Jean-François Pietri, Honoraire, Chaire supérieure de Philosophie, Bastia.
Qui est Médée?
1) Le mythe de Jason Le va-nu-pieds et Médée La sorcière est un récit d’aventures, de cruauté et d’exil, de déchéances de la subjectivité et de la personnalité, confrontées à l’altérité d’autrui . Médée est une princesse et prêtresse barbare, Jason un héros sans royaume, boiteux parce que chaussé d’une seule sandale. Il est contraint de prendre la mer avec l’Argo et 49 compagnons illustres, les Argonautes, chargé d’une mission impossible : récupérer la Toison d’Or, fétiche de prospérité violente et sauvage, jalousement gardé par Aiétès, Roi de la Colchide, à l’est de la Mer Noire, non loin de l’empire des Scythes. Première étrangeté : cette terre orientale est dominée par des personnages d’ascendance grecque légendaire, la culture grecque n’est pas celle de Médée, pourtant la magicienne tombe follement amoureuse de Jason à leur première rencontre. Elle ne saura pas l’intérioriser, se définira comme une exilée, abandonnée par celui à qui elle a tout donné.
2) Le nom de Médée. Le nom propre, Médéia, vient de médomai : méditer, penser à, imaginer, inventer, tramer, ourdir ; ta médéa désigne les pensées, desseins, soins, soucis, préoccupations. La racine indo-européenne « med se retrouve dans médecine, remède, médicament ; médiation, médiateur, medium. C’est le nom de la Magicienne, qui fournit des moyens, a une fonction de médiatrice, utilise des philtres comme des poisons, des substances magiques permettant d’atteindre les fins souhaitées, mais de façon oblique, biaisée, maléfique. De qui Médée est-elle le nom pour les Grecs? D’une sorcière indigne de la cité et ses lois, qui doit être bannie malgré la peur qu’elle inspire. Que reste t’il de son identité après cette exclusion? Rien, justement ! Saluons le génie de la langue grecque : médéis signifie rien, personne ; o medeis, c’est celui qui n’est rien ; les médéa, ce sont les testicules que les hommes se tranchent avec un couteau de pierre, et qu’ils déposent sur l’autel de Cybèle, La Grande Mère, La Nature Sauvage à qui la prêtresse Médée offrait des sacrifices humains. En prenant la mer avec Jason (Iason, la fleur d’Ionie, la violette..), Médée n’a obtenu qu’une promesse de mariage, et rompu le lien avec les divinités chtoniennes toutes puissantes. Avant de partir, la jeune fille de Colchide se conforme au rite marital : elle se coupe les cheveux et en offre une mèche à sa mère en signe d’épousailles et de maternité future.
3) Médée exilée : elle perd sa place et se place hors d’elle-même. La fille du roi Aiétès, petite fille du soleil, sœur de Circé la Magicienne, placée sous la Protection d’Hécate, fille du Titan Persée et la Titanide Astéria (« la nuit étoilée ») a été initiée au surnaturel, à la puissance par Hécate, dont les Théonymes sont révélateurs : on n’en compte pas moins de 27, parmi lesquels Chtonia, celle de la Terre, Enodia, celle des chemins, Skotia, celle des lieux obscurs, Kleidukos, porteuse de clefs, Melana, la noire. Ces surnoms de la déesse protectrice liée aux cultes de la fertilité sont doublés d’évocations sinistres, de l’ombre, l’obscurité et la mort. La Magicienne en avait hérité, comme la sorcière, et parce qu’elle avait été initiée à tous ces mystères par Le Grand Autre, le Langage Sacré, Médée est désarrimée, désarçonnée, dépossédée. D’autant plus que le trésor des signifiants ne peut se désigner lui-même, et qu’il ne brille plus de rien. Confrontée à l’impuissance du Grand Autre, face à la réalité ordinaire de l’autre, la subjectivité de Médée vacille, puis s’effondre. Il n’y a plus de garanties, par la trahison de Jason, le monde s’est effondré, le sujet n’est plus que béance, vacuité irrévocable. Médée, « celle qui refuse d’être remplacée » (expression de Cynthia Fleury) a peut être confondu individuation et toute puissance, c’est ce qui la fait entrer dans la dé-mentia. D’abord placée hors d’elle-même par la colère, elle s’assujettit à la haine, qui n’a pas d’autre place que le Réel de la Mort.
