Le titre en lettres majuscules maintient l’équivoque. S’agit-il d’« une folie sans autre » ou d’ « une folie sans Autre » (Autre barré ou pas).
« Au-delà de l’autre, c’est toujours à l’Autre que la haine s’adresse. » Ce sera donc le titre de mon intervention. Je soutiendrai qu’il n’y a pas d’au-delà de la haine, mais un au-delà de l’agressivité, de l’invidia, de la jalouissance qui s’adressent à l’autre. En revanche la haine s’adresse toujours à l’Autre, au-delà de l’autre.
Freud parle d’agressivité [Agressivität] sans la distinguer de la haine [Hass] (dans le Laplanche, on ne trouve pas d’entrée pour la haine). Chez Lacan, la haine et l’agressivité ne sont pas non plus toujours bien différenciées. Selon les moments de son enseignement la haine dans le séminaire l’Éthique (59-60) ou le transfert (60-61) n’est pas nommée de la même façon que dans son dernier enseignement. À partir de 1972-73 (séminaire Encore), Lacan va disjoindre radicalement agressivité et haine selon que l’agressivité s’adresse à l’autre spéculaire, à l’image spéculaire i(a), à l’autre du miroir, au semblable ou que la haine soit dirigée contre le grand Autre non spéculaire.
Le Moi est narcissique, imaginaire. i(a), l’image narcissique dans le miroir se construit dans une identification à l’autre du miroir, à l’image du semblable (cf. schéma L). L’agressivité se manifeste à l’égard de cet autre imaginaire du miroir. La naissance du Moi se fait par identification à l’image du semblable, i(a). De là vient la structure narcissique de l’amour. Ce que j’aime en l’autre, c’est ce que j’y vois de mon propre moi, anticipé, pré-venu, pré-formé en sa statue et stature d’imago. Mais l’autre reste autre, d’où l’agressivité. Le Moi se construit par identification pouvant aller jusqu’à l’aliénation ou/et par rejet et agressivité à l’égard de cet autre du miroir avec le risque que l’image du corps se morcelle en perdant le soutien narcissique et totalisant du semblable.
Malgré l’identification à cet autre, pas toute l’identification ne peut s’y investir, c’est ce qui permet à un sujet d’advenir. Ce pas-tout de l’image s’écrit –phi ou a. L’agressivité se manifeste dans l’envie et la jalousie (invidia) à l’encontre du frère de lait pendu à la mamme chez Saint Augustin. « J’ai vu de mes yeux vus, un tout petit en proie à la jalousie : il ne parlait pas encore, mais livide, il contemplait d’un regard empoisonné (amaro aspectu) son frère de lait. » (Livre 1, Confessions). L’agressivité vise le frère de lait, celui qui est suspendu à la mamme, à la tétine qui est en position tierce de cause du désir, en ce lieu de l’Autre occupé par la mère. L’objet du besoin est élevé à la condition de cause du désir. Heureuse jalousie, opportune privation puisque c’est d’elle que naît le désir dit Lacan. Pour Lacan, la jalousie est définie comme l’archétype des sentiments sociaux, la genèse même de la socialité. Il n’y aurait pas de formation collective, pas de collectivités fraternelles, sans qu’il n’y ait quelque part un privateur qui possèderait ce que les autres n’ont pas. La ségrégation fonde la fraternité raciale, politique ou religieuse. Ainsi, par l’intégration sociale, l’envibalance subjective se stabilise en dualité d’objet : pour le privateur (l’étranger, le capitaliste, le juif, …) l’agressivité ; pour les frères mes semblables, l’amour. Un dehors exclu engendre un dedans sympathique.
Le Moi se construit en fonction de l’autre, l’autre du miroir, reflet de l’enfant dans le miroir, mais aussi le semblable, dans un jeu d’identification, d’amour et d’agressivité. Avec l’invidia de l’enfant face au puiné, la constitution du Moi se fait par la jalouissance, l’agressivité adressée à i(a), le semblable. C’est la base même des relations sociales sur ce rapport imaginaire à l’autre. À suivre Lacan, on ne peut parler que d’agressivité à l’égard de tous les petits autres, les alter ego que nous sommes amenés à rencontrer.
