© Ben Grasso
Introduction
Pour aborder la question de la structure je vais commencer par ma relation personnelle à ce qui, avant de cheminer avec la psychanalyse, a d’abord été la dimension structurale en psychopathologie.
Je n’ai pas eu de maître en psychiatrie de l’enfant comme je peux dire que j’en ai eu en psychiatrie générale autour de la question de l’altérité et de la folie, là où la question de la fixité de la structure était posée du côté de la psychose. Devant la clinique de l’enfant, je suis restée face à mes appréhensions, à mes idées et convictions diverses et variées et à mon désir.
La psychopathologie et l’usage des concepts de névrose, psychose et perversion renvoie le clinicien à la question de savoir dans quelle mesure l’autre est un signe. A l’horizon de la psychopathologie, à sa limite sans doute, la question se présente toujours de l’autre réductible ou non, à un signe. C’est la question toujours ouverte de la réduction de l’altérité de l’autre à un signe, et c’est la limite de la psychopathologie, puisque l’altérité n’est pas un signe.
En recherchant une voie pour travailler avec mon désir, j’ai imité des analystes : j’ai une fois pendant une semaine vouvoyé tous les enfants de 0 à 18 ans. C’était bizarre, je ne me suis pas sentie très crédible. J’ai surtout beaucoup été prostrée dans un malaise, dans une prise en masse de la pensée en présence des enfants et parents en cherchant un lien qui permettrait d’organiser quelque chose et situer une orientation de l’entretien.
Ça fait peu de temps que je perçois sans un sentiment de flou ou de forçage que le travail analytique avec l’enfant est un travail analytique au même titre que celui avec l’adulte, renvoyant de même aux interrogations théoriques, à une nécessité de préciser les coordonnées théoriques, au désir analyste. Que en d’autres termes la structure est là, dans la cure et que je peux accéder à des éléments d’analyse.
Cette conception est venue avec le temps et est indissociable pour moi de la notion de développement et de l’âge de l’enfant, de la façon dont s’est précisé pour moi la consultation analytique avec l’enfant comme un espace de travail à aborder avec les outils analytiques, comme tout travail analytique, dans une configuration beaucoup plus complexe qu’avec le sujet seul d’une demande d’analyse avec l’adulte. Du fait d’avoir à tenir compte de là où en est l’enfant par rapport aux métaphores qui peuvent ou non porter et supporter son élaboration et activité fantasmatique. De cette hétérogénéité à écouter et avec laquelle travailler, dans le lien avec la demande des parents et de leurs coordonnées à eux, de leur structure également.
La structure dans la consultation avec l’enfant
Les parents sont partie intégrante de ces coordonnées analytiques puisque l’enfant en fonction de là où il en est dans la constitution de ses parents comme métaphores des objets parentaux originaires et dans la construction de lui même comme sujet… est un sujet représenté par un signifiant pour un autre signifiant. Ce S qui le représente pour un autre S est un signifiant bien souvent énoncé par un autre, suscitant des effets métaphoriques chez lui. Supposons une métaphore, par exemple une métaphore paternelle, nom du père se substituant à désir de la mère, signifié au sujet, dégageant une signification phallique, c’est-à-dire commençant à produire pour l’enfant de la signification dans l’ordre de la relation à l’objet perdu. Cela permet une production par l’enfant de métaphores qui soudain prolifèrent et peuvent s’éteindre à nouveau. L’enfant peut revenir à un ordre métonymique, jusqu’à une prochaine vague suscitée par le jet d’un caillou dans l’eau.
La consultation familiale peut permettre la production de S qui viennent porter du sujet pour d’autres S que l’enfant va décliner… Exemple : un enfant entend son père parler de sa difficile séparation d’avec sa mère, une séparation où son père est laissé pour compte. Cet enfant de 5 ans parlant alors à la cantonade raconte quelque chose où j’entends seulement les mots de « caca » et « bébé ». Restant seul avec moi il me dit très vite que son petit frère l’agace beaucoup et puis se lance dans l’affirmation d’une théorie sexuelle, je ne sais pas vraiment laquelle, mais enfin dans sa théorie le père n’a rien à voir avec la conception. Il l’affirme, la preuve en est que son père n’a été autorisé dans la salle où est né son petit frère que tout à la fin, c’est le docteur qui a fait le travail de toutes façons et surtout sa maman a fait le bébé toute seule, il était dans son ventre et son papa n’avait rien fait. Je discute son affirmation, je demande comment son père a pu reconnaître le petit frère comme son fils et il me répond, il sait : c’est juste que tout à la fin, il a eu le droit de voir le nouveau né et donc, le voyant il a pu dire: c’est mon fils. On entend comment il essaie de recouvrir avec de la métonymie l’impensable du réel : l’hôpital, la salle d’accouchement, le docteur, le bébé qui naît, le papa qui peut entrer et voir après et ce papa qui n’a rien fait est le papa parce qu’il était là, parce qu’il a vu après que c’était fait. Il fabrique une métaphore. Mais le signifiant de l’identification du père comme accessoire sans utilité dans le désir de la mère a autorisé à mon sens l’énonciation d’une chaîne métaphoro-métonymique par l’enfant sur la question du réel de sa conception. Et bien sûr, l’enfant dont il parle, le petit frère, est agaçant, insupportable : le symptôme pour lequel il vient justement.