4) Médée ou la fin de la médiation : il n’y a pas de remède à l’ingratitude. La Magicienne est un médium (le mot magos repris en grec du persan, désigne celui qui interprète les songes et donne les moyens d’agir) qui a donné à Jason les moyens de réussir les plus meurtriers. Sa répudiation signe t-elle sa folie? On parle plutôt de la « fureur de Médée », depuis la tragédie de Sénèque, et ce serait le cas. Sous l’impulsion d’une violente rancœur (dolor), l’héroïne entre dans un état de démence (furor) et commet un crime hors du commun, un crime contre les lois morales et religieuses, un crime innommable (scelus nefas en latin).
« Cette altérité du signifiant à lui-même, c’est ce que désigne le terme du grand Autre marqué d’un A. (…) Et le a, nous le savons, c’est le sujet lui-même, en tant qu’il ne peut être représenté que par un représentant » (Lacan, Le Séminaire, L.XVI, D’un Autre à l’autre, p. 312)
Que provoquent l’ingratitude, la répudiation et l’abandon de Médée par Jason? Une crise démentielle de l’identité (Crisis en grec, la rupture). Le scelus nefas, le crime abominable qui la conclut, est un infanticide : Médée tue les 2 enfants de son époux abhorré, Merméros et Phérès (« celui qui cause du souci », « celui qui porte quelque chose »). Il faut mettre fin à la transmission puisque le Grand Autre s’est effondré et à la filiation puisque la fonction paternelle ne tient plus. Médée n’a plus d’amour pour Jason, seulement une haine inextinguible, une haine mortelle qui se réalise par la volonté farouche d’effacer les traces.
« Maintenant, je suis Médée ; mes dons naturels se sont développés dans le mal ; je suis heureuse, oui, heureuse d’avoir décapité mon frère, heureuse d’avoir dépecé son corps, heureuse d’avoir dépouillé mon père de l’objet sacré jalousement gardé, heureuse d’avoir armé les mains des filles pour provoquer la perte de leur vieux père (Péléas, l’usurpateur). Le crime des enfants, c’est d’avoir Jason pour père, leur crime plus grand encore, c’est d’être sortis de Médée. Qu’ils meurent, ils ne sont pas à moi : qu’ils périssent encore, ils sont à moi ! ». (Sénèque, Médée, 5ème mouvement, Epilogue, vv. 914/929).
Abolition du nom du père? Anéantissement de la subjectivité féminine? A la fin du film de Pasolini, sur un fond de flammes embrasant Corinthe, Médée, avec la voix de Maria Callas hurle cette imprécation à Jason qui implore sa pitié : « Trop tard ! Maintenant, plus rien n’est possible ! ». Le Grand Autre (le Langage Divin) qui garantissait la transmission est aboli par l’altérité ordinaire, et il ne peut se désigner lui- même : il n’y a plus que le réel de la mort.
5) Médée retrouvée? Fin de la crise identitaire : le 3-è fils de Médée, Médéios.