Concernant la haine, il s’agit radicalement d’autre chose. Lacan à partir du séminaire Encore, différencie clairement l’autre spéculaire (mon semblable, l’autre imaginaire, l’autre du miroir), et l’Autre (l’Autre du langage, le trésor des signifiants, la figure de l’Autre maternel, de l’Autre investi d’une fonction y compris symbolique). C’est bien au-delà des personnes (petit autre) que le sujet s’adresse dans la haine. La haine s’adresse à ce grand Autre en tant que figure essentialisée, bien au-delà de l’autre imaginarisé (du petit autre). La haine s’éprouve à propos du non spéculaire, à ce qui fait trou dans la représentation, au grand Autre, au ça au (a) de l’angoisse. De même que la jouissance efface le sujet, la haine est hors signifiant, hors symbolique, hors sens, hors castration symbolique [J(Φ)]. La haine se situe entre Imaginaire et Réel, là où Lacan situe la Jouissance de l’Autre. Dans la haine, il s’agit de produire cette jouissance qui fait disparaître l’Autre et les petits autres par la même occasion, mais ce ne sont pas eux (les petits autres) qui sont visés radicalement. La haine est hors spéculaire. L’autre n’existe pas, ou alors sous la figure générale essentialisée de l’Autre jouisseur, qui serait cause de ce qui empêcherait le Moi d’accéder au Un du rapport sexuel s’il existait. C’est la figure de l’Autre, du Juif, du Capitaliste, de l’Étranger, de L femme, de l’homosexuel, de L psychanalyse, mais jamais d’un autre ni comme sujet ni comme autre spéculaire.
Quand ce grand Autre est perçu comme total, comme totalisant, comme un, comme entier, il peut y avoir un amour total, totalisant, l’illusion que du rapport sexuel il y a (c’est une des formes de passion qu’est l’amour). Et puis il y a la deuxième passion qui est la haine, quand le sujet a l’impression qu’avec ce grand Autre il ne fait pas un, qu’il en est exclu. Avoir la haine de Macron par exemple, ce n’est certainement pas vouloir s’en prendre à Emmanuel Macron comme personne, mais à Macron comme Autre essentialisé, président de la République, représentant des puissances d’argent, de l’oligarchie, du libéralisme arrogant, et que sais-je encore. La haine du capitalisme de la bourgeoisie, ce n’est pas d’un capitaliste en particuliers, c’est de cet Autre qui représente Le capitalisme et qui est donc essentialisé. Ça c’est une des figures de la haine, quand quelque chose chez l’autre vient rappeler la barre qui opère sur le sujet (barre de la castration, de la division, de l’incomplétude, du manque à être, voire de la barre sur cet Autre qui est incomplet). Ça ne fait pas rapport sexuel, il n’y a pas d’Autre de l’Autre, il n’y a pas l’objet, L femme n’existe pas, nous n’avons pas accès à la jouissance de l’Autre, ces éléments que Lacan nomme les vérités indomptables et qu’il situe sur une lunule entre l’Imaginaire et le Réel sur le nœud bô. Il s’agit du vrai trou. Ce n’est pas le trou dans le symbolique, bien que le symbolique soit nécessairement troué. La jouissance de l’Autre est quelque chose d’insupportable et provoque de la haine pour quiconque vient rappeler cette incomplétude, ou encore la passion de l’ignorance (troisième passion). On n’en veut rien savoir, tout effet de vérité concernant cette incomplétude est insupportable. L’ignorance peut participer de ces états compatibles qui permet au sujet de s’intégrer parfaitement dans le social, l’orthonoia, la normopathie, fait que le sujet ne vient surtout pas rencontrer ce manque, cette castration, cet impossible du rapport sexuel. Tout ce qui viendrait nous rappeler cela peut provoquer une haine absolue. L femme par exemple, L femme qui n’existe pas, L psychanalyse qu’on pourrait aussi écrire avec un L barré, les homosexuels qui mettent en danger l’ordre hétéro-normé (il faut alors casser du PD et pas telles personnes qui serait homosexuelles, même si c’est celui-là qui se fait agresser ou condamner à mort dans certains pays). C’est cela qui produit de la haine, quand précisément ce quelque chose de la barre vient rappeler que du grand Autre Un il n’y a pas. Avec la jouissance phallique, on n’a pas accès à la haine, avec le sens non plus. En revanche, concernant cette jouissance de l’Autre, J(A), on ne peut rencontrer que cette incomplétude-là, absolument insupportable et qui suscite la haine.