Parler des structures renvoie dans la théorie analytique à des aperceptions et articulations qui tentent de nommer l’expérience sans jamais tout dire ni arrêter une définition. La proposition : l’inconscient est structuré comme un langage est une manière de définir la structure. Dès lors, il est défendable de proposer une définition de la structure par celle du sujet : un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant. Une non fixité de la structure chez l’enfant renvoie à l’idée que cette structure minimale, celle du sujet, peut connaitre des destins différents dans et par une rencontre avec un analyste de façon plus radicale encore qu’avec l’adulte. Chez l’adulte, y-a-t-il défixation de la fixité de la structure dans une analyse ? Peut-il y avoir non fixité de la structure chez l’adulte ? Je fais l’hypothèse que la non fixité de la structure chez l’enfant a partie liée à la construction de son inconscient dans un contexte de refoulement incomplet voir absent au temps 0 de la cure et que celle-ci peut faire advenir, autorisant à penser que la cure peut permettre l’avènement d’un fantasme inconscient. En ce sens, c’est l’immaturité de l’enfant au regard du refoulement qui permet de parler de non fixité.
La temporalité des processus de refoulement
Si l’hypothèse de Robert Levy sur l’instauration progressive de l’activité métaphorique à partir d’une où de quelques métaphores initiales et jusqu’à la constitution d’un inconscient organisé par le refoulement, qui est la situation de la névrose, est à retenir, et pour ma part je la retiens, alors l’activité de l’enfant en cours de constitution de son refoulement est composée de zones de métaphore, de pure métonymie et de métaphore-métonymie en proportion variable. Il revient à la consultation analytique de trouver, lorsque cela est possible, où et quand l’enfant peut se constituer sujet d’une métaphore et de réaliser autant que possible des situations discursives qui lui en offrent la possibilité. La métaphore (substitution d’un signifiant à un autre signifiant, sans que des rapports de contiguïté les déterminent préalablement) est à mon sens la situation de discours où la définition lacanienne du sujet s’illustre le plus nettement dans la différence et l’effet d’écart produit entre les signifiants : un S représente le sujet pour un autre S. Elle est ainsi par excellence la situation constituante de l’inconscient.
Si nous admettons une constitution progressive de l’objet en tant qu’au bout du compte « il n’y a pas l’objet », alors au temps de sa constitution, l’objet existe encore bel et bien. Il mobilise le jeu dans la partie analytique avec l’enfant, puisqu’il le fait déjà dans sa vie et dans son développement. Il se promène dans le corps, dans le regard, dans la voix. Le désir et l’absence de désir, la mort, la destruction éventuellement, affectent le destin de cet objet encore non découpé par le signifiant, pris dans la relation du petit sujet aux Autres primordiaux. L’inconscient sera structuré en fonction de l’histoire de cet objet, de son passage de l’existence à une non existence si le chemin du refoulement est parcouru. C’est pour autant que le petit enfant en cours de progrès sur ce chemin a affaire à ses grands Autres, détenteurs de ses objets en voie de formation, que je m’invite comme analyste dans l’espace du sujet enfant avec les Autres essentiels que sont ses parents.
Dans sa famille se règlent les comptes chaque jour de ce que l’enfant sera ou non autorisé à intégrer dans son inconscient en voie de constitution. Autorisé car l’admission dans l’Autre, la Bejahung, l’acquiescement au signifiant en train de s’instituer comme tel, nécessite le préalable d’une énonciation ou d’une série d’énonciations dans un échange où le désir de l’Autre, la dimension où Lacan situait dans l’Autre le répondant de la voix, est essentiel. L’enfant reviendra toujours à « l’objet » dans la relation de corps avec ses parents, auprès de ce qui s’incarne là pour lui et là se feront et se déferont des processus essentiels de découpage signifiant dans le réel. L’analyste peut-il aller chercher « l’objet » en voie de constitution, là où il est, entre eux, dans leurs relations ? Peut-il en intervenant là en s’autorisant à soutenir l’inconscient de l’enfant dans cet espace de circulation parents-enfant contribuer à aider le jeune sujet à se saisir des signifiants qui organisent son refoulement ? Dans quelle relation désirante se place-t-il avec l’enfant, avec les parents ? Comment organise-t-il les rencontres, quelle direction donne-t-il aux entretiens, qu’est-ce qu’il écoute, sur quoi est-ce qu’il se règle ?