Qui est finalement Médée? Successivement magicienne, prêtresse, princesse, sorcière, exilée, répudiée, trahie, abandonnée ; jeune fille, femme, mère infanticide, meurtrière, destructrice : a-t- elle une place dans le monde? Elle n’y renonce pas, malgré la perte définitive de son identité archaïque originelle garantie par le Grand Autre divin : « Oui, va-t-en tout en haut des éthers témoigner, là où tu te rendras, qu’il n’existe aucun dieu ! ». Dernière réplique étonnante de Jason à Médée chez Sénèque. La Magicienne s’élève pourtant dans le ciel dans un char tiré par des dragons ailés flamboyants. Deus ex-machina? Ainsi s’achève la tragédie, mais la légende continue : à Corinthe, Médée a rencontré l’Athénien Egée, qui la reconnaît et l’accueille dans la cité. Il l’épouse en secondes noces, elle lui donnera un fils, Médéios. Le 3-è fils de Médée porte son nom, la Magicienne est devenue Filiatrice, consacrée comme Mère Originaire. La crise est finie, la transmission reprend, mais sur une lignée désormais matrilinéaire : Médéios deviendra le premier roi des Mèdes, les Perses ennemis des Héllènes. Nous sommes Hors- Champ, mais pas hors came- ra : à ma seconde vision du film de Pasolini, j’ai eu une étrange intuition : la splendeur orientale et barbare des images, solaire et cruelle, le jeu hiératique et véhément des acteurs faisait entendre comme à l’arrière-plan, le texte silencieux d’Euripide et le discours inconscient des mythes. Celui que Pascal Quignard retrouve dans un court texte intitulé Médée Méditante, inspiré par une mosaïque romaine: « Celle qui dans la société humaine, a l’unique pouvoir de reproduire la société humaine, celle qui a l’unique pouvoir de la naissance, du temps, du soleil, de la fécondité, du sang menstruel, de la vie, possède dans un mouvement inverse, se retournant simplement sur elle- même, d’un coup de rein, la toute puissance de la mort, du désert stérile, de l’esseulement, du désespoir, du sang mortel, de la nuit ».
Réflexions sur l’individuation. « La psychanalyse n’a pu s’empêcher de jouer de l’homophonie entre Cronos, père de Zeus, et Chronos, Dieu du temps. A la différence du second qui sait être père, le premier refuse l’épreuve de la générativité, l’assimilant à une perte ontologique. Cronos re- présente celui qui n’a pas su parachever l’individuation dans la mesure où il reproduit la folie de son père, lui-même mangeur de sa progéniture. Cronos, c’est le refus de ce temps fécond qui fait advenir autre chose, l’illusion qu’il n’y aura pas de disparition. Là où le Titan choisit l’apparence du monstre, Médée opte pour celle de la victime ; le monstre n’a jamais fait figure de père, Médée a été une mère : elle donne pour s’offrir les moyens de détruire. » (Cynthia Fleury, les Irremplaçables, pp. 70/71). Les tragédies s’achèvent par des catastrophes, celle de Médée est un scelus nefas, le crime innommable des Romains, l’infanticide maternel. Dans quelle catharsis aristotélicienne pourrait-il s’inscrire? De quoi pourrait-il nous purifier? Ce qui est arrivé n’a pas détruit Médée, sa colè- re, sa haine, sa fureur l’ont emporté sur ses hésitations, ses scrupules dont Euripide et Sénèque font bien état. Que s’est-il passé?
Comment Médée réussit-elle à se venger de l’altérité raisonnante de Jason le Grec? Dans quel état s’en sort-elle? (réussir vient de l’italien ri-uscire, ressortir). – On a parlé à propos d’Œdipe-Roi de Pasolini « d’une liturgie cinématographique tragique », et la critique savante a relevé que les vêtements de Médée en Colchide portent des in-signes, symboles inconnus en Occident, qui indiquent une séméiologie de la réalité selon des analogies et des corres- pondances que le spectateur doit déchiffrer (« Ce magma stylistique, avec la musique exotique qui l’accompagne, est