Robert Lévy a pu montrer deux sortes de haine : la haine du Juif qui est censé représenter un grand Autre tout pourvu (le peuple élu, celui qui a l’argent que nous n’avons pas), la haine du Bourgeois qui vient nous rappeler ce dont nous sommes exclus, ce dont nous ne pouvons pas jouir et que nous supposons que l’autre a. Et puis, une autre forme de haine, celle de l’étranger de l’immigré qui nous envahit, la haine de l’homosexuel qui met à mal un certain ordre hétérocentré, la haine de L femme qui nous rappelle le pas-tout de la jouissance phallique, la haine de L psychanalyse qui souligne le manque à être, la haine du Noir qui aurait un plus grand sexe, etc… C’est un autre type de haine à l’égard de celui qui nous rappellerait la barre sur cet Autre, sur le sujet et son manque-à-être.
Il n’y a pas d’au-delà de la haine, mais je soutiens qu’il y a un au-delà de l’agressivité. L’agressivité s’adresse aux petits autres, là où la haine s’adresse à l’Autre essentialisé, le Juif, le Noir, le Capitaliste, le Musulman, Lfemme, le PD, etc…. Il ne s’agit pas d’une haine des juifs, mais des Juifs, à c’est à cette essence que la haine s’adresse. La thèse que je soutiens, étayée par ce que Lacan est amené à préciser, est que ce qui cause la haine est soit la trop grande complétude de ce grand Autre essentialisé, soit que cet Autre vient rappeler au-delà du moi et de l’autre, l’incomplétude, le non rapport sexuel.
Chez les analystes, chez les analysants, là où il y a au début un amour de transfert et l’illusion que tout sera possible cède progressivement la place aux vérités indomptables. Il me semble qu’une psychanalyse a comme fins de rencontrer, qu’il n’y a pas, qu’il n’y a pas l’objet, qu’il n’y a pas de rapport sexuel, etc. C’est cela sans doute qu’un analysant peut rencontrer au cours et surtout à la fin d’une analyse. Quand quelqu’un qui a fait une analyse, qui a vécu dans le transfert cette question de la haine (par l’hainamoration qui décomplète l’Autre) rencontre cela à nouveau, cela ne se passe pas de la même façon que pour ceux qui sont pris dans la passion de l’ignorance de ces vérités indomptables, qui cherchent à se protéger à tout prix de tout effet de vérité, qui dès que quelque chose de l’incomplétude leur est rappelé le vivent d’une façon absolument insupportable.
La haine, l’amour ou l’ignorance visent à refuser toute rencontrer avec cet Autre barré, manquant, incomplet qui renvoie aux vérités indomptables. C’est en revanche l’hainamoration dans le transfert qui vient participer à décompléter cet Autre, aimé, haï et qui permet au sujet de se confronter à ces vérités indomptables. C’est ce qui participe du processus de la cure quand quelque chose de l’analyste tombe, et que la question du grand Autre barré s’actualise. C’est ce qui permet au sujet d’ex-sister, c’est-à-dire de sortir de cette place à laquelle il est assigné, a-sujetti en s’identifiant à l’objet du désir de l’Autre ou ce qui viendrait compléter l’Autre. Radicalement, il n’y a pas de rapport sexuel, l’Autre est incomplété. C’est cette hainamoration rencontré dans le transfert qui permet pour un sujet analysant en fin de cure de pouvoir appréhender ces vérités indomptables sans céder à l’idéologie une, de l’amour un, de la religion, etc. pour se protéger de tout effet de vérité.