Consultation avec l’enfant et conflit
Si l’analyse personnelle conduit à rencontrer une inconsistance dans l’Autre, cela concerne éminemment le sujet lui même. Il n’y a pas « le sujet » qui s’énonce lui-même, une forme en fait du sujet de la synthèse et de l’Un. Le dispositif analytique, une convention soutenue par l’engagement réciproque des protagonistes, n’en apparaît que plus comme une construction au cas par cas. Les signifiants qui portent des effets sujet s’énoncent en dehors de ce cadre comme en dedans au cours d’un travail analytique, mais une chose me paraît sûre : le rôle organisateur du conflit et ce qu’il implique de confrontation à la castration dans toute cure. Je parle ici des situations cliniques où la castration peut s‘engager. Un analysant qui ne remettrait pas en cause ses relations fondamentales en dehors de la cure, qui ne rencontrerait pas les résistances que sa démarche suscite, serait ramené à son état pré-analytique. L’enfant en relation avec un espace analytique peut peut-être initier des conflits avec ses parents et dans un cas favorable, ceux-ci peuvent en écouter quelque chose. Où bien, les consultations sont suspendues. Mais chez l’enfant jeune, le symptôme désigné jette un trouble et c’est à l’analyste de parvenir à ce que des linéaments de conflit se dessinent et mettent en tension des subjectivités en écoutant la famille et en créant des espaces d’élaboration qui peuvent se rapporter à l’enfant.
Robert Levy partait du constat dans son travail sur l’infantile que le symptôme de l’enfant était susceptible de s’évaporer soudain, lorsqu’un certain travail était réalisé dans la consultation familiale. C’est ainsi qu’il aboutissait à l’idée que ce symptôme chez l’enfant encore pris dans l’infantile était en fait en place de sinthome : en place de faire tenir quelque chose de la structure pour l’un, l’autre ou les deux parents et qu’il s’agissait de ce fait d’un endroit où le refoulement n’est pas permis à l’enfant. Aucun S ne peut venir pour l’enfant se substituer à ce S qui l’identifie, lui, dans son symptôme pour un temps car il fait tenir quelque chose pour ses parents. Cette formulation structurale du symptôme dans l’infantile permet une déclinaison assez vaste pour s’appliquer à des situations extrêmement différentes. Le sinthome que soutient le symptôme de l’enfant peut concerner un enjeu de la relation entre les parents ou bien à l’extrême faire consister la dimension psychique pour l’un d’eux et représenter alors un impératif vital de toute identification possible pour l’enfant. Nous retrouvons les distinctions suggérées par Lacan dans la brève et divinatoire « Note sur l’enfant », lisible dans Autres Écrits.
L’avancée proposée par Robert Levy subvertit l’intuition toujours largement en cours du travail analytique avec l’enfant comme avec un petit sujet autonome. Il introduit une lecture nouvelle possible de l’altérité dans l’infantile avec la notion d’un psychique largement organisé par la métonymie. Son travail est à mon sens étrangement peu repris, commenté, étudié, malgré la préface dithyrambique de J. J. Rassial où celui-ci le qualifie de nouvelle théorie psychanalytique de l’enfant. Pour ma part, je relie cet écho relativement, pour le moment encore, modeste à la difficulté où nous met R. Levy. Il s’agit, en gros, de mettre en résonance des états de la subjectivité très hétérogènes. La structure est à explorer dans la consultation familiale, elle est celle d’un grand Autre où sont impliqués l’enfant, ses parents, une pluralité d’histoires, de temporalités, de mécanismes, de demandes très différentes et d’effets sujet qui se manifestent. La rencontre avec des formes diverses de brutalité est certaine. L’idée même d’une tension opposant la construction psychique de l’enfant et le sinthome qui fait tenir quelque chose côté parents confère à cette réalité humaine une dimension dramatique et malheureuse structuralement. En quoi cette approche n’en est pas moins freudienne, mais comment se situer soi-même dans un tel nœud que n’épargne pas la destruction ? Comment se laisser guider en restant accueillant de ses associations pour écouter ceux des sujets en présence, seule base possible de tout travail analytique ?
Je crois que l’outil dont se sert R. Levy, est de faire intervenir le père réel – je parle de la fonction père réel et non du père de la réalité – sans se prendre pour lui, créant du manque symbolique, condition de la métaphore.
Jouer avec l’enfant : de quelle place ?