le propre du cinéma-poésie », dira le réalisateur). Qu’indiquent donc ces insignes? Plusieurs idées : d’abord que la légende de Médée rejoint celle d’Ulysse. Malgré la victoire contre les Troyens, le héros perd son identité, il est devenu « oudeis », Personne, et se présente ainsi au terrible Cyclope, dont il sera sauvé par la magie de Circé (tiens donc..), la sœur de Médée qu’il n’hésite pas à utiliser ! Le long voyage d’Ulysse a pour but le retour à Ithaque, sa patrie et son royaume ; pour s’en sortir, Ulysse devra assurer le passage de l’existence obscure à l’existence « en personne « qui implique une reconnaissance à travers une suite d’épreuves difficiles. Médée a toujours cru à sa différence radicale, à sa singularité : ce n’est pas une femme comme les autres– peut-être l’ignorait-elle, confondue avec ses pouvoirs de magicienne —, mais au terme de ses épreuves, elle le sait. Celle qui refusait d’être remplacée est restée elle-même : Médée exilée, aliénée et ostracisée, trahie, abandonnée, s’est retrouvée, s’est accomplie. Elle ne renonce jamais à la voie qui était la sienne, celle du mal qu’elle est en mesure de revendiquer. En affirmant « Je suis Médée », elle assume son identité, qui refuse l’altérité comme l’altération ; elle a détruit sa descendance réelle pour conserver son ascendance imaginaire. 3 citations à l’appui de mon propos : – (la nourrice) « Votre pays vous hait, votre époux est sans foi. Dans un si grand revers, que vous reste-t- il? » (Sénèque). – « Moi, moi, dis-je ! Et c’est assez ! » (Corneille, Acte I, sc 4) – « Une grande volupté m’envahit malgré moi. Enfin, j’ai retrouvé mon sceptre, mon frère, mon père ; les Colchidiens ont récupéré la Toison d’Or. Mon royaume m’est rendu, rendue la virginité que tu m’avais ravie. » (Sénèque).
– Pourtant, comme » il y a quelque chose de pourri dans le royaume du Danemark », il y a quelque chose qui cloche dans le triomphe de Médée. Ulysse est « polumékhanos Odusseus » – celui qui a plus d’un tour dans son sac. », il agit par ruses, Médée non ; elle s’exprime franchement, sans détours, dit ce qu’elle va faire ey pourquoi elle le fera. Sa crise identitai- re était apparue comme une défaillance du Grand Autre (l’ordre symbolique), sa garantie s’était fissurée. Mais comme Médée n’avait rien changé de son individualité, elle la retrouve intacte en revenant en Colchide. Mais suffisait-il d’avoir effacé les traces de son errance – ses enfants –? La magicienne est devenue filiatrice, n’a-t-elle pas renoncé à l’altérité? L’apothéose de Médée est apocalyptique, la mère de Médéios n’incarnera pas la Mère Originaire, Gaîa, la Terre et la différence sexuelle restera réelle…
La question « Qui est Médée? » s’est transformée : « Que voulait-elle? ». On peut y répondre en termes d’itinéraires, parce que la légende se termine par son retour en Colchide, comme Ulysse retrouve Ithaque à la fin de l’Odyssée. Médée accompagne Jason & les Argonautes à Ialchos, puis à Corinthe, et son itinéraire est jonché de méfaits abominables. Celle que Créon (le Roi de Corinthe) surnomme « sombre face » s’est vengée impitoyablement de tout ce que les hommes grecs lui ont fait subir : la manipulation, la trahison de leurs promesses, la répudiation, le bannissement. Autant dire de suite que Médée a fait le tour de la condition féminine en Grèce, dont elle a brisé les lois avec détermination ; jusqu’à faire offrir par ses enfants la tunique d’apparat à Créûse, promise à Jason. Elle s’enflamme, et la fille de Créon se précipite avec son père du haut des remparts. La sorcière meurtrière a cependant un moment d’hésitation révélateur : « Ici pourtant je dois faire silence, ne pouvant que pleurer sur l’ouvrage qui reste à faire de mes propres mains. Je tuerai les enfants, mes enfants. Nul ne pourra les sauver. Et quand j’aurai détruit toute la maison de Jason, je partirai, poursuivie par mon crime envers mes bien aimés ayant osé l’acte le plus impie. Mes ennemis, rire de moi? Jamais je ne le souffrirai ! Tout est bien décidé. Que me sert-il de vivre? Je n’ai plus ni patrie, ni demeure, ni recours dans mon infortune. Mon grand péché, je l’ai commis le jour où j’ai quitté la maison paternelle, me fiant aux paroles d’un Grec, le même qui, les dieux aidants, va me payer sa peine. Les enfants nés de moi, jamais il ne les reverra vivants après ce jour. Et ce n’est pas sa jeune femme qui lui en donnera d’autres, elle vouée à une mâle mort, oeuvre de mes poisons. Et que nul ne s’avise de me dire chétive, ou débile, ou résignée ! Tout au rebours : lourde à mes ennemis, et secourable à ceux que j’aime ! Car il faut être tel pour avoir une vie glorieuse ! (Euripide, second stasimon, troisième épisode, vv 790/810). Ces imprécations farouches viennent à leur place : Médée vient de rencontrer Egée, le roi d’Athènes, auquel elle adresse une demande d’accueil, de protection, et de reconnaissance, assortie d’une promesse d’engendrement. « Entends moi, je t’adjure en touchant ton menton, embrassant tes genoux, car me voici ta suppliante, pitié, pitié pour moi, infortunée. Ne souffre pas que dans l’exil je reste à l’abandon, accueille moi dans ton pays, dans ta maison, à ton foyer, et qu’ainsi par les dieux ton voeu se réalise d’avoir des descendants, et puisses-tu mourir dans la prospérité. Tu ne sais pas sur quelle aubaine tu es ici tombé ! Je mettrai fin à ta stérilité. Je te ferai engendrer des enfants. Tels sont les philtres que je connais ! (..) Jure par le sol de la Terre, par le Soleil, le père de mon père, et puis par tous les dieux ensemble, que jamais de toi-même tu ne me banniras de ton pays, et si l’un de mes ennemis voulait m’en arracher, tu ne consentiras vivant à me livrer ! » (Euripide,id, vv 710/719, 740/5). Autrement dit, celle qui refusait d’être remplacée propose de remplacer ses enfants par d’autres qu’elle fera en usant de sa magie pour un père virtuel ! Cela ne se fera pas sans une dernière anicroche : Egée avait un fils, Thésée, mais il ne le savait pas.Quand Médée l’apprend, elle veut immédiatement le tuer, pensant qu’Egée lui a menti. Hécate l’en empêche : ce serait un acte de l’hubris, la démesure dans laquelle ni les hommes, ni les dieux ne doivent tomber. Euripide incarne en Médée une femme et une déesse, et son apparence scénique est énigmatique : humaine, trop humaine, ou mystérieuse, frappée d’une folie sacrée? Médée parle toujours à côté d’elle même, elle est la fille d’Idya, une Titanide, « celle qui sait » en Grec. Mais il y a quelque chose qu’elle ne sait pas, et qui constitue peut être son individualité profonde, càd littéralement sans fond, parce qu’il y a toujours quelque chose devant, qui le cache : je dirais sa solitude radicale. Elle donne à sa tragédie une dimension métaphysique :
« Poser l’être comme extériorité, c’est apercevoir l’infini comme le Désir de l’infini, et par là, comprendre que la la production de l’infini appelle la séparation, la production de l’arbitraire absolu du moi ou de l’origine » (Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini, 1961).
A la question initiale, « Qui est Médée? », je répondrai maintenant : une femme solitaire, une mère célibataire, qui a voulu se maintenir en Mère Originaire. Ce seraient les insignes de son identité radicale : »Le fait que toute individualité consciente possède un noyau central, une force unificatrice, une identité intégrante, le fait qu’elle n’en soit jamais dépossédée implique une constante reviviscence de notre solitude natale; de notre isolement essentiel » (John Cowper Powys, Une Philosophie de la Solitude).
La réponse apportée (une femme solitaire, une mère célibataire, qui a voulu se maintenir en mère originaire) est partielle : la singularité de la Magicienne qui a tout donné et a été abandonnée est ef-fleurée, encore impliquée, pas encore expliquée. C’est une différence exceptionnelle, d’abord tenue pour déficitaire par l'(A) autre, Jason, pour qui la prêtresse de Colchide est une barbare dont il ne comprend pas la fureur parce qu’elle n’a reçu que des bienfaits en intégrant l’héllénisme, civilisation de la cité et de la loi. Ensuite, cette différence d’exception se transforme en crainte superstitieuse face à la puissance redoutable que Médée choisit d’exercer par amour pour Jason : la magie maléfique (i.e la sorcellerie) réduit ses victimes à l’impuissance (malédictions, imprécations, philtres et poisons), celle dont use la Princesse Colchidienne est au contraire bénéfique, et forcera Jason Le Va-nupieds à relativiser son jugement. En conservant sa puissance, Médée augmente le pouvoir du héros déchu de son royaume, son acte magique est la réalisation d’une possibilité absolument improbable, il est en ce sens miraculeux (il implique une intervention divine). La magie antique est une affaire de femmes dans la mythologie gréco-romaine (Hécate, Circé, Erichtô, Didon), le discours évidemment masculin ne manque pas d’en souligner l’ambivalence et la dangerosité (on le retrouve dans les objurgations de Médée : « Par la Dame que je vénère entre tous les dieux et que j’ai prise pour alliée, Hécate qui habite au plus secret de mon foyer, nul d’entre eux ne rira pour m’avoir torturée ! En un jour, trois de ceux que je hais deviendront par moi des cadavres, le père (Créon), la fille (Créûse) et le mari, le mien. J’ai bien des moyens pour les mettre à mort, et je ne sais auquel m’arrêter, mes amies. De plus, si la nature nous a faites, nous les femmes, sans aptitudes pour le bien, nous sommes très savantes artisanes du mal » (Euripide, premier épisode, vv. 396/399 ; vv407/409).
– Si je mentionne une dernière fois l’auteur de la tragédie, c’est parce qu’il traduit la légende de Médée en représentation théâtrale, et que ça me permet de prendre conscience de l’intuition que j’ai éprouvée à la seconde vision du film de Pasolini. Le théâtre est par excellence le lieu de la représentation d’un texte écrit, les acteurs jouent leurs rôles, le visage dissimulé par un masque qui les institue comme personnages (persona, de personare : résonner à travers). Les comédiens sont littéralement des porte-voix, et je comprends maintenant mon impression de porte-à-faux dans le jeu des acteurs du film, comme si l’invisibilité du texte initial servait d’instructions pour l’action. « Action, pour quoi faire, comme disait l’autre? ». L’interprétation de Maria Callas est exceptionnelle, par sa présence physique, et non sa voix : elle a été doublée par une autre personne à cause de son mauvais italien, le spectateur reconnaît sa puissance vocale alors que ce n’est pas elle qui lance ses imprécations véhémentes, ni ses murmures de tendresse pour ses enfants … La raison de ces paradoxes? « Médée n’est pas incarnée, et ne peut l’être. Elle parle toujours à côté d’elle-même. Médée parle devant sa bouche, et non depuis elle-même, puisqu’elle-même est insaisissable. Médée sur scène expérimente différentes formes de langage, elle passe sans transition de l’un à l’autre, et entre effectivement dans chacune en s’y installant. Aucun n’est vrai en soi, mais tous, dans leur diversité, disent sa situation : définitivement détruite par la trahison, elle est condamnée à faire de cette destruction un argument ; le mal vécu devient alors un objet comparable qu’on peut évaluer en le mettant en relation avec d’autres.Il y aura dès lors toujours une relation d’extériorité entre ce qu’elle dira et le désastre qui la fera parler. » (G. Banu, La tragédie grecque, défi de la scène contemporaine, in. Études Théâtrales, 21, Avril 2001). Je rappelle que la meilleure traduction de desiderium, le désir, est « désastre », de de-siderare, tomber de l’étoile, de l’astre lumineux. Le désir de Médée pour Jason s’est avéré désastreux, rencontre fatale avec une altérité aliénante, elle ne peut s’en remettre, en revenir, que par la violence, la fureur. Médée détruite, abandonnée, est transformée par là en puissance maudissante : la Magicienne n’est plus, une Sorcière est née… C ‘est la transfiguration de Médée, à laquelle ont assisté les spectateurs d’Avignon avec l’interprétation génialement décalée d’Isabelle Huppert.
Jean-François Pietri, Honoraire, Chaire supérieure de Philosophie, Bastia.