Voilà pourquoi je soutiens qu’un analysant ayant mené sa cure jusqu’à certain terme ne peut se retrouver radicalisé dans un mouvement djihadiste ou embrigadé dans un mouvement révolutionnaire totalitaire. L’essence de la haine n’est-ce pas la destruction de l’Autre au sens strict, c’est-à-dire de tout lieu de parole ? Que ce lieu même cesse d’être puisqu’il a cessé de répondre ! Puisqu’il ne répond pas, autant qu’il ne soit pas ! Point paroxystique où l’autre et l’Autre sont voués par la haine à l’abolir.
Enfin, que se passe-t-il quand pour un sujet, il n’y a pas de grand Autre ? Comme dans l’autisme où il n’y a pas d’Autre. C’est ainsi que les Lefort nomment la distinction de l’autisme en opposition à la psychose et à la névrose. L’Autre langagier n’a pas permis au petit d’être, bombardé par le réel de pouvoir organiser par des signifiants, du désir de l’Autre, le réel, ce chaos, cette psychose primordiale. Y a-t-il dans ce cas-là de la haine ? Dans l’autisme, il est difficile de parler de haine, car il n’y a pas d’Autre, il n’y a pas non plus de petit autre au sens de l’autre imaginaire, car comme Cristina Kupfer ou Annick Hubert ont pu nous le dire, dans l’autisme ce qui fait défaut c’est la question de l’imaginaire.
Dans la psychose, où il y a de l’Autre, ce n’est pas un Autre qui crée de l’angoisse comme dans la névrose mais produit de l’effroi, de l’effraction, car ce grand Autre langagier, ce trésor des signifiant ne permet pas au sujet de s’organiser en fonction de ce grand Autre. Dans la psychose, c’est un Autre qui n’a jamais été barré par un tiers, par l’Autre comme fonction tierce (métaphore paternelle, signifiant du nom-du-père qui vient barrer l’Autre (dit) maternel (par exemple) qui vient barrer quelque chose chez l’Autre du côté de sa castration, c’est-à-dire ce qui pourrait permettre au sujet que quelque chose de cet ordre langagier soit opérant chez un sujet, qui puisse être divisé car cet Autre est manquant, castré. C’est parce que cet Autre est barré par la métaphore du Non-du-Père qu’un sujet peut advenir en se logeant dans ce qui manque à cet Autre.
Dans la névrose cet Autre a au moins été barré primordialement ; charge ensuite au sujet de tout faire par son désir pour le compléter. Quand le symbolique est opérant, pris dans la logique du signifiant, quelque chose de ces vérités indomptables est rencontré et suscite de la haine quand la barre sur le grand Autre est à nouveau immanquablement rencontrée.
On rencontre donc absolument de la haine dans la névrose, mais pas dans l’autisme, car il n’y pas d’autre (imaginaire) ni de grand Autre. Quant à la psychose on peut se demander s’il y a de la haine au sens de cet Autre qui vient nous rappeler notre incomplétude, le non rapport sexuel, etc. ? En effet comme dans la psychose, l’Autre n’a jamais été barré, c’est alors de l’effroi qui surgit, c’est de l’Autre qui absorbe, engloutit ou effracte, désagrège le sujet plutôt que de le diviser. La haine se manifeste alors possiblement vis-à-vis de l’Autre totalisant ou radicalement destructeur. Il s’agit davantage de la haine de l’Autre au sens du génitif subjectif, c’est-à-dire d’un Autre haineux qui menace l’intégrité moïque et contre lequel il s’agit de retourner la haine. Mais cette haine n’est pas celle que peut éprouver un névrosé, dans la haine de l’Autre (au sens du génitif objectif), c’est-à-dire au sens de haïr cet Autre barré, qui nous rappelle non seulement notre castration, mais surtout qu’il n’y a pas de rapport sexuel.
RADJOU SOUNDARAMOURTY
Psychanalyste
Membre Analyse Freudienne Paris