Pour ma part, je suis, après des années de travail avec l’enfant, toujours apprentie au sens où il m’arrive de lire ou d’entendre quelque chose et de m’y identifier en le mettant en application le jour suivant. J’ai lu un texte de Winnicott sur le jeu. Il propose d’essayer de cerner l’essence du jeu et finalement il rapprochera jouer et faire (doing) au sens d’une action sur la réalité extérieure. Il décrit des moments cliniques où l’enfant joue alors que sa mère parle avec Winnicott. Le jeu libre de l’enfant est auto-thérapeutique, self-healing et les interprétations d’un psychothérapeute l’aurait peut-être réfréné, éliminé l’aspect créatif. Il rapporte une observation écrite par lui en 1931, alors jeune pédiatre : un bébé d’un an et demi fait des crises d’épilepsie injugulables. Il apprend à jouer avec elle qui pleure tout le temps en la prenant sur ses genoux. Elle guérit de son épilepsie après la première séance de jeu où elle devient capable de se réjouir, dit-il, en expérimentant avec des abaisse-langues qu’elle jette et ses propres orteils qu’elle tire.
Quand un patient ne peut pas jouer, dit-il, le thérapeute doit s’occuper de ce symptôme majeur, avant d’interpréter des fragments de comportement.
Winnicott parle des mères capables ou non capables de tenir adéquatement avec l’enfant un rôle qui lui permette de jouer et donc de se construire et de construire du lien. Là où ce rôle est défaillant, logiquement sa proposition renvoie le thérapeute à la tâche de substitut adéquat pour le temps nécessaire à l’enfant pour construire un lien suffisamment solide.
Le lendemain, je recevais un enfant de 7 ans avec une mère qui tenait un discours tonitruant qui me semblait très fou. Ça m’évoquait vraiment un cauchemar, la façon dont elle traitait son fils en souriant à grandes dents en écartant totalement le malaise de celui-ci, pourtant souligné avec insistance par l’école. Elle ne mentionnait pas un placement récent de l’enfant en foyer, suivi d’un retour dans la famille. L’enfant m’a demandé si on pouvait jouer aux échecs. On s’est mis à une partie d’échecs tout en discutant et la mère a laissé faire, elle trouvait ça bien. Elle a raconté quelques étapes de sa vie. L’anxiété de l’enfant s’est manifestée sur le plateau, dans le jeu avec moi. Il était adressé en consultation car il avait fait une crise de colère désespérée et exprimé des idées de suicide, entendues comme telles, à l’école, après avoir cherché en vain un petit légo dans son cartable, que normalement il n’avait pas le droit d’emmener et que pour cette raison sa mère avait retiré sans le lui dire. Après le jeu d’échec, il a encore pris des personnages et continué à jouer jusqu’à la fin. En partant, il m’a dit qu’il repartait avec un petit légo qu’il avait emmené avec lui et que son père lui avait acheté quelques jours auparavant. Je le reverrai avec son père la prochaine fois. Merci Winnicott, c’était très bien, les échecs ce jour-là.
Un long chemin
Je ne sais pourquoi, une chose qui était difficile pour moi est devenue beaucoup plus facile : je me trouvais souvent embarquée dans des consultations où le père ne venait pas. Malgré mes demandes je ne voyais que la mère avec l’enfant. A présent, je ne peux pas m’engager sans rencontrer le père. Il m’arrive souvent après une ou deux consultations de proposer à la famille qu’elle rappelle pour le rendez-vous suivant, avec le père. Dernièrement je me suis rendue compte à quel point un enfant que je recevais avec sa mère avait peur de son père et la mère aussi. Il n’était pas libre, le père lui avait dit de ne rien me dire sur lui. Ce père que je n’ai pas rencontré m’a permis de proposer la consultation à la mère et d’en décharger l’enfant. Sa mère pourrait peut-être le protéger si elle travaille sur sa peur d’enfant face à son ex-mari qui fait toujours la pluie et le beau-temps, tandis que l’enfant est placé dans l’injonction de rester à la place où il est par un pouvoir de terreur. Peut-on associer librement dans la terreur ou l’oppression ? Mais pour revenir sur l’enfant avec son petit légo, il me semble que la première consultation reposait sur une proposition maternelle de ma part telle que Winnicott entend cette fonction, dans le sens de m’essayer à une capacité à jouer avec l’enfant et à le laisser jouer seul. Qu’adviendra-t-il dans la suite du travail ? La question est peut-être ici celle d’une situation traumatisante où est plongé l’enfant.
Anna Konrad
Psychiatre- Psychanalyste à Paris
Membre de l’association : Analyse Freudienne
« Revues de l’Association Freudienne de Paris,
Anna Konrad, co-auteur, dans chacun des thèmes publiés. »
Tous ses livres sur la page de l’éditeur, ici