une forme plus active de la même tendance à la pensée autarcique qui est l’invention pathologique.
Pour le paranoïaque, l’échec de son invention ne s’explique pour lui que par le fait qu’on n’a pas su lui faire confiance, que ses ennemis ont saboté l’entreprise ou tout simplement que son imagination d’inventeur était tellement en avance sur son temps que personne ne pouvait le suivre. Aussi ce n’est pas tant l’absurdité de la tentative d’invention qui signe la paranoïa que les explications qui vont être données de son échec.
Car l’obligation de saturer le champ de la compréhension et de ne laisser aucune zone d’ombre est probablement le trait le plus typique de la paranoïa, expliquant pourquoi, Freud y a vu un rapprochement avec les systèmes philosophiques qui ont eux aussi, ou du moins pour certains d’entre eux, vocation à tout expliquer. (3)

ORIGINES DE LA PARANOÏA

Après avoir vu quelques différentes formes pathologiques aboutissant à la définition fondatrice, du psychiatre Kraepelin en 1899, de la paranoïa, la psychanalyse pour sa part s’est moins intéressée à la description des symptômes qu’à la genèse de ce trouble et à ce qu’il implique pour le sujet dans sa relation à ses objets et à lui-même.
Ce qui est concerné ce sont les notions métapsychologiques – la libido, le choix d’objet, le refoulement mais aussi les mécanismes psychiques comme la régression, la projection ou la fixation narcissique. En plus d’un siècle, les conceptions héritées de FREUD, ont beaucoup évolué sur ces points.

Tout d’abord, il n’y a pas de paranoïa adulte qui ne se prépare dans l’enfance et se confirme à l’adolescence.
Il ne faut pas confondre les traits caractériels névrotiques ou pervers qui peuvent relever de la paranoïa avec la psychose paranoïaque. Cette dernière, comme toute psychose, repose sur une « potentialité psychotique », laquelle relève de conditions psychiques très particulières des premières années de la vie qui rendent impossible pour l’enfant de penser sa propre origine en des termes lui permettant de s’aimer lui-même normalement. C’est donc de la tentative de fuir toute pensée et tout désir ramenant à cette impossible représentation de soi-même que vont répondre très précocement deux tentatives pathologiques de « solution ».

La première consiste dans l’évitement pur et simple, une mutilation partielle de la pensée qui va forclore la représentation de certaines choses en rapport avec l’image insupportable. Cette faille peut permettre au sujet de vivre une vie apparemment normale, jusqu’au moment où le sujet peut être confronté à un évènement. Par exemple : le fait de devenir père ou mère va le contraindre de revivre sous une forme inversée la relation enfant/parent pathogène.
La seconde solution pour faire face à l’impensable sera le développement d’une « pensée délirante primaire », c’est-à-dire d’un délire partiel sur l’origine. Un énoncé faux, contradictoire ou manquant dans le discours des parents est de ce fait inacceptable.
Plus tard, certaines rencontres que l’enfant ou l’adolescent feront ou auront le pouvoir de faire éclater ce kyste délirant et l’amener à envahir la psyché.
Une prise en charge précoce est conseillée, outre que cette pathologie peut passer longtemps inaperçue. Les conditions familiales qui en ont précipité l’éclosion sont le cadre du développement de l’enfant et rendent souvent difficile l’intervention thérapeutique lorsque les parents refusent ou dénient la nécessité de consulter pour leur enfant. (3)

JOUISSANCE MASOCHISTE ET AUTOPUNITION PARANOÏAQUE :

Il est difficile, tant le paranoïaque est vécu par son entourage à juste titre comme pénible, voire dangereux, de se rendre compte que sa souffrance est bien réelle. Toutefois il ne s’agit pas pour lui de s’en débarrasser car elle lui sert, d’une part d’instrument pour se punir d’une culpabilité insupportable et d’autre part de justification contre les autres. Le paranoïaque est la victime imaginaire de son persécuteur mais il devient celle bien réelle de lui-même en ce qu’il dresse les autres contre lui. Le maximum est atteint avec l’internement dont il va clamer l’arbitraire mais avant cela, il y a beaucoup plus banalement l’échec de ses démarches pour avoir raison de l’autre, soit dans des conflits professionnels ou de voisinage, soit dans les procédures interminables engagées dans lesquelles il va perdre et devoir payer. Il y a de l’autopunition dans la paranoïa. (3)

Le rapport des paranoïaques avec la psychanalyse

Freud a longtemps pensé que la psychanalyse telle qu’il la concevait, c’est-à-dire en tant qu’interprétation du désir inconscient et de la névrose infantile, ne pouvait pas bénéficier aux psychotiques ; malgré cela, la psychose et les psychotiques ne le laissaient aucunement indifférent. Freud a d’abord considéré la paranoïa comme une névrose de défense, cherchant le traumatisme susceptible de provoquer un délire. Puis, il en vient à remettre en cause sa neurotica ; ainsi approchera-t-il peu à peu l’absence de trace de la castration dans l’inconscient et donc de l’Œdipe dans la psychose, ce qui suppose alors un autre mécanisme que le refoulement. C’est ainsi que la voie se trace du mode de manque spécifique de la psychose, la forclusion située par Freud de façon extrêmement précise sur le plan clinique : « Il n’était pas juste de dire que le sentiment réprimé au-dedans fût projeté au-dehors ; on devrait plutôt dire, nous le voyons à présent, que ce qui a été aboli au-dedans revient du dehors. » (4)

Ce que Lacan épinglera du terme de forclusion, rejet fondamental du signifiant du Nom-du-Père comme « obscure décision de l’être ». En cela, le psychotique est le paradigme de l’homme libre, non aliéné à l’Autre pour accéder à l’objet. Ce pourquoi l’affect d’angoisse peut saisir le clinicien. Lacan utilisera le terme de Stekel, soit l’expression « l’inconscient à ciel ouvert » du paranoïaque n’attendait que son interprétation comme s’il s’agissait que d’un rêve éveillé.
On ne guérit pas de sa structure. Tel analyste qui crut devant des résultats plutôt positifs avoir guéri la paranoïa d’une femme en supprimant chez elle le mécanisme persécutif, fut délogé de sa position initiale et provoqua une flambée persécutrice soulignant le caractère imaginaire du transfert dans la psychose. Luis Izcovich, dans son livre « les paranoïaques et la psychanalyse » met en lumière quelques exemples qui nous montrent que chaque sujet psychotique restant singulier, il ne faut en aucun cas généraliser sur des questions que l’on se pose face à un psychotique telles :
Qu’est-ce qui « maintenait » avant le passage au délire ?
Dans quels arrimages imaginaires tiennent les psychoses non déclenchées ?
Dans quelles conditions, la rupture s’est-elle opérée et quelle est cette rencontre d’un signifiant dans le réel là où comme Nom-du-Père il a toujours manqué ?
L’intérêt de ce livre est d’interroger la responsabilité du psychanalyste dans la rencontre avec un paranoïaque. L’analyste en effet ne peut ignorer la difficile place à laquelle il est convié ou plutôt où il se laisse convier. Luis Izcovich nous fait part avec rigueur de quelques cas de sa pratique où l’analyste est cantonné à un certain silence ou à un « toujours même », il ne se positionne pas comme sujet supposé savoir et n’a recours à aucune interprétation. Ce qui reste à éviter absolument est donc l’énigme de la rencontre avec le désir de l’Autre.
Si de nos jours la demande du psychotique s’adressant à l’analyste semble être plus fréquente, cela tient sans doute à son exclusion du contexte actuel du discours où la jouissance est proclamée pour tous, et la même. L’homme libre qu’est le psychotique ferait exception à ce précepte et son accueil par le discours analytique lui offre la possibilité d’une régulation de jouissance, d’une limitation des passages à l’acte mortifère et dans les meilleurs cas, la création d’une suppléance permettant une stabilisation. (5)

La haine du paranoïaque

La difficulté de la prise en charge des paranoïaques, même s’il ne s’agit pas de psychotiques enfermés dans leur délire, tient à la prévalence de la haine qui biaise d’emblée l’alliance thérapeutique. Le soignant, quelle que soit son identité et sa technique, va se trouver pris dans la même nasse que celle qui avait précédemment enfermé le patient lui-même. Tour à tour, il sera porté aux nues comme l’allié idéalisé ou jeté aux gémonies comme l’incapable, voire le traitre. La haine de transfert, contrairement à l’amour de transfert, n’offre pas beaucoup de possibilités d’élaboration ni pour le patient ni pour l’analyste. La « faille » où insérer une activité thérapeutique est donc mince et, lorsqu’elle existe, c’est vers un travail de délibération des personnages parentaux terrifiants et de leurs substituts qu’elle peut s’engager, permettant de relativiser les conflits en réduisant leurs dimensions. Ce travail ne peut s’établir que grâce à la démarche transférentielle elle-même qui parvient petit à petit à faire reconnaître au patient que l’analyste lui-même n’est pas un personnage idéal, exigeant, sûr de lui et menaçant, mais un être humain vivant, pouvant se tromper et l’admettre sans que le monde s’écroule.
Nous retiendrons, pour une dernière touche à cette image de la paranoïa, la place de l’échec d’une demande d’amour qui, blessé, se transforme en haine. Non pas une haine qui pourrait s’épuiser avec une personne déterminée mais une haine prenant une dimension élargie, voire potentiellement universelle. La prétention à s’ériger au centre du monde n’est pas une simple rémanence du narcissisme infantile, c’est une réponse au fait de n’avoir pas trouvé d’autre place que l’écartèlement entre les deux pôles d’un conflit dans fin. L’amour nécessaire qui fait défaut n’est pas limité à une rencontre harmonieuse mais il a valeur quasi comique et créatrice d’existence, car c’est à partir de lui que le paranoïaque aurait dû pouvoir se représenter son origine au lieu de la haine destructrice que son enfance lui a donnée à voir et à subir. (6)

Chantal Cazzadori
Psychanalyste
La question des Paranoïas et de la Haine.
Conférence 3, Amiens mai 2019

NOTES de lecture :

(1) Dictionnaire de la psychanalyse : Encyclopédia Universalis p.199, 200, 201, 202,203, 204,205, 206, 207
Alphonse De Waelhens

(2) Paul-Laurent ASSOUN, Psychanalyse chez PUF, la question de la psychose p. 340, 341.

(3) QUE SAIS-JE :
la paranoïa – Sophie de Mijolla-Mellor au PUF page 9 à 25 _ L’origine de la paranoïa p.37,38, 39.

La jouissance masochiste et autopunition paranoïaque p.69-70

(4) Freud S. « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa ». Cinq Psychanalyse. Paris : PUF, 1979, p.315

(5) Anne Lopez, psychanalyste, A.M.E. commente le livre de Luis Izcovich, les paranoïaques et la psychanalyse, Paris ; Editions du Champ lacanien, coll. Cliniques, 2004.

(6) La paranoïa, Que sais-je ? Conclusion p. 122 – 123
Sophie de Mijolla-Mellor au Puf

voir en post-cast : « Sommes-nous tous fous ? Qu’est-ce-que la Psychose ?
les chemins de la philosophie par Adèle Van Reeth sur France Culture (15/12/ 2016)
invitée : Colette